👁🗨 À la mémoire de mon frère
Je te promets de ne jamais cesser de t'écrire. Je promets de ne jamais cesser de t'adresser mes pensées. Je promets de ne jamais faire la paix avec aucun de ceux qui t’ont tué, Mohammad.
👁🗨 À la mémoire de mon frère
Par Doaa Alremeili, le 27 novembre 2023
Tombe de Mohammad, Ligne des 30 martyrs, Cimetière de Deir Al-Balah, Zone centre, Gaza, Palestine
À Mohammad
J’ai mis du temps à t’écrire. Je te demande pardon. Voilà maintenant une semaine que les éclats d'obus israéliens t'ont tué. La semaine dernière, au petit matin, tu étais vivant, mon merveilleux frère. Tu me manques tant.
Je n'aurais jamais imaginé que mon coeur recèlerait tout cet amour pour toi. Tu sais bien, nous n'avons jamais arrêté de nous disputer. On se détestait. N'est-ce pas, Mohammad ? Nous étions rarement d'accord sur quelque chose. Tu étais très têtu, et moi encore plus.
Mohammad, je passe chaque jour par plusieurs états confus de perception de la réalité. Pendant quelques heures, je m'accommode de ton absence. J'ai l'impression que tu es toujours là, et que je te retrouverai à la maison à chaque fois que je rentrerai. Mais les heures qui suivent, je pleure. Non, en fait, je ne pleure qu’au bout d’un certain temps. D'abord, il y a cette douleur inconnue dans mon cœur. Très laide. Je ne l'aime pas. Je ne l'ai jamais ressentie auparavant. Ça fait si mal. Comme si une créature bizarre se réveillait dans mon cœur. Elle souffle et exhale le feu. Je la ressens même dans les moments les plus tranquilles. Puis, l'idée de ne plus jamais te revoir dans cette vie vient me faucher. Cette terrible pensée que tu ne respires plus. Que tu ne te promènes plus sous le soleil. Ni sous la pluie. Plus de moto dans les rues de ce maudit Gaza. On ne débattra jamais plus. Et je me mets à pleurer.
Sais-tu comment j'ai appris que tu avais été tué ? Tu ne le sais pas, n'est-ce pas ? Sais-tu seulement comment tu as été tué, Mohammad ?
Qu'est-ce qui t'a poussé à prendre cette ferme, Mohammad ? Les moutons meurent de faim. Les gens sont massacrés. Les moutons ne valent pas grand-chose, mon tendre frère. Leur apporter du foin n'était pas nécessaire. Laisse-les mourir, Mohammad. Laisse mourir tous les moutons du monde. Pourquoi as-tu été si attentionné, mon ami ? Tu vois, les Israéliens n'ont pas été attentionné avec toi, Mohammad.
L'armée israélienne a tiré un obus d'artillerie sur notre maison qui venait d'être achevée, et un éclat de 2 à 3 mm t'a atteint derrière l'oreille gauche. Et c'est tout. Ton âme a été emportée. Ne t'inquiète pas pour tes deux enfants qui étaient avec toi. Siraj et Amer ont été gravement blessés. Amer, avec des fractures, est sorti de l'hôpital le jour même en raison de la crise que traversent les hôpitaux. Siraj a été opéré et a repris connaissance le lendemain. Mais ils ont survécu. Ils ont survécu. Je suis si heureux pour ces deux pauvres petits garçons. Et je pense à toi aussi. Les anges t'ont choisi, Mohammad.
Quand j'ai appris ton assassinat, j'étais dans le métro. Seule. Sur le chemin de l’université. Il était 14 heures. Notre mère m'a écrit sur WhatsApp, comme elle fait d'habitude, sans m'appeler, pour prendre des nouvelles. Comme toujours, j'écris toutes mes réponses et mes questions en un seul message. Je ne peux pas prendre le risque d'envoyer chaque phrase séparément avec les mauvaises connexions internet à Gaza. Comme ça, la probabilité de recevoir le message est plus haute. Notre mère a alors envoyé un seul mot : “Doaa”.
Tout de suite, j'ai senti que quelque chose n’allait pas. Quelque chose que je n’allais pas aimer. Les mots ont commencé à se déverser sur mon cerveau comme suit :
“Allah a voulu rappeler Mohammad.”
“Grâce à Allah, son visage était clair.”
“Il n'y avait plus rien.”
“Il est allé à la ferme apporter du foin pour les moutons.”
Et c'est tout, Mohammad. C'est comme ça que j'ai appris que tu avais été tué. Les doigts tremblants, les yeux mouillés, et entourée d'étrangers, j'ai écrit à notre mère pour essayer de la réconforter. Après tout, elle venait de perdre un fils. Le premier de ses garçons.
Puis notre mère m'a demandé de te pardonner. Tu t'imagines ? Me demander de te pardonner ? J'aurais voulu échanger ma vie avec la tienne. Ou au moins partager ce qui reste de la mienne avec toi. Pourquoi est-ce qu'on ne peut pas faire ça ? Je suis plus âgée. J'aurais dû mourir avant toi. C’est toi qui aurais dû me pleurer. Pas l'inverse, Mohammad.
Je me suis traînée hors de la station de métro jusqu'à mon cours sur le campus de Sulaymaniyah. Quand les filles m'ont vue, elles se sont inquiétées et se sont précipitées vers moi pour me demander ce qui s'était passé. “Tu as de mauvaises nouvelles ?” J'ai essayé de transmettre la nouvelle de ta mort avec autant de dignité que possible au milieu de mes larmes et de mes sanglots. “Non, en fait, ce n'est pas une mauvaise nouvelle. Mon frère est devenu shahid ce matin.” [*shahid : “martyr”, tombé au champ d’honneur]. Tous ont fondu en larmes pour toi, Mohammad. Puis mon professeur est arrivé et a appris la nouvelle. Pour l'amour de tes beaux yeux, mon frère, mon professeur a refusé de faire cours. Pour tes beaux yeux, Mohammad, il a récité le Coran. Pour tes beaux yeux, Mohammad, tout le monde a fondu en larmes.
Je ne sais pas comment je suis rentrée au foyer. Je ne sais pas comment j'ai pu annoncer la nouvelle aux gens. J'ai pleuré, Mohammad. Mes yeux étaient tout gonflés et j'ai commencé à avoir mal au crâne. Tu peux croire ça, Mohammad ? Je n'ai même pas l'impression d'avoir tant pleuré que ça. Sept jours ont passé, et je n'ai toujours pas l'impression d'avoir assez pleuré pour toi.
Mohammad, dois-je haïr la mort pour nous avoir séparés ? Ou dois-je haïr les Israéliens pour avoir lancé cette bombe ? Ou dois-je haïr les Américains pour avoir financé et armé Israël ? Ou devrais-je haïr les gouvernements occidentaux pour leur soutien à Israël ? Ou devrais-je haïr les dirigeants arabes et musulmans pour avoir regardé Gaza se faire massacrer les bras croisés ? Eh bien, mon frère aimé, je les déteste tous.
Je t'adresse mes vœux après chaque prière. Les reçois-tu ? J'en suis certaine. Je t'imagine assis, paisiblement, souriant innocemment, montrant tes dents parfaites, sautant joyeusement lorsque les anges te transmettent mes vœux, et disant fièrement : “J'ai toujours su qu'elle m'aimait”.
Je te promets de ne jamais cesser de t'écrire. Je promets de ne jamais cesser de t'adresser mes pensées. Je promets de ne jamais faire la paix avec aucun de ceux qui t’ont tué, Mohammad.
Doaa
https://mondoweiss.net/2023/11/in-memory-of-my-brother-mohammad/