đâđš âApparemment, on nâa pas le droit de rĂȘver iciâ
LĂ , tout le monde est fatiguĂ©. Il faut que tout cela sâarrĂȘte. Tout se passe sous les yeux du monde, et personne ne rĂ©agit vraiment. Personne ne peut dire un mot Ă lâenfant gĂątĂ© de lâOccident.
đâđš âApparemment, on nâa pas le droit de rĂȘver iciâ
Par Rami Abou Jambus à Gaza, le 29 août 2024
Rami Abou Jamous Ă©crit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dĂ» quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de lâarmĂ©e israĂ©lienne. RĂ©fugiĂ© depuis Ă Rafah, Rami et les siens ont dĂ» reprendre la route de leur exil interne, coincĂ©s comme tant de familles dans cette enclave misĂ©reuse et surpeuplĂ©e. Cet espace lui est dĂ©diĂ© depuis le 28 fĂ©vrier 2024.
Cette semaine a Ă©tĂ© dure. Ibtissam, la sĆur de Sabah, mon Ă©pouse, a Ă©tĂ© griĂšvement blessĂ©e. Sa tente Ă©tait plantĂ©e dans la zone dâAl-Mawassi qui est proche de Rafah. LâarmĂ©e israĂ©lienne lâa dĂ©clarĂ©e âzone humanitaireâ, mais câest faux. Il nây a aucune zone humanitaire de sĂ©curitĂ© Ă Gaza. Vers quatre heures de lâaprĂšs-midi, un quadricoptĂšre est apparu au-dessus de la tente et a commencĂ© Ă tirer partout. Ces petits drones Ă quatre rotors peuvent exploser au sol, mais ils peuvent aussi ĂȘtre Ă©quipĂ©s de grenades ou dâune mitrailleuse. CâĂ©tait le cas pour celui-lĂ . DerriĂšre ce drone, il y a une personne devant un Ă©cran, souvent Ă deux ou trois kilomĂštres de lĂ , en train de viser les gens comme si elle jouait Ă la PlayStation ou Ă la Xbox. Ce qui permet Ă lâarmĂ©e israĂ©lienne de dire ânous nâĂ©tions pas sur placeâ. LâopĂ©rateur ou lâopĂ©ratrice perd toute humanitĂ©, et nâĂ©prouve aucun remords. Sur son Ă©cran, il nây a que des personnages virtuels, alors que ce sont des ĂȘtres humains.
Des conditions terribles pour les blessés
Les IsraĂ©liens utilisent beaucoup cette technique. Jâen ai fait lâexpĂ©rience. Quand nous avons quittĂ© notre appartement de Gaza-ville sur ordre de lâarmĂ©e israĂ©lienne qui nous disait de brandir des drapeaux blancs, nous avons quand mĂȘme Ă©tĂ© visĂ©s par un quadricoptĂšre qui a tuĂ© deux de nos voisins. Ibtissam, elle, a Ă©tĂ© griĂšvement blessĂ©e en haut du bassin. Quand le drone a commencĂ© Ă tirer, elle Ă©tait en dehors de la tente avec des proches de son mari, qui avaient installĂ© leurs tentes Ă cĂŽtĂ© les uns des autres. Le premier rĂ©flexe dâIbtissam a Ă©tĂ© de rentrer sous sa tente, mais ce nâest quâun bout de tissu, et elle a Ă©tĂ© frappĂ©e Ă lâintĂ©rieur. Heureusement, elle se trouvait juste Ă cĂŽtĂ© de lâhĂŽpital de campagne du ComitĂ© international de la Croix-Rouge (CICR). Son mari lây a transportĂ©e sur ses Ă©paules. Elle y a subi une opĂ©ration qui a durĂ© quatre heures et demie. Le chirurgien, un Chinois de Hong Kong, a montrĂ© les radios Ă son mari. Il a dĂ» enlever une bonne partie des intestins et du cĂŽlon pour la sauver.
