👁🗨 Assange, Phillips & le déclin des droits
Les temps sont durs pour la liberté d'expression dans le pays qui l'a vue naître. Il vous arrête même si vous n'avez rien fait sans que personne ne s'en soucie, excepté quelques rares énergumènes.
👁🗨 Assange, Phillips & le déclin des droits
Par Peter Hitchens, le 13 mars 2024
Le gouvernement de Sa Majesté s'acharne à détruire le patrimoine le plus ancien et le plus cher de la Grande-Bretagne.
Je me souviens que les Britanniques avaient l'habitude de dire des choses comme “Ils ne peuvent pas m'arrêter, je n'ai rien fait de mal” ou “Ils ne peuvent pas faire ça, c'est contraire à la loi”. George Orwell a noté en 1941 qu'une vague croyance dans le fait que la loi est au-dessus du pouvoir, exprimée par de tels sentiments, faisait partie du caractère anglais. Nous avions également l'habitude de dire que la maison d'un Anglais était son château.
Mais nuit après nuit, les journaux télévisés locaux montrent des policiers en gilet pare-balles, équipés de béliers spéciaux, défonçant la porte du domicile d'un prétendu trafiquant de drogue. Et l'on attend de nous que nous approuvions, même si ces événements, manifestement faits pour le spectacle, n'ont pratiquement aucun effet sur les vastes niveaux d'abus de drogues dans notre société. En fait, bien que l'Angleterre dispose depuis 1689 d'une déclaration des droits sur laquelle repose une grande partie de la déclaration des droits américaine (y compris, étonnamment, le droit de porter des armes), nous sommes très mal protégés contre l'État s'il souhaite commencer à nous bousculer.
Deux affaires récentes devant les tribunaux londoniens, l'une en attente de jugement et l'autre peut-être en attente d'appel, retiendraient l'attention du Voltaire de notre époque si nous en avions un.
Mais ce n'est pas le cas. Les radicaux, du moins en Grande-Bretagne, ont renoncé à se préoccuper des questions ennuyeuses de liberté d'expression ou d'abus de pouvoir. Je pense que c'est parce que ces radicaux, enfin aux commandes, apprécient plutôt les largesses du gouvernement - la liberté de déclencher des guerres et la liberté d'écraser les libertés d'autrui.
Les deux cas sont ceux de Julian Assange, un Australien dont l'organisation Wikileaks a publié des secrets américains après que Chelsea Manning les a divulgués, et de Graham Phillips, un blogueur vidéo britannique peu attachant dont les reportages sur l'Ukraine n'ont pas glorifié, c'est le moins que l'on puisse dire, la partie ukrainienne dans la guerre actuelle qui sévit dans ce pays.
Je dois ici remercier internet, qui permet au lecteur curieux d'examiner par lui-même tous les détails des actions de ces deux hommes. Ces détails abondent, et je ne propose à personne d'admirer l'un ou l'autre de ces hommes. J'ai été en désaccord assez féroce avec Assange sur le sujet de la drogue. Je n'aime pas beaucoup le comportement de Phillips, en particulier à l'égard des prisonniers de guerre capturés par les Russes. Mais, comme l'a dit à juste titre le juge de la Cour suprême Felix Frankfurter,
“les garanties de la liberté ont souvent été établies dans des controverses impliquant des gens peu sympathiques”.
Je n'entrerai même pas dans le détail de l'argumentation sur les publications d'Assange, si ce n'est pour dire que ses partisans réfutent farouchement la principale (et la plus répandue) des accusations portées contre lui, à savoir qu'il a mis les Américains en danger par ses actions. Ils affirment qu'il a pris toutes les précautions nécessaires pour ne pas le faire, et qu'aucune preuve d'un tel danger n'a jamais été apportée. J'ajouterais que ses révélations sur le comportement choquant des équipages d'hélicoptères Apache américains au-dessus de Bagdad en juillet 2007 sont, à tous égards, une illustration de ce qu'est véritablement le journalisme, et son rôle le plus profond : révéler les vérités cachées sur les agissements de l'État, et accroître ainsi le degré de justice dans l'univers.
Le gouvernement américain veut mettre la main sur Assange, alors que, s'il était citoyen américain, il serait (je crois) protégé par le Premier Amendement. Il veut le juger en vertu de la très oppressive loi sur l'espionnage de 1917, qui n'autorise aucune défense d'intérêt public. Ce même texte législatif peu glorieux a été utilisé contre Daniel Ellsberg après sa divulgation des “Pentagon Papers” dans les années 1970. Aujourd'hui, tout le monde s'accorde à dire qu'il s'agissait d'un acte noble et juste, et Ellsberg, avant sa mort récente, était un fervent partisan de Julian Assange.
Il ne fait aucun doute qu'il s'agit d'une affaire politique. Elle a été ouvertement critiquée par l'ancien directeur de la CIA, Mike Pompeo, qui s'est montré très hostile à l’égard de M. Assange. Si un représentant du gouvernement britannique de même rang était intervenu dans cette affaire de la même manière, je doute que nos tribunaux auraient autorisé la poursuite de l'affaire. Le traité d'extradition entre la Grande-Bretagne et les États-Unis interdit expressément et explicitement l'extradition politique.
Pourtant, les tribunaux londoniens et le gouvernement britannique ont jusqu'à présent insisté pour que M. Assange (qui dépérit depuis des années dans une prison britannique de haute sécurité comme s'il était suspecté de terrorisme) soit envoyé aux États-Unis. Il est tout à fait étonnant de constater que si peu de journalistes britanniques, dont la liberté me semble gravement menacée par ces procédures, aient été prêts à soutenir Assange. Il y a une sorte d'acceptation de ce terrible acharnement, indigne d'un pays prétendument libre, et a fortiori de deux pays prétendument libres.
Les voix ont été encore moins nombreuses à s'élever en faveur de Phillips, le seul citoyen exclusivement britannique (c'est-à-dire sans aucune autre nationalité) à avoir été sanctionné par le gouvernement de Sa Majesté en vertu de lois récentes et féroces accordant aux ministres des pouvoirs arbitraires leur permettant de punir des individus sans procédure régulière. En général, ces sanctions sont prises à l'encontre de gouverneurs de provinces sibériennes de Russie ou d'officiers de l'armée syrienne qui ne mettront jamais les pieds en Angleterre et n'ont donc pas besoin d'être inquiétés. Elles ont permis à la Grande-Bretagne de faire croire qu'elle agit en faveur de diverses causes officiellement nobles, alors qu'il n'en est rien. Mais M. Phillips, ancien petit fonctionnaