đâđš Alfred de Zayas: La guerre d'Ukraine Ă l'aune de la Charte des Nations Unies
La guerre d'Ukraine a débuté en février 2014, et non en février 2022. La population du Donbas endure des bombardements continus des forces ukrainiennes depuis 2014, en dépit des accords de Minsk.
đâđš La guerre d'Ukraine Ă l'aune de la Charte des Nations Unies
Par Alfred de Zayas*, le 6 février 2023
La guerre en Ukraine n'a pas commencé le 24 février 2022, mais en février 2014. La population civile du Donbas endure des bombardements continus de la part des forces ukrainiennes depuis 2014, en dépit des accords de Minsk.
La guerre en Ukraine n'a pas commencé le 24 février 2022, mais en février 2014. La population civile du Donbas endure des bombardements continus de la part des forces ukrainiennes depuis 2014, en dépit des accords de Minsk. Ces attaques sur Lougansk et Donetsk ont considérablement augmenté en janvier-février 2022, comme le rapporte la Mission spéciale de surveillance de l'OSCE en Ukraine [1].
Comme toutes les guerres, cette guerre est une tragĂ©die pour toutes les personnes concernĂ©es, - non seulement pour les Ukrainiens et les Russes, mais aussi pour la validitĂ© continue du droit international et la primautĂ© de la Charte des Nations unies. Les campagnes militaires de l'OTAN en Yougoslavie, en Afghanistan et en Irak dans les annĂ©es 1990 et au dĂ©but des annĂ©es 2000 ont dĂ©jĂ mis Ă rude Ă©preuve l'autoritĂ© et la crĂ©dibilitĂ© des Nations unies en tant qu'organisation. Ces campagnes militaires menĂ©es en dehors du chapitre VII de la Charte des Nations Unies ont rendu les Nations Unies presque inutiles, car l'Organisation Ă©tait incapable d'empĂȘcher l'usage illĂ©gal de la force ou de servir de mĂ©diateur de paix. Les actions unilatĂ©rales d'un certain nombre d'Ătats n'ont jamais Ă©tĂ© soumises Ă l'obligation de rendre des comptes, pas mĂȘme les graves crimes de guerre commis en Irak et en Afghanistan, comme l'a documentĂ© Julian Assange dans les publications de Wikileaks. Les pays de l'OTAN ont grossiĂšrement violĂ© les articles 2(3) et 2(4) de la Charte, en l'absence de toute justification de la Charte, puisque l'article 51, qui stipule le droit de lĂ©gitime dĂ©fense, ne couvre pas les actions militaires prĂ©ventives.
La soi-disant "coalition des volontaires" a perpétré une agression nue contre le peuple irakien en 2003 dans une série d'actes criminels qui constituent une révolte contre la Charte des Nations unies et le droit international. Ces campagnes militaires menées contre la lettre et l'esprit de la Charte de l'ONU et jusqu'à présent non susceptibles de poursuites par la Cour pénale internationale ont considérablement affaibli la force du droit international et entraßné l'émergence de "précédents de permissivité" [2], comme je l'ai décrit dans un article de Counterpunch publié le 4 mars 2022, dans lequel j'ai clairement condamné l'invasion russe de l'Ukraine comme une violation flagrante de l'art. 2(4) de la Charte des Nations Unies.
D'autre part, il est clair qu'une violation du droit international ne change pas le jus cogens, ou ne crée pas un nouveau droit international (ex injuria non oritur jus - aucun droit n'émerge d'un tort). L'impunité ne fait que manifester la faiblesse du systÚme due à l'absence de mécanismes d'application adéquats [3].
Le 31 janvier 2023, Counterpunch a publié un essai du professeur d'histoire Lawrence Wittner intitulé "La guerre d'Ukraine et le droit international" [4]. Il condamne à juste titre la violation de l'article 2(4) de la Charte des Nations unies par la Russie et les crimes de guerre qui en ont découlé, pour lesquels il doit y avoir des comptes à rendre. Le professeur Wittner fait référence aux "rÚgles de comportement entre les nations" en rapport avec la guerre, la diplomatie, l'économie, etc. Parmi ces rÚgles de comportement figurent, bien entendu, les "principes généraux du droit" visés à l'article 38 du statut de la Cour internationale de justice, notamment les principes de bonne foi et d'application uniforme des normes.