Ce mardi, Ibtissam doit subir une deuxiĂšme opĂ©ration. Le mĂ©decin dit que sa vie nâest plus en danger, mais quâil faut rester prudents. Le problĂšme, a ajoutĂ© le docteur, câest le suivi : la vie sous la tente nâoffre pas de bonnes conditions pour un bon rĂ©tablissement. âIl y a beaucoup de dĂ©cĂšsâ, a-t-il ajoutĂ©, âĂ cause de plaies qui sâinfectent aprĂšs lâopĂ©ration, faute dâun suivi adĂ©quat.â Les familles font tout ce quâelles peuvent pour prendre soin des personnes opĂ©rĂ©es, mais avec la chaleur qui rĂšgne en ce moment, le sable qui sâinfiltre partout, les insectes, les mouches, les conditions sont terribles. Malheureusement, lâhĂŽpital de campagne du CICR ne peut pas garder les patients plus de dix ou quinze jours, car il nâa pas assez de lits, et le flux des blessĂ©s est incessant. JâespĂšre quâIbtissam va tenir le coup et se rĂ©tablir trĂšs vite. Tout le monde lâespĂšre. Câest une femme adorable, mariĂ©e et mĂšre de sept enfants ĂągĂ©s de sept Ă dix-huit ans. Tout le monde lâaime dans la famille.
Le kilo de tomates Ă 100 âŹ
La deuxiĂšme chose qui mâa fait mal cette semaine, câest la mort de notre voisin, Moustafa El-Atbash. Il avait 22 ans et Ă©tait en troisiĂšme annĂ©e dâĂ©tudes en mĂ©decine vĂ©tĂ©rinaire. Normalement, il aurait dĂ» ĂȘtre en quatriĂšme annĂ©e, mais la guerre lui avait fait perdre un an. Moutstafa Ă©tait le cousin dâAhmed, qui a Ă©tĂ© tuĂ© quand nous sommes sortis de Gaza-ville pour rejoindre le sud. Lui aussi a un Ă©tĂ© visĂ© par un quadricoptĂšre, ainsi quâune voisine, Sana Al-Barbari ou bien Sana Al-Halis. Quâils reposent en paix tous les deux.
Maintenant, câest Moustafa qui est mort. Il se trouvait sur le port de Gaza. Câest un tout petit port de pĂȘche situĂ© sur le rivage de la ville de Gaza, avec quelques petits bateaux qui, avant la guerre, Ă©taient seulement autorisĂ©s par les IsraĂ©liens Ă sâĂ©loigner de trois milles nautiques (soit un peu plus de 5 km) de la cĂŽte. Sâils dĂ©passaient cette limite, ils se faisaient tirer dessus par la marine de guerre israĂ©lienne. Parfois, ils autorisaient six nautiques. Ce nâĂ©tait rien comparĂ© Ă lâĂ©poque de lâAutoritĂ© palestinienne, oĂč les pĂȘcheurs gazaouis avaient droit Ă 26 milles nautiques (un peu plus de 48 km), et parfois trente (plus de 55 km). Mais depuis le dĂ©but de cette guerre, tout est interdit.
Or, comme vous le savez, Ă Gaza-ville, câest la famine. Il nây a rien Ă manger, mĂȘme pas des boĂźtes de conserve. Le kilo de tomates, quand on en trouve, est Ă 400 shekels, Ă peu prĂšs 100 euros. Pareil pour les concombres. Il nây a pas de viande, pas de poulet, et aucune aide alimentaire nâest entrĂ©e depuis prĂšs de quatre mois. La famine est utilisĂ©e comme une arme. Beaucoup de gens vont par consĂ©quent pĂȘcher sur le port, oĂč on peut trouver un poisson quâon appelle ici bouri, le mulet en français. Câest un bon poisson quand il est Ă©levĂ© dans des endroits sains, ou pĂȘchĂ© en pleine mer, mais dans les ports, ils mangent la saletĂ© des Ă©gouts. Mais les gens nâont pas le choix, et beaucoup dâentre eux, surtout les jeunes, vont lancer leurs lignes, avec lâespoir de rapporter deux ou trois bouri pour nourrir leur famille.
