👁🗨 Assange est libre, mais le combat pour la liberté de la presse est loin d'être terminé
Seul un pluralisme généralisé permet des lignes éditoriales réellement diversifiées et, par conséquent, une plus grande liberté d'expression pour les journalistes indépendants.
👁🗨 Assange est libre, mais le combat pour la liberté de la presse est loin d'être terminé
Par Patrick Boylan pour Truthout, le 7 août 2024
Alors qu'Assange reprend des forces, il appartient aux militants du monde entier de poursuivre la lutte pour un journalisme indépendant.
Julian Assange, cofondateur de WikiLeaks , a enfin mis fin à la persécution judiciaire dont il faisait l'objet depuis 14 ans de la part des États-Unis et du Royaume-Uni, grâce aux prouesses de son équipe juridique et à la ténacité des membres de sa famille, mais aussi grâce à l'aide de la High Court britannique, et au soutien de millions d'activistes à travers le monde.
Cinquante mille personnes, par exemple, se sont connectées au site web Flight Checker les 25 et 26 juin afin de suivre l'avion qui emmenait M. Assange de Londres, où il était détenu à la prison de Belmarsh depuis plus de cinq ans, à la ville de Saipan, dans les îles Mariannes du Nord, pour une escale de deux jours, puis, enfin, à l'aéroport de Canberra, en Australie - et à la liberté.
Les États-Unis avaient prévu depuis longtemps une issue bien différente. Une fois les obstacles juridiques britanniques à l'extradition surmontés, les marshals américains devaient appréhender Assange à la prison de Belmarsh, le menotter, lui mettre une couche et le cagouler, puis le conduire jusqu'à un avion de la CIA qui attendait depuis des mois sur le tarmac d'un aéroport militaire londonien. De là, il devait être conduit directement au tribunal de district d'Alexandria, en Virginie, près de Washington, D.C., le tristement célèbre tribunal qui emprisonne tous ceux qui, comme M. Assange, sont poursuivis en vertu de la loi de 1917 sur l'espionnage, l’Espionage Act.
Mais les choses ne se sont pas passées ainsi. Le 25 juin, Assange, libéré sous caution de la prison de Belmarsh à sa demande et donc sans menottes, a pris un confortable avion privé payé par l'Australie et s'est présenté, de son propre chef, au tribunal de district américain le plus éloigné de Washington, le tribunal civil de Saipan. Là, devant un juge extrêmement conciliant, il a accepté un accord de plaidoyer préalablement convenu qui le libérait en échange de concessions minimes.
En termes d'échecs, M. Assange a habilement obtenu, contre toute attente, une “décision” valant un échec et mat
Mais que prévoit l'accord ? Les États-Unis voulaient condamner M. Assange à une peine pouvant aller jusqu'à 175 ans, mais ils ont finalement dû se contenter de cinq ans - le temps effectivement passé en prison. Les États-Unis voulaient accuser M. Assange de piratage informatique, mais ce terme n'est même pas mentionné dans l'accord. Les États-Unis ont initialement inculpé Assange de 17 chefs d'accusation d'espionnage . En fin de compte, il n'en restait qu'un, la réception et la diffusion de documents classifiés, ce qui n'est rien de plus que ce que font tous les journalistes d'investigation, protégés par le Premier Amendement.
L'aveu [d'Assange] ne criminalise en aucun cas le journalisme d'investigation : les accords de plaidoyer ne constituent pas de précédents juridiques et ne peuvent donc pas être utilisés devant les tribunaux à l'avenir.
En plaidant “coupable” pour le dernier chef d'accusation, M. Assange n'a en rien renié ses convictions : il a simplement dit la vérité. C'est la loi sur l'espionnage qui assimile ces actions à de l'espionnage. Ainsi, en disant la vérité, Assange a exposé la loi comme étant inconstitutionnelle, et le ministère de la Justice (DOJ) comme faisant preuve de duplicité.
Pour obtenir l’aveu de ce qui équivaut à une culpabilité pour avoir pratiqué le journalisme, le ministère de la Justice a dû
(a) retirer 17 des 18 chefs d'accusation retenus contre Assange
(b) retirer sa demande d'extradition en cours, et
(c) s'engager à ne pas porter, à l'avenir, d'autres accusations contre Assange sur la base de sa conduite passée.
Cette décision met un terme définitif aux poursuites engagées contre M. Assange.
Ce faisant, les États-Unis ont dû admettre que les révélations d'Assange n'ont jamais causé de préjudice à quiconque, mais seulement un “risque” de préjudice. En outre, les États-Unis ont dû accepter de renoncer à exiger toute compensation financière pour tout dommage futur résultant des révélations de WikiLeaks. L'État a également dû renoncer à toute amende, dont le montant total pourrait s'élever à plus de 100 000 dollars. Enfin, les États-Unis ont dû accepter une clause qui aurait autorisé M. Assange à quitter Saipan et à se rendre sans encombre en Australie si le tribunal avait rendu une décision n'incluant pas toutes les dispositions convenues.
Quelle volte-face ! Le ministère de la justice, qui brandissait un gant de fer, ne s'est retrouvé qu’avec une poignée de poussière.
Les concessions d'Assange
Tout d'abord, comme nous l'avons dit précédemment, M. Assange a dû admettre sa “culpabilité” pour n'avoir pratiqué que du journalisme. Il est à noter que cet aveu ne criminalise nullement le journalisme d'investigation, comme l'ont prétendu à tort de nombreux commentateurs : Les accords de plaidoyer ne constituent pas de précédents juridiques, et ne peuvent donc pas être utilisés devant les tribunaux à l'avenir. Et en acceptant l'accord de plaider coupable, M. Assange a évité d'être jugé par le tribunal du district de Virginie orientale, où son appel à avoir agi dans l'intérêt public et conformément au Premier Amendement aurait presque certainement été rejeté.
En outre, M. Assange a dû renoncer à demander une indemnisation au gouvernement américain pour les années de persécution subies. Il s'agit là, il est vrai, d'une véritable concession. Les autres sont toutefois purement symboliques et sans conséquence, comme nous le verrons :
il devait accepter de quitter immédiatement le territoire des États-Unis (ce qu'il ne demandait qu'à faire)
il a dû accepter de renoncer à utiliser la loi sur la liberté de l'information pour obtenir les documents sur lesquels le DOJ a fondé ses allégations (mais rien n'empêche ses soutiens d'obtenir ces documents pour lui)
il a dû accepter d’effacer tous les fichiers non publiés du serveur de WikiLeaks. Cette dernière concession est tout à fait surréaliste puisque M. Assange a déjà envoyé des copies cryptées de ses fichiers - publiés ou non - à d'autres sites, dont certains sur lesquels il n'a pas de contrôle direct. Par conséquent, après avoir demandé à ses collaborateurs de supprimer tous les fichiers non publiés sur le serveur de WikiLeaks, M. Assange n'a plus qu'à demander aux propriétaires des sites de sauvegarde de lui envoyer des copies des anciens fichiers ou, à défaut, de les rendre directement accessibles au public.
En vertu de l'accord conclu, tous les fichiers essentiels peuvent désormais rester légalement sur le site de WikiLeaks, avec la bénédiction du gouvernement américain. Plus étonnant encore, Assange n'a pas eu à promettre de ne pas créer, à l'avenir, de nouveaux dossiers contenant de nouvelles révélations fournies par une nouvelle génération de lanceurs d'alerte. Cette omission est incroyable et ouvre la voie à une renaissance du site WikiLeaks.
Le pourquoi du dénouement
Le gouvernement américain n'a certainement pas voulu donner autant à Assange en échange de si peu, il est donc légitime de se demander ce qui lui a forcé la main.
De toute évidence, la pression de l'opinion publique a joué un rôle important. Même les juges de la High Court britannique ont pris acte de l'immense mobilisation à travers le monde : dans leur jugement du 26 mars, par exemple, ils ont mentionné le « niveau exceptionnel d'intérêt national et international » suscité par l'affaire Assange.
Assange n'a pas eu à promettre de ne pas créer, à l'avenir, de nouveaux dossiers avec de nouvelles révélations fournies par une nouvelle génération de lanceurs d'alerte.
Il faut également saluer la grande compétence et la ténacité d'Assange et de son équipe juridique, qui ont négocié avec le ministère de la Justice et les autorités britanniques pendant plus d'un an. En fait, nous pouvons dater le début des négociations du 5 mai 2023, date de la lettre d'Assange au roi Charles. Nous ne savons pas comment les négociations se sont déroulées au fil du temps, mais les États-Unis ont sans doute commencé par poser de sérieuses exigences, et M. Assange a tenu bon malgré les menaces répétées d'extradition, réduisant les demandes initiales à une peau de chagrin.
Les événements politiques lui ont également donné un coup de pouce. L'élection présidentielle américaine approchait, de sorte que l'extradition d'Assange et son procès ultérieur devant le tribunal de district de Virginie orientale devenaient de plus en plus risqués : cela pouvait déclencher une guerre sur la liberté de la presse qui diviserait le pays et perturberait la campagne des Démocrates. En outre, le président Joe Biden a probablement ressenti le besoin de se démener pour récupérer une aile progressiste, distante depuis son soutien au génocide perpétré par Israël à Gaza. Enfin, les élections générales britanniques approchaient également, et la très probable victoire du parti travailliste pourrait donner aux alliés du parti travailliste australien, résolument pro-Assange, la possibilité de faire directement pression sur les institutions britanniques pour obtenir la libération inconditionnelle d'Assange. Que M. Assange soit libéré sans aucune obligation serait un coup dur pour les faucons de Washington. Tout accord de plaidoyer allait être préférable.
Mais la goutte d'eau qui a fait déborder le vase a probablement été la sentence prononcée le 20 mai par les magistrats britanniques qui, après des années de tracasseries juridiques, ont finalement autorisé M. Assange à faire appel de l'ordre d'extradition vers les États-Unis. Leur désarroi a certainement redoublé lorsque, quelques jours plus tard, les juges ont fixé les audiences d'appel aux 9 et 10 juillet. En d'autres termes, au lieu de tergiverser comme par le passé, ils ont convoqué les parties presque immédiatement, signe qu'ils envisageaient sérieusement de rejeter purement et simplement la demande d'extradition des États-Unis. Un tel rejet entraînerait automatiquement la libération immédiate et inconditionnelle d'Assange.
Mettons-nous un instant à la place de ces avocats américains. Ils ont commencé par chercher à imposer à Assange l'équivalent de deux peines de prison à vie, et ils envisagent maintenant la possibilité d'une défaite totale. Ils avaient besoin de sauver la face avec un accord de plaidoyer. Pourtant, ils n'ont pas réussi à sauver grand-chose. L'ancien vice-président Mike Pence a qualifié l'accord signé à Saipan d'“erreur judiciaire”. En effet, nous avons vu que la plupart des concessions faites par Assange n'ont aucun effet pratique. Mais les apparences comptent, et le ministère de la justice a fini par signer l'accord.
Si c'est vraiment ce qui s'est passé, nous devons saluer l'intégrité du système judiciaire britannique dans cette affaire. Malgré ses défauts, il existe encore des magistrats britanniques prêts à résister à la colère du tyran d’outre-Atlantique.
Mais une question demeure : s'il est vrai qu'Assange avait de bonnes chances d'être libéré par les magistrats britanniques le 10 juillet, n'aurait-il pas été préférable pour lui de continuer à rejeter l'accord et de croire en une victoire judiciaire ? Cela signifierait sa liberté sans concession. Cela n'aurait-il pas été préférable ?
Dans nos démocraties occidentales, les grands journalistes ne sont pas vraiment libres : ils doivent continuellement rendre des comptes à une poignée d'éditeurs milliardaires.
Ce n'est pas du tout le cas. Tout d'abord, le ministère de la Justice aurait fait appel du rejet par la High Court de sa demande d'extradition, et Assange aurait probablement dû passer des années à Belmarsh pendant que les appels s'éternisent. Plus important encore, même si M. Assange avait été finalement libéré, il n’aurait pas été absous des accusations portées contre lui, car seul le tribunal de district de Virginie orientale est habilité à statuer. Ainsi, avec une épée de Damoclès lourde de 18 chefs d'accusation, Assange aurait été en permanence exposé à de nouvelles demandes d'extradition du ministère de la Justice pour le restant de ses jours. Le seul moyen de se libérer complètement était de mettre fin aux 18 actes d'accusation, en reconnaissant l'un d'entre eux.
Prochaine étape pour la liberté de la presse
Pendant que M. Assange reprend des forces, il appartient aux militants du monde de poursuivre son combat en faveur d'un journalisme véritablement indépendant.
Il s'agit d'un combat titanesque car, comme chacun sait, dans nos démocraties occidentales, les journalistes traditionnels ne sont pas vraiment libres : ils doivent continuellement rendre des comptes à une poignée d'éditeurs milliardaires qui, par le biais de gestions croisées, possèdent la plupart des médias grand public et veillent à ce que les informations publiées ne perturbent pas le système.
Ainsi, pour qu'un journalisme véritablement indépendant puisse réellement exercer, il faut lutter pour une législation qui mette fin à la concentration des médias. Seul un pluralisme généralisé permet des lignes éditoriales réellement diversifiées et, par conséquent, une plus grande liberté d'expression pour les journalistes indépendants. Si nous parvenons à mettre fin à l'oligopole actuel, WikiLeaks pourra devenir l'une des nombreuses voix libres et indépendantes des médias grand public.
Mais ce n'est pas tout. Il faut légiférer pour renforcer la protection juridique lacunaire des lanceurs d'alerte pour renforcer la protection juridique des journalistes d'investigation et le secret de leurs sources, permettre aux syndicats de mieux protéger les journalistes contre les licenciements de représailles et le harcèlement moral, pour criminaliser le recours à la guerre juridique pour persécuter les journalistes, et pour réduire la portée des secrets d'État en reconnaissant explicitement la motivation de l'intérêt public dans leur divulgation. Ce dernier point impliquerait une modification importante de la loi sur l'espionnage (Espionage Act).
Enfin, nous devons appeler le président Biden, lorsqu'il quittera ses fonctions, à disculper M. Assange, à la fois pour effacer l’affaire et pour préciser qu'en tant que journaliste, il n'a commis aucun crime en révélant des documents secrets dans l'intérêt du public, en dépit de son plaidoyer de culpabilité. Une grâce présidentielle pourrait en effet déclencher une campagne de réforme de la loi sur l'espionnage (Espionage Act).
Assange est libre, mais le journalisme est toujours en procès.
* Patrick Boylan est un Américain expatrié à Rome, en Italie, ancien professeur d'université en communication interculturelle et, depuis des années, contributeur régulier à des quotidiens italiens (L'Indipendente, il Manifesto) et à des sites en ligne (Pressenza, PeaceLink). Il est l'auteur de Free Assange (2022, edizioni Left) et a cofondé les associations Free Assange Rome et Free Assange Italy.