Dans son livre The Great Delusion [5], le professeur John Mearsheimer de l'UniversitĂ© de Chicago a Ă©lucidĂ© les principes de l'ordre international et la nĂ©cessitĂ© de respecter les accords (pacta sunt servanda), y compris les accords verbaux. Dans son article paru dans The Economist du 19 mars 2022 [6], Mearsheimer explique pourquoi l'Occident porte la responsabilitĂ© de la crise ukrainienne. DĂ©jĂ en 2015, Mearsheimer avait signalĂ© l'importance de respecter les accords verbaux, comme ceux donnĂ©s par les Ătats-Unis Ă MikhaĂŻl Gorbatchev en 1989-91, selon lesquels l'OTAN ne s'Ă©tendrait pas vers l'est [7]. Dans des confĂ©rences ultĂ©rieures, Mearsheimer a expliquĂ© que, que l'Occident considĂšre ou non l'expansion de l'OTAN comme une provocation, ce qui est crucial, c'est la façon dont l'expansion de l'OTAN est perçue par ceux qui se sentent menacĂ©s par elle. Dans ce contexte, nous devons nous rappeler que l'article 2(4) de la Charte des Nations unies interdit non seulement l'usage de la force mais aussi la menace de l'usage de la force. La promesse d'Ă©tendre l'OTAN jusqu'aux frontiĂšres de la Russie et l'armement massif de l'Ukraine constituent certainement une telle menace, surtout si l'on garde Ă l'esprit les campagnes agressives des membres de l'OTAN en Yougoslavie, en Afghanistan, en Irak, en Syrie et en Libye.
Depuis des dĂ©cennies, les prĂ©sidents russes Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev avertissent l'Occident - notamment lors de la confĂ©rence sur la sĂ©curitĂ© de Munich en 2007 [8] - que l'expansion de l'OTAN vers l'est constitue une menace existentielle pour la Russie. Les deux prĂ©sidents plaident en faveur d'une architecture de sĂ©curitĂ© europĂ©enne qui prendra en compte les prĂ©occupations de sĂ©curitĂ© nationale de tous les pays, y compris la Russie. Que les craintes des Russes soient objectivement justifiĂ©es ou non (je pense qu'elles le sont) n'est pas la question pertinente. Ce qui est crucial, c'est l'obligation pour tous les Ătats membres des Nations unies de rĂ©gler leurs diffĂ©rends par des moyens pacifiques, c'est-Ă -dire de nĂ©gocier de bonne foi. C'est prĂ©cisĂ©ment ce que prĂ©voyaient les accords de Minsk. Pourtant, l'Ukraine a systĂ©matiquement violĂ© les accords de Minsk. La Russie a bien fait un effort crĂ©dible de nĂ©gociation depuis 2014 dans le cadre de l'OSCE et du format Normandie. La chanceliĂšre allemande Angela Merkel [9] et le prĂ©sident français François Hollande [10] ont rĂ©cemment confirmĂ© que les accords de Minsk avaient pour but de donner Ă l'Ukraine le temps de se prĂ©parer Ă la guerre. Ainsi, globalement, l'Occident a conclu les accords de mauvaise foi en trompant dĂ©libĂ©rĂ©ment les Russes du Donbas. Dans un sens trĂšs rĂ©el, Poutine a Ă©tĂ© menĂ© en bateau Ă Minsk et pendant les huit annĂ©es de discussions sur le format Normandie. Un tel comportement reflĂšte une "culture de la tricherie" [11], et viole les principes bien Ă©tablis des relations internationales, ce qui Ă©quivaut Ă de la perfidie, en violation de la Charte des Nations unies et des principes gĂ©nĂ©raux du droit. MalgrĂ© tout, en dĂ©cembre 2021, les Russes ont prĂ©sentĂ© deux propositions pacifiques dans l'espoir d'Ă©viter une confrontation militaire. Bien que les propositions de traitĂ© soient modĂ©rĂ©es et pragmatiques, les Ătats-Unis et l'OTAN ont refusĂ© de nĂ©gocier conformĂ©ment Ă l'article 2(3) de la Charte et les ont rejetĂ©es avec arrogance. S'il ne s'agit pas d'une provocation en violation de l'article 2, paragraphe 4, de la Charte des Nations unies, je ne sais pas ce que c'est.
Le professeur Wittner a raison de nous rappeler le MĂ©morandum de Budapest de 1994 et le TraitĂ© d'amitiĂ©, de coopĂ©ration et de partenariat de 1997, mais ces instruments doivent ĂȘtre replacĂ©s dans un contexte juridique et historique, en particulier dans le contexte des dĂ©clarations occidentales depuis 2008 visant Ă faire entrer l'Ukraine dans l'OTAN, une question qui n'Ă©tait en aucun cas prĂ©vue dans les deux instruments susmentionnĂ©s.
Wittner se trompe dans son Ă©valuation de la question de la CrimĂ©e. J'Ă©tais le reprĂ©sentant des Nations unies pour les Ă©lections en Ukraine en mars et juin 1994, et j'ai sillonnĂ© le pays, CrimĂ©e incluse. Sans aucun doute, la grande majoritĂ© de la population de cette rĂ©gion et du Donbass est russe et se sent russe. Cela soulĂšve la question du droit jus cogens Ă l'autodĂ©termination des peuples, ancrĂ© dans les articles 1 et 55 de la Charte des Nations unies (et dans les chapitres XI et XII de la Charte) et dans l'art. 1 commun au Pacte international relatif aux droits civils et politiques et au Pacte international relatif aux droits Ă©conomiques, sociaux et culturels. Wittner semble oublier que les Ătats-Unis et l'UE ont soutenu le coup d'Ătat illĂ©gal [12] contre le prĂ©sident dĂ©mocratiquement Ă©lu de l'Ukraine, Victor Ianoukovitch, et ont immĂ©diatement commencĂ© Ă collaborer avec le rĂ©gime putschiste de Kiev, au lieu d'insister pour rĂ©tablir la loi et l'ordre comme le prĂ©voit l'accord du 20 fĂ©vrier 2014 [13]. Comme l'a Ă©crit le professeur Stephen Cohen en 2018, Maidan a Ă©tĂ© un " Ă©vĂ©nement fondateur " [14].
Sans le Putsch de Maidan et les mesures anti-russes immĂ©diatement prises par le rĂ©gime du Putsch, les peuples de CrimĂ©e et du Donbass ne se seraient pas sentis menacĂ©s et n'auraient pas insistĂ© sur leur droit Ă l'autodĂ©termination. Wittner se trompe lorsqu'il utilise le terme "annexion" pour dĂ©signer la rĂ©incorporation de la CrimĂ©e Ă la Russie. "L'annexion" en droit international prĂ©suppose une invasion, une occupation militaire contraire Ă la volontĂ© du peuple. Ce n'est pas ce qui s'est passĂ© en CrimĂ©e en mars 2014. Il y a d'abord eu un rĂ©fĂ©rendum auquel l'ONU et l'OSCE ont Ă©tĂ© invitĂ©es - et ne sont jamais venues. Ensuite, il y a eu une dĂ©claration unilatĂ©rale d'indĂ©pendance par le Parlement lĂ©gitime de CrimĂ©e, et ce n'est qu'ensuite qu'il y a eu une demande officielle de rĂ©incorporation Ă la Russie, une demande qui est passĂ©e par le moulin de la procĂ©dure rĂ©guliĂšre, Ă©tant d'abord approuvĂ©e par la Douma, puis par la Cour constitutionnelle de Russie, et seulement ensuite signĂ©e par Poutine. Si un rĂ©fĂ©rendum avait Ă©tĂ© organisĂ© en 1994, lorsque j'Ă©tais en CrimĂ©e, les rĂ©sultats auraient certainement Ă©tĂ© similaires. Un rĂ©fĂ©rendum aujourd'hui confirmerait la volontĂ© des CrimĂ©ens de faire partie de la Russie, et non de l'Ukraine, Ă laquelle ils avaient Ă©tĂ© artificiellement rattachĂ©s par dĂ©cision de Nikita Khrouchtchev, lui-mĂȘme ukrainien. Aucune raison historique ou ethnique ne justifie le rattachement de la CrimĂ©e Ă l'Ukraine. De nombreux juristes internationaux s'accordent Ă dire que la CrimĂ©e a exercĂ© son droit Ă l'autodĂ©termination, et n'a pas Ă©tĂ© "annexĂ©e" par la Russie[15].
Wittner a raison de rappeler le fait que l'AssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale a adoptĂ© une RĂ©solution du 27 mars 2014 rejetant l'"annexion" de la CrimĂ©e. Mais que nous dit exactement cette RĂ©solution ? En tant qu'ancien juriste principal au sein du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme et ancien expert indĂ©pendant de l'ONU, je dois admettre que depuis de nombreuses dĂ©cennies, l'Organisation des Nations unies applique deux poids et deux mesures et ne respecte pas la Charte. De nombreuses rĂ©solutions et prises de position des secrĂ©taires gĂ©nĂ©raux successifs appliquent le droit international de maniĂšre sĂ©lective, Ă la carte. Ce que la rĂ©solution de l'AG de 2014 dĂ©montre, c'est que l'Organisation est largement au service de Washington et de Bruxelles, notamment en raison de l'Ă©norme dĂ©pendance financiĂšre de l'ONU vis-Ă -vis de l'Occident. De mĂȘme, la rĂ©solution de l'AG du 2 mars 2022 est un autre exemple de deux poids deux mesures, sachant que l'AG n'avait adoptĂ© aucune rĂ©solution similaire lorsque l'OTAN a commis une agression contre la Yougoslavie en 1999 ou lorsque la "coalition des volontaires" a dĂ©vastĂ© l'Irak en 2003 sans aucune menace ou provocation de Saddam Hussein.
