đâđš Ă quoi pense-t-on en voyant un enfant mourir sur son fil dâactualitĂ© ?
Pendant qu'on vit, Gaza saigne & pendant qu'on dort, des familles sont enterrées. Pendant qu'on parle de paix, on abat des enfants d'une balle dans le dos. Si cela ne nous émeut pas, rien ne le fera.
đâđš Ă quoi pense-t-on en voyant un enfant mourir sur son fil dâactualitĂ© ?
Par Ahmad Ibsais, le 10 juillet 2025
Je suis en vie. Pas eux non. Cela devrait avoir un sens.
J'ai honte de mener une vie tranquille, exempte de justice.
Ce matin, j'ai Ă©coutĂ© l'Ă©pisode d'On Being oĂč Krista Tippett interviewe une thĂ©rapeute spĂ©cialiste du deuil. Elle explique que notre corps n'est pas fait pour supporter toute la souffrance du monde. Elle parle doucement, comme pour rĂ©conforter sans paraĂźtre condescendante, et dit Ă son public que dĂ©tourner le regard est normal. Je suis dans ma cuisine, le pouce sur la machine Ă expresso (achetĂ©e avant qu'elle ne figure sur la liste des produits Ă boycotter), en train de hocher la tĂȘte, mĂȘme si je sais que d'ici midi, ses propos me mettront en colĂšre.
AprĂšs le petit-dĂ©jeuner, j'ouvre TikTok. La premiĂšre vidĂ©o de mon fil d'actualitĂ© commence par l'extrait d'une page humoristique oĂč quelqu'un fait du play-back sur une chanson de Love Island. Au bout de quelques secondes, apparait un adolescent de Gaza, le visage couvert de cendres et de sang. Sa voix tremble. Il demande de l'aide, expliquant que sa mĂšre et sa sĆur sont coincĂ©es sous un bĂątiment effondrĂ© Ă Deir al-Balah. DerriĂšre lui, on voit un nuage de poussiĂšre qui continue de s'Ă©lever et quelqu'un crie hors champ. Je regarde la vidĂ©o six secondes avant de passer Ă la suivante. Je me dis que j'y reviendrai, mais je ne le fais pas.
Les vidéos commencent parfois par des mÚmes sur les chats ou des blagues sur l'astrologie. On y trouve aussi des extraits de Kendrick Lamar accélérés ou des vieilles vidéos Vine, n'importe quel contenu susceptible de les rendre visibles quelques instants de plus. On peut voir des enfants diffuser en direct depuis leur cachette sous un matelas. Des parents commencent leurs supplications par des blagues, car s'ils n'attirent pas l'attention du spectateur, le monde aura déjà scrollé leur mort avant qu'ils aient fini leur phrase. Il n'y a plus de journalistes dans le nord de Gaza, plus de nourriture, plus de carburant, plus de zone sûre. Il n'y a que la caméra frontale et l'espoir que quelqu'un, quelque part, envoie vingt dollars.
Je ne dĂ©tourne pas le regard par indiffĂ©rence. Je suis tellement concernĂ© que j'ai parfois l'impression que mes organes vont lĂącher. J'Ă©cris. Je proteste. Je fais des dons. Je jeĂ»ne en signe de solidaritĂ©. Je boycotte. Je perds le sommeil. Je crie âPalestineâ de tout mon cĆur. Je fais tout ce que je peux, et pourtant je suis toujours en vie. Je continue Ă Ă©couter de la musique en pliant mon linge. Je continue Ă me promener le soir. Je continue Ă Ă©crire des phrases comme celle-ci et Ă me demander qui les lira. Je ne sais pas si cela fait de moi un hypocrite ou simplement un ĂȘtre humain. Mais je sais que quelque chose en moi a changĂ©. Ou plutĂŽt, on me l'a arrachĂ©.
Ătre tĂ©moin d'autant de morts et continuer Ă manger trois repas par jour a quelque chose de destructeur. Je bois mon cafĂ© pendant que des footballeurs de Gaza, des adolescents avec des posters de Messi au-dessus de leur lit, se font amputer les jambes dans des hĂŽpitaux de campagne improvisĂ©s. Je regarde des tutoriels de rĂ©novation aprĂšs avoir vu un homme ouvrir un sac mortuaire et s'effondrer en dĂ©couvrant le visage de sa fille. Je vais courir, tandis que dans les hĂŽpitaux de Rafah, on opĂšre des nouveau-nĂ©s sans anesthĂ©sie. Pas de chute Ă cette comparaison, seulement la honte.
La dĂ©shumanisation des Palestiniens naĂźt bien avant les bombes. Elle Ă©merge des dĂ©cisions silencieuses prises au quotidien par ceux qui choisissent de ne pas savoir, du ton neutre des mĂ©dias Ă©voquant les fosses communes. Elle prospĂšre dans les regards vides de ceux qui affirment que le conflit est trop complexe pour prendre parti. Elle s'intensifie lorsque les plateformes qualifient les images de crimes de guerre de âcontenu expliciteâ tout en diffusant en direct la violence d'Ătat assortie de publicitĂ©s lucratives. Elle est ancrĂ©e dans l'infrastructure de notre Ă©conomie du divertissement.
Nous avons dĂ©ja observĂ© ce cycle. En 2008, lors de l'opĂ©ration Cast Lead, les frappes aĂ©riennes israĂ©liennes ont dĂ©butĂ© juste aprĂšs NoĂ«l, alors que le monde occidental Ă©tait encore dans l'euphorie des fĂȘtes de fin d'annĂ©e. En 2014, Gaza a Ă©tĂ© rasĂ©e alors que l'attention mondiale Ă©tait rivĂ©e sur la Coupe du monde. En 2018, des snipers ont ouvert le feu sur des manifestants la nuit du gala du Met.
En 2024, le cabinet de guerre de Netanyahu a finalisé le plan d'invasion de Rafah la nuit du Super Bowl. Ce n'est pas un hasard si ces massacres sont programmés pour coïncider avec des événements médiatiques importants. Ils sont conçus pour passer inaperçus.
Il y a plusieurs mois, alors que le public américain débattait du vainqueur de la querelle entre Kendrick et Drake, des restes de Palestiniens étaient exhumés de fosses communes à l'hÎpital Al-Shifa.
Les experts de l'ONU ont qualifiĂ© l'ampleur des mutilations et des profanations de âpreuve de crimes de guerre systĂ©miquesâ, mais cela n'a pas vraiment fait la une des grands mĂ©dias. Nos fils d'actualitĂ© Ă©taient plutĂŽt saturĂ©s de vidĂ©os au ralenti de la montĂ©e des marches lors du gala du Met et autres trailers d'essais vidĂ©o brouillant les genres. Dans ce pays, le gĂ©nocide doit rivaliser avec le divertissement. Et c'est le divertissement qui l'emporte.
Ces chiffres sont d'autant plus difficiles Ă comprendre que⊠depuis octobre 2023, plus de 55 000 Palestiniens ont Ă©tĂ© tuĂ©s. Dix-sept mille d'entre eux sont des enfants. Quatre-vingts pour cent de la population de Gaza a Ă©tĂ© dĂ©placĂ©e. Plus d'un million de personnes ont Ă©tĂ© chassĂ©es vers Rafah, puis bombardĂ©es Ă nouveau. Les Nations unies ont qualifiĂ© la situation de âcampagne de famine la plus rapide de l'histoire moderneâ. Et pourtant, le SĂ©nat amĂ©ricain envoie toujours plus de bombes. Et pourtant, chaque nouvelle Ă©dition de l'actualitĂ© revient sur Trump ou Love Island.
Je pense souvent Ă Kanafani, assassinĂ© il y a cinquante-deux ans ce mois-ci, pour avoir osĂ© exprimer ce que veut dire d'ĂȘtre apatride et continuer Ă rĂ©sister. âLa cause palestinienneâ, Ă©crivait-il, ân'est pas seulement celle des Palestiniens, mais celle de tous les rĂ©volutionnairesâ. Je ne sais pas combien il reste de rĂ©volutionnaires dans ce pays. Mais je sais que des gens se sentent concernĂ©s et qu'ils sont Ă©puisĂ©s. Je sais que se sentir concernĂ© ne suffit pas. Je sais que la fatigue est un luxe refusĂ© Ă ceux qui creusent des fosses communes pour leurs voisins.
Un jour, Darwish a dit : âĂtre Palestinien, c'est subir l'injustice et ne pas se rendre, c'est porter son nom et son pays inscrits dans son sangâ. Mais qu'est-ce que cela signifie d'ĂȘtre un Palestinien en exil, de regarder de loin, le souffle coupĂ© par la proximitĂ© inutile ? Que veut dire vivre quand notre patrie est effacĂ©e en temps rĂ©el ?
Certains jours, je m'en veux de survivre. D'en savoir autant et de continuer Ă marcher la tĂȘte haute. D'Ă©crire ces lignes depuis un cafĂ© oĂč la climatisation fonctionne et oĂč l'on me souhaite une bonne journĂ©e. Et puis, parfois, je me souviens que le but n'est pas de se sentir mal, mais plutĂŽt responsable.
Ma douleur ne vaut rien si elle ne me permet pas de grandir. Toute connaissance, quelle qu'elle soit, n'a de sens que si elle se mue en action.
Ă Gaza, des gens diffusent leurs propres funĂ©railles en direct. Des enfants survivent Ă toute leur famille. Des enseignants marchent dans les dĂ©combres pour Ă©crire l'alphabet sur des tableaux blancs brisĂ©s. Des journalistes continuent de couvrir les Ă©vĂ©nements sans rĂ©seau, sans Ă©quipement, sans protection, avec pour seule mission d'ĂȘtre tĂ©moins.
Je ne veux surtout pas banaliser cela. Je ne veux pas me rassurer avec des expressions telles que âburn-out compassionnelâ ou âĂ©puisement militantâ. Je ne veux pas d'un systĂšme nerveux adaptĂ© au gĂ©nocide. Je veux tout ressentir. Je veux vivre dans un corps qui refuse d'oublier. Car c'est ce qu'ils veulent. Les bombes ne tuent pas seulement la chair, elles tuent aussi la mĂ©moire. Or, c'est la mĂ©moire qui nous maintient en vie.
Je ne veux pas que ce chagrin devienne une habitude. Il est déjà trop familier, trop domestiqué par nos écrans et nos rituels de témoins.
Mais lorsqu'il est sincĂšre, le chagrin est une invitation Ă la dĂ©sobĂ©issance. Il refuse les conditions imposĂ©es. Il insiste sur notre capacitĂ© Ă changer les choses. Il nous rappelle que le ciel n'a pas toujours Ă©tĂ© rempli de drones, que la terre n'a pas toujours Ă©tĂ© jonchĂ©e de membres, et que l'histoire peut encore changer, mĂȘme sous le poids de l'horreur.
Selon moi, nous ne sommes pas démunis. Au contraire, nous avons été conditionnés à détourner le regard. Et, pour vivre dans ce monde sans se laisser briser, il faut, chaque jour, résister à ce conditionnement.
Le danger ne vient pas d'un ressenti trop intense. Le danger est de ne plus rien ressentir du tout. Qu'on confonde épuisement et clarté, engourdissement et lucidité. Qu'on laisse notre chagrin se transformer en habitude et qu'on assimile la survie à l'absolution.
Pendant que nous vivons, Gaza saigne. Pendant que nous dormons, des familles sont enterrées. Pendant que nous parlons de paix, des enfants sont abattus d'une balle dans la colonne vertébrale. Si cela ne nous émeut pas, alors rien ne le fera.
Tout cela doit prendre un sens. Quelque chose de suffisamment fort pour agir en conséquence.
Le corps peut endurer. L'esprit aussi. Seule une culture qui refuse de se demander ce que veut dire survivre dans ce contexte de mort et choisit malgré tout de ne rien faire ne peut survivre.
Et sans ce questionnement, Ă quoi bon survivre ?
Traduit par Spirit of Free Speech
Salam Aleikoum Ahmad
Ce que tu as Ă©crit est tellement fort et câest ce que je ressens
Je prie, jâimplore Allah de leur accorder la misĂ©ricorde
Je boycotte mais je reste impuissante
Merci pour votre témoignage
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