âJe serai lâhomme le plus heureux du mondeâ
Moustafa Ă©tait un de ces jeunes, quand un drone a tirĂ© un missile sur les pĂȘcheurs. Sept personnes ont Ă©tĂ© tuĂ©es, dont lui. Ce jeune homme Ă©tait lâespoir de toute une famille, particuliĂšrement celui de son pĂšre, Daoud. Ce dernier rĂȘvait dâentendre son fils se faire appeler âdocteurâ et exercer la profession de mĂ©decin. Il voulait absolument que le jour venu, on lâappelle âle pĂšre du docteurâ. Le pĂšre du docteur est arrivĂ©. Le pĂšre de docteur est lĂ . Il me disait :
âJâattends tellement ce moment oĂč mon fils va ĂȘtre diplĂŽmĂ©. Je serai lâhomme le plus heureux du monde. Je lui ouvrirai un cabinet vĂ©tĂ©rinaire.â
VĂ©tĂ©rinaire, câest une filiĂšre qui nâest pas trĂšs connue Ă Gaza, on en manque.
Daoud Ă©tait vraiment fier de son fils. Mais il lâa perdu, et il a perdu son rĂȘve. Jâavais aidĂ© Moustafa Ă obtenir des bourses grĂące Ă des contacts Ă lâuniversitĂ©, parce que les Ă©tudes sont trĂšs coĂ»teuses. Ă chaque fois, Daoud me disait : âIl ne reste que quelques annĂ©es Ă faire, ça va passer vite.â Il comptait les jours qui le sĂ©paraient de la remise du diplĂŽme.
Jâai appelĂ© Daoud quand jâai appris la mort de son fils. Il mâa dit :
âApparemment, on nâa pas le droit de rĂȘver ici. Non seulement les IsraĂ©liens nous privent de nos enfants, de nos ĂȘtres chers, mais en plus ils nous privent de nos rĂȘves. Je nâoserai plus jamais rĂȘver de quelque chose pour mes autres enfants, parce que jâaurais peur de les perdre, et de perdre ces rĂȘvesâ.
Vingt-et-un ordres dâĂ©vacuation durant le mois dâaoĂ»t
Moustafa et Ibtissam, ce sont seulement deux exemples de ce que vivent les Palestiniens. On parle de 40 000 morts, mais les Palestiniens ne sont pas des chiffres, ce sont des hommes, des femmes et des enfants. Chacun avec sa propre vie, sa propre histoire et ses propres ambitions. Mais les Israéliens ne nous laissent pas vivre.
Quand le pĂšre de Moustafa a dit que dĂ©sormais il nâoserait plus vivre, plus rĂȘver, cela mâa brisĂ© le cĆur. Ce rĂȘve, je lâavais vĂ©cu avec lui. Il a pris fin parce quâil y a une famine et que Moustafa Ă©tait en train de chercher quelque chose Ă manger pour sa famille. Il a Ă©tĂ© tuĂ© par une machine de guerre qui ne fait aucune distinction entre les cibles, alors que lâarmĂ©e israĂ©lienne est lâune des plus sophistiquĂ©es au monde, quâelle possĂšde une technologie qui pourrait lui servir Ă Ă©viter des morts civils. Mais elle se sert de ces drones pour faire le plus de morts possibles. Et quand elle bombarde, câest pareil : les IsraĂ©liens veulent faire le plus grand nombre de victimes pour faire monter le prix Ă payer pour la rĂ©sistance. Ils veulent dire aux Palestiniens : si vous cherchez la rĂ©sistance militaire â qui est normalement lĂ©gitime sous une occupation â le prix Ă payer va ĂȘtre trop Ă©levĂ©.
Les gens de Gaza lâont compris. Ils sont en train de fuir dâun endroit Ă un autre devant cette machine de guerre qui les suit partout. Tous les jours il y a de nouveaux ordres dâĂ©vacuation. Il y en a eu Ă peu prĂšs 21 durant le seul mois dâaoĂ»t, qui nâest pas terminĂ©. Quand je dis ordre dâĂ©vacuation, je parle de milliers de gens qui doivent se dĂ©placer. Et quand je dis se dĂ©placer, ça veut dire dĂ©monter la tente, prendre ses affaires, chercher un camion. Tout cela est trĂšs difficile parce que, chez nous, les familles sont nombreuses, et il faut rassembler tout le monde avant de trouver un camion. Parfois, quand il faut aller vraiment vite, chacun prend seulement un petit matelas, un coussin, un oreiller ou une couverture. Et tout le monde court dans la rue, dans la mĂȘme direction, pour fuir.
Je perds la notion du temps
Les enfants sont portĂ©s par leurs parents. Mais ces derniers ne savent pas oĂč aller. Nulle part il nây a dâendroit dĂ©jĂ sĂ©curisĂ©. Et de toute façon, il nây a pas dâendroit pour se poser, tout simplement. La derniĂšre fois, quand il y a eu lâĂ©vacuation dâAl-Qarara, tout sâest passĂ© trĂšs rapidement. Les chars sont arrivĂ©s tout de suite. Les gens couraient dans tous les sens, sans savoir oĂč aller. Des milliers de personnes ont passĂ© la nuit dans les rues et sur la plage, avec seulement des petits matelas et des oreillers. Beaucoup dâentre eux ont passĂ© quatre jours et quatre nuits ainsi. Cette zone dite âhumanitaireâ par lâarmĂ©e dâoccupation est passĂ©e de 220 Ă 35 kilomĂštres carrĂ©s. Imaginez 1,7 ou 1,8 million de personnes entassĂ©es dans cette zone.
Câest lâhumiliation totale, câest vraiment la mort. Mais au lieu de mourir dâun seul coup, fauchĂ©s par une bombe ou quoi que ce soit dâautre, on est en train de mourir de fatigue. On est en train de mourir de peur. On est en train de mourir parce que nos cĆurs sont brisĂ©s. On trouve des gens qui sont morts, mais on ne sait pas de quoi. Un ami psychiatre mâa dit que toute cette instabilitĂ© pouvait provoquer la mort. Ce dĂ©placement permanent dâun endroit Ă un autre, ça peut mener vers la mort. Les IsraĂ©liens mettent en Ćuvre toutes les techniques psychologiques et militaires, en plus de toutes sortes dâhumiliation, pour que, quand la guerre sâarrĂȘtera â si elle sâarrĂȘte un jour â, tous les habitants quittent Gaza, car il nây aura plus de vie Ă Gaza, plus de piliers de vie et plus dâavenir. Les Gazaouis sont en train de changer. Nous avons parcouru un trop long chemin, nous sommes lĂ oĂč il nây a plus dâespoir.
Il y a quelques jours, nous avons Ă©tĂ© obligĂ©s de relocaliser la Maison de la presse, que nous avions remise sur pied aprĂšs sa destruction en janvier ou en fĂ©vrier, je perds la notion du temps. Nous avions trouvĂ© et Ă©quipĂ© un nouveau local, avec Ă©lectricitĂ© et Internet, grĂące Ă lâaide du gouvernement canadien. Malheureusement, notre nouvelle maison sâest trouvĂ©e au milieu dâune nouvelle zone Ă Ă©vacuer. Nous avons pris le risque dây retourner quand mĂȘme pour rĂ©cupĂ©rer ce qui pouvait lâĂȘtre, surtout les panneaux solaires, qui ont coĂ»tĂ© trĂšs cher. Nous allons essayer de trouver un autre endroit, mĂȘme sâil nây a pas dâendroit sĂ»r, et rouvrir la Maison de la presse de Gaza.
Pendant presque un mois, plus dâune centaine de journalistes ont profitĂ© de nos services, de la connexion Internet, de lâĂ©lectricitĂ© pour charger leurs tĂ©lĂ©phones, etc. LĂ , tout le monde est fatiguĂ©. Il faut que tout cela sâarrĂȘte. Tout se passe sous les yeux du monde, et personne ne rĂ©agit vraiment. Les IsraĂ©liens jouissent dâune impunitĂ© totale. Câest vraiment un pays hors-la-loi. Personne ne peut dire un mot Ă lâenfant gĂątĂ© de lâOccident. JâespĂšre quâun jour tout cela sâarrĂȘtera et que la justice rĂšgnera, pas seulement Ă Gaza ou bien en Palestine, mais sur toute la planĂšte.
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