Wittner cite Ă©galement le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral Guterres Ă propos de l'"annexion" de la CrimĂ©e et du Donbass. En tant qu'ancien haut fonctionnaire de l'ONU et ancien rapporteur, je suis peinĂ© de voir comment l'Organisation a Ă©tĂ© dĂ©tournĂ©e pour soutenir certaines positions intenables des pays occidentaux, et comment elle se laisse utiliser dans le jeu gĂ©opolitique, au lieu de rester fidĂšle aux principes et aux buts de l'Organisation tels qu'ils sont Ă©noncĂ©s dans la Charte. OĂč est l'"indignation" de l'Organisation lorsqu'il s'agit des multiples agressions des Ătats-Unis contre Cuba, la Grenade, le Nicaragua, le Panama, le Venezuela, des nombreux coups d'Ătat dirigĂ©s par les Ătats-Unis contre des gouvernements qu'ils n'aiment pas, lorsque l'Organisation garde le silence sur les crimes commis par la CIA Ă Guantanamo, Ă Abu Ghraib et dans des centres de dĂ©tention secrets, lorsque l'"annexion" du plateau du Golan syrien par IsraĂ«l est tacitement acceptĂ©e.
Wittner pose une question importante : "Que devons-nous penser de la valeur du droit international ?â En tant que professeur de droit international et partisan de la Charte des Nations unies, je pose la mĂȘme question. Mes 25 principes de l'ordre international [16] apportent quelques rĂ©ponses. Dans mes 14 rapports au Conseil des droits de l'homme et Ă l'AssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale des Nations unies (2012-18), j'ai formulĂ© des recommandations pragmatiques sur la maniĂšre de rĂ©former les Nations unies afin de tenir la promesse de 1945 de "prĂ©server les gĂ©nĂ©rations futures du flĂ©au de la guerre". Je suis d'accord avec Wittner pour dire qu'il est nĂ©cessaire de "renforcer la gouvernance mondiale, offrant ainsi une base plus solide pour l'application du droit international". Mais il y a un bĂ©mol : l'Organisation doit ĂȘtre rĂ©ellement engagĂ©e en faveur de la paix, et pas seulement de temps en temps. Elle ne doit pas continuer Ă appliquer le droit international Ă la carte, sous peine de perdre toute son autoritĂ© et sa crĂ©dibilitĂ©.
Aujourd'hui, ce qui est absolument nĂ©cessaire, c'est un cessez-le-feu immĂ©diat. Les Nations unies trahissent la Charte si elles ne font pas de la paix leur prioritĂ©, et si elles ne placent pas l'ensemble du systĂšme au service de la paix. Les propositions de mĂ©diation du prĂ©sident brĂ©silien Luiz InĂĄcio Lula [17] doivent ĂȘtre prises au sĂ©rieux, ainsi que les avertissements et propositions des professeurs John Mearsheimer [18], Jeffrey Sachs [19], et Richard Falk[20].
[1] https://www.osce.org/special-monitoring-mission-to-ukraine/512683
https://www.osce.org/special-monitoring-mission-to-ukraine-closed
[2] https://www.counterpunch.org/2022/03/04/precedents-of-permissibility/
[3] https://www.counterpunch.org/2022/04/07/no-right-arises-from-a-wrong/
[4] https://www.counterpunch.org/2023/02/01/the-ukraine-war-and-international-law/
[5] Yale University Press, 2018.
[7] http://www.mearsheimer.com/wp-content/uploads/2019/06/Why-the-Ukraine-Crisis-Is.pdf
[8] http://en.kremlin.ru/events/president/transcripts/24034
[9] https://english.almayadeen.net/news/politics/merkel:-minsk-agreement-attempted-to-give-ukraine-time
https://www.bbc.com/news/world-europe-26079957
[14] https://www.thenation.com/article/archive/four-years-of-ukraine-and-the-myths-of-maidan/
https://www.wissensmanufaktur.net/krim-zeitfragen
https://www.foreignaffairs.com/articles/ukraine/2020-04-03/russia-love
[16] https://www.counterpunch.org/2022/11/28/principles-of-international-order/
Voir le chapitre 2 de mon livre "Building a Just World Order", Clarity Press, 2021.
[17] https://www.politico.eu/article/ukraine-war-luiz-inacio-lula-da-silva-mercosur-olaf-scholz/amp/
[18]
* Alfred de Zayas est professeur de droit à la Geneva School of Diplomacy et a été expert indépendant de l'ONU sur l'ordre international de 2012 à 18. Il est l'auteur de dix livres dont "Building a Just World Order" Clarity Press, 2021.
https://www.counterpunch.org/2023/02/06/the-ukraine-war-in-the-light-of-the-un-charter/