đâđš Aaron MatĂ© - L'attaque de Nord Stream : les Ătats-Unis accusent l'Ukraine par mĂ©dias interposĂ©s
Les auteurs prĂ©sumĂ©s sont arrivĂ©s sur les lieux du crime sur un yacht "appartenant apparemment Ă deux Ukrainiens.â Comment un yacht a pu transporter Ă©quipement et explosifs nĂ©cessaires Ă l'opĂ©ration..
đâđš L'attaque de Nord Stream : les Ătats-Unis accusent l'Ukraine par mĂ©dias interposĂ©s
Par Aaron Maté, le 8 mars 2023
Les auteurs prĂ©sumĂ©s sont arrivĂ©s sur les lieux du crime Ă bord d'un yacht "appartenant apparemment Ă deux Ukrainiens.â Comment un yacht a pu transporter Ă©quipement et explosifs nĂ©cessaires Ă l'opĂ©rationâŠ
PrÚs de six mois aprÚs l'explosion des pipelines Nord Stream, et un mois aprÚs que Seymour Hersh a déclaré que l'administration Biden en était responsable, les autorités américaines ont dévoilé leur défense. Selon le New York Times, des sources gouvernementales anonymes affirment que des "renseignements nouvellement recueillis" "suggÚrent" que l'auteur de l'attentat contre Nord Stream était en fait un "groupe pro-ukrainien".
Le seul "renseignement" confirmé sur ce supposé "groupe" est que les autorités américaines n'ont rien à dire à son sujet.
"Les responsables américains ont déclaré qu'ils ignoraient beaucoup de choses sur les auteurs de l'attentat et leurs affiliations", rapporte le Times. Les prétendues informations "nouvellement recueillies" "ne précisent pas les membres du groupe, ni qui a dirigé ou payé l'opération". Bien qu'elles ne sachent rien à leur sujet, les sources du Times supposent néanmoins que "les saboteurs étaient trÚs probablement des ressortissants ukrainiens ou russes, ou une combinaison des deux". Elles laissent également ouverte "la possibilité que l'opération ait été menée de façon clandestine par une force mandataire ayant des liens avec le gouvernement ukrainien ou ses services de sécurité".
Lorsqu'aucune preuve n'est produite, tout est bien sĂ»r "possible". Mais les sources du Times sont Ă©trangement sĂ»res d'un point essentiel : "Les responsables amĂ©ricains ont dĂ©clarĂ© qu'aucun ressortissant amĂ©ricain ou britannique n'Ă©tait impliquĂ©.â En outre, "rien ne prouve que le prĂ©sident ukrainien Volodymyr Zelensky ou ses principaux lieutenants aient participĂ© Ă l'opĂ©ration, ni que les auteurs aient agi sous la direction d'un responsable du gouvernement ukrainien".
Bien qu'il n'ait obtenu aucune information concrÚte sur les auteurs de l'attentat, le Times déclare néanmoins que la couverture américaine publiée dans ses pages "constitue la premiÚre piste significative connue sur les responsables de l'attentat contre les gazoducs Nord Stream".
On ne sait pas trĂšs bien pourquoi le Times a jugĂ© que cette "piste" sans preuves Ă©tait "significative", et pas, inversement, l'article de Hersh publiĂ© quatre semaines plus tĂŽt. Non seulement le reportage de Hersh est antĂ©rieur Ă celui du Times, mais son article contient de nombreux dĂ©tails sur la maniĂšre dont les Ătats-Unis ont planifiĂ© et exĂ©cutĂ© les explosions de Nord Stream.
Fait révélateur, le Times déforme la base du reportage de Hersh. Le Times affirme que Hersh a simplement "cité" la menace du président Biden, avant l'invasion, de "mettre un terme" à Nord Stream 2, ainsi que des déclarations similaires d'autres hauts responsables américains. En suggérant faussement qu'il s'est appuyé uniquement sur des déclarations publiques, le Times omet complÚtement que Hersh a en fait cité une source bien placée.
En revanche, le Times ne dispose d'aucune information sur ses nouveaux auteurs ou sur tout autre aspect de sa piste "significative".
"Les responsables américains ont refusé de divulguer la nature des renseignements, la maniÚre dont ils ont été obtenus ou tout autre détail sur la solidité des preuves qu'ils contiennent", affirme le Times. En conséquence, les responsables américains admettent "qu'il n'y a pas de conclusions fermes" à tirer et qu'il y a "d'énormes lacunes dans ce que les agences d'espionnage américaines et leurs partenaires européens savaient sur ce qui s'est passé". Pour cette raison apparente, "les responsables américains qui ont été informés des renseignements sont divisés sur l'importance à accorder à ces nouvelles informations". Le Times, en revanche, ne ressent apparemment pas une telle charge de preuve.
En rĂ©sumĂ©, les responsables amĂ©ricains ont "beaucoup de choses qu'ils ne savaient pas sur les auteurs" - c'est-Ă -dire tout ; "d'Ă©normes lacunes" dans leur connaissance de la maniĂšre dont le "groupe pro-Ukraine" (inconnu) a prĂ©tendument perpĂ©trĂ© un attentat Ă la bombe en haute mer ; l'incertitude quant Ă "l'importance Ă accorder" Ă leurs "renseignements" ; et mĂȘme "aucune conclusion ferme" Ă offrir. De plus, tous ces prĂ©tendus "renseignements" amĂ©ricains ont Ă©tĂ© "rĂ©cemment recueillis", aprĂšs que l'un des journalistes les plus accomplis de l'histoire a publiĂ© un rapport dĂ©taillĂ© sur la maniĂšre dont les services de renseignement amĂ©ricains ont prĂ©parĂ© et menĂ© l'attentat Ă la bombe.
Compte tenu de l'absence de preuves et dâun calendrier Ă©trange, on peut raisonnablement conclure que ce n'est pas une "force mandataire" ukrainienne qui est coupable, mais que les Ătats-Unis utilisent maintenant leur mandataire ukrainien comme bouc Ă©missaire.
En tant que porte-drapeau de l'establishment médiatique américain, le "reportage" du Times est parfaitement conforme à son caractÚre. Quelques jours aprÚs le sabotage des gazoducs Nord Stream en septembre 2022, le Times a noté que "la plupart des spéculations sur la responsabilité se sont concentrées sur la Russie" - comme l'espéraient certainement les responsables américains. L'ancien directeur de la CIA, John Brennan, s'est fait l'écho de ce discours en déclarant que "la Russie est certainement le suspect le plus probable" dans l'attaque du Nord Stream. Citant des "responsables du renseignement occidental" anonymes, CNN a affirmé que "des responsables européens de la sécurité ont observé des navires de la marine russe à proximité des fuites du gazoduc Nord Stream", jetant ainsi "un soupçon supplémentaire sur la Russie", qui est considérée par "les responsables européens et américains comme le seul acteur de la région supposé avoir à la fois la capacité et la motivation d'endommager délibérément les gazoducs".
La thÚse selon laquelle la Russie aurait fait sauter ses propres oléoducs n'étant plus défendable, le Times nous demande de croire qu'un "groupe pro-Ukraine" anonyme, qui "ne semble pas travailler pour des services militaires ou de renseignement", a réussi à obtenir la capacité unique de poser de multiples explosifs sur un oléoduc lourdement scellé au fond de la mer Baltique.
Ce rĂ©cit est dĂ©jĂ en train d'ĂȘtre blanchi dans les mĂ©dias allemands. Quelques heures aprĂšs la publication de l'article du Times, le journal allemand Die Zeit a publiĂ© un article, provenant de fonctionnaires allemands, qui affirme que l'opĂ©ration de sabotage a Ă©tĂ© menĂ©e par un groupe de six personnes, dont seulement "deux plongeurs". Ces auteurs prĂ©sumĂ©s, nous dit-on, sont arrivĂ©s sur les lieux du crime Ă bord d'un yacht "appartenant apparemment Ă deux Ukrainiens" qui a quittĂ© l'Allemagne. On ne sait pas comment un yacht a pu transporter l'Ă©quipement et les explosifs nĂ©cessaires Ă l'opĂ©ration.
Les saboteurs possĂ©daient en quelque sorte la capacitĂ© d'effectuer un attentat Ă la bombe en haute mer, mais pas la conscience de nettoyer correctement leur scĂšne de crime flottante. Selon Die Zeit, le bateau a Ă©tĂ© "rendu Ă son propriĂ©taire dans un Ă©tat non nettoyĂ©", ce qui a permis aux "enquĂȘteurs" de dĂ©couvrir "des traces d'explosifs sur la table de la cabine". Si cette Ă©quipe de commandos de marine "pro-Ukraine" venait Ă commettre un nouvel acte de sabotage en haute mer, il lui suffirait d'engager un professionnel du nettoyage pour s'en tirer.
Quant Ă la motivation, on nous demande d'oublier que les fonctionnaires de l'administration Biden ont non seulement exprimĂ© la motivation, mais aussi la satisfaction post-facto. "Si la Russie envahit l'Ukraine, d'une maniĂšre ou d'une autre, Nord Stream 2 n'ira pas de l'avant", a jurĂ© Victoria Nuland, haut fonctionnaire amĂ©ricaine, en janvier 2022. Le prĂ©sident Biden a ajoutĂ© le mois suivant que "si la Russie envahit [...] il n'y aura plus de Nord Stream 2. Nous y mettrons fin". AprĂšs le sabotage des gazoducs Nord Stream, le secrĂ©taire d'Ătat Antony Blinken a saluĂ© la nouvelle comme une "formidable opportunitĂ© stratĂ©gique". Quelques jours avant la publication de l'article de Hersh, Mme Nuland a informĂ© le CongrĂšs que la Maison Blanche et elle-mĂȘme Ă©taient "trĂšs satisfaites" que Nord Stream soit "un tas de ferraille au fond de la mer".
Le public mondial est invitĂ© Ă ignorer non seulement les dĂ©clarations publiques des dirigeants de l'administration Biden, mais aussi leur refus catĂ©gorique de rĂ©pondre Ă toute question. C'est ce qui s'est passĂ© Ă Washington le week-end dernier, lorsque le chancelier allemand Olaf Scholz a rendu visite Ă M. Biden Ă la Maison-Blanche. Contrairement Ă la derniĂšre visite de Scholz Ă Washington, il n'y a pas eu de confĂ©rence de presse commune. C'est comprĂ©hensible : la derniĂšre fois qu'ils sont apparus ensemble, M. Biden a dĂ©clarĂ© sans ambages qu'il mettrait fin au projet Nord Stream, laissant M. Scholz en proie Ă un silence gĂȘnant. Cette fois-ci, les deux hommes se sont briĂšvement assis devant un groupe de journalistes qui a rapidement Ă©tĂ© expulsĂ© de la salle, Ă la grande joie apparente de M. Biden.Aaron MatĂ©
Les médias américains en ont pris bonne note : lors d'un entretien avec M. Scholz, Fareed Zakaria, de CNN, n'a pas trouvé le temps de mentionner le reportage de M. Hersh. Lors de la couverture de la visite de la chanceliÚre allemande, des médias américains comme le Times et le Washington Post ont observé un silence similaire.
Par inadvertance, le compte du Times expose de nouvelles failles dans les tentatives infructueuses de réfuter l'histoire de Hersh.
Des membres du site web Bellingcat, financĂ© par l'Ătat-OTAN et faussement prĂ©sentĂ© au public comme un organisme enquĂȘteur indĂ©pendant, ont tentĂ© de semer le doute sur les affirmations de Hersh en faisant valoir que le pistage de sources publiques au moment de l'attentat n'avait pas permis de dĂ©tecter les navires dont il avait fait Ă©tat. Mais comme l'indique le Times, les enquĂȘteurs recherchent des informations sur les navires "dont les transpondeurs de localisation n'Ă©taient pas allumĂ©s ou ne fonctionnaient pas lorsqu'ils ont traversĂ© la zone, peut-ĂȘtre pour masquer leurs mouvements". M. Hersh a soulevĂ© le mĂȘme point lors d'interviews, notant que lorsque M. Biden s'est rendu en Pologne avant sa visite Ă Kiev le mois dernier, son "avion a Ă©teint son transpondeur" pour Ă©viter d'ĂȘtre dĂ©tectĂ©, comme l'a rapportĂ© l'Associated Press. Malheureusement pour les sherlocks numĂ©riques autoproclamĂ©s, les grands crimes internationaux - en particulier ceux qui impliquent des agences de renseignement - ne peuvent pas ĂȘtre Ă©lucidĂ©s Ă partir de leur ordinateur portable.
Hersh a également été cloué au pilori pour avoir cité une unique source anonyme. L'article du Times, en revanche, s'appuie sur de multiples sources anonymes qui, contrairement à Hersh, n'ont aucune information tangible à offrir. AprÚs avoir ignoré l'histoire de Hersh pendant un mois entier, la section des nouvelles du Times a été forcée de la reconnaßtre pour la premiÚre fois. Et tout ce que ses sources anonymes ont pu trouver de mieux, c'est non seulement un récit vide de preuves et de précisions, mais aussi une histoire qui ne remet pas en question un seul aspect du compte rendu détaillé de Hersh.
Par ailleurs, Hersh est l'un des journalistes les plus accomplis et les plus influents de l'histoire de la profession. Deux des journalistes du Times, Julian E. Barnes et Adam Goldman, ont signé de nombreux articles qui diffusent des mensonges vérifiables provenant de fonctionnaires américains anonymes.
Au cours de l'été 2020, Barnes et Goldman ont fait partie des journalistes du Times qui ont blanchi la désinformation de la CIA selon laquelle la Russie payait des primes pour la mort de soldats américains en Afghanistan. Lorsque l'administration Biden a été contrainte de reconnaßtre que l'allégation était sans fondement, le Times a tenté d'édulcorer ses affirmations initiales afin de sauver la face.
En janvier, M. Barnes a coĂ©crit un article du Times qui affirmait, en citant plus d'une douzaine de fois des "responsables amĂ©ricains" anonymes, que des "officiers du renseignement militaire russe" Ă©taient Ă l'origine d'une "rĂ©cente campagne de lettres piĂ©gĂ©es en Espagne dont les cibles les plus importantes Ă©taient le premier ministre, le ministre de la dĂ©fense et des diplomates Ă©trangers". Mais quelques jours plus tard, comme l'a rapportĂ© le Washington Post, les autoritĂ©s espagnoles ont arrĂȘtĂ© "un Espagnol de 74 ans qui s'opposait au soutien de son pays Ă l'Ukraine mais qui semble avoir agi seul". ("Moon of Alabama" est l'une des rares voix Ă avoir dĂ©noncĂ© le reportage frauduleux du Times).
Le mĂȘme mois, M. Goldman a signĂ©, aux cĂŽtĂ©s de son collĂšgue Charlie Savage, stĂ©nographe des "primes russes", un article du Times qui affirmait que le conseiller spĂ©cial John Durham n'avait "pas trouvĂ© d'actes rĂ©prĂ©hensibles Ă l'origine de l'enquĂȘte sur la Russie", alors que les conclusions de M. Durham n'avaient pas encore Ă©tĂ© rendues publiques. Comme je l'ai rapportĂ© pour Real Clear Investigations, le Times a prĂ©sentĂ© ses arguments en omettant des informations contraires, et en dĂ©formant les faits disponibles - comme c'est la norme pour la couverture du Russiagate par les mĂ©dias de l'establishment.
Les fonctionnaires américains à l'origine de la derniÚre histoire du Times sur le Nord Stream croient sans doute qu'ils ont offert la meilleure réponse possible à Hersh. Le fait qu'il soit dépourvu d'informations concrÚtes, et rédigé par des collaborateurs du Times ayant l'habitude de régurgiter la propagande fournie par les services de renseignement américains a finalement l'effet inverse.
La version du Times ne peut ĂȘtre envisagĂ©e que comme une confirmation de plus que Hersh a bien trouvĂ© le poseur de bombe de Nord Stream Ă Washington. Cela explique pourquoi des fonctionnaires amĂ©ricains anonymes utilisent maintenant des mandataires dans les mĂ©dias de l'establishment pour faire de leur supplĂ©tif ukrainien un bouc Ă©missaire.
Regardez ou écoutez mon récent entretien avec Seymour Hersh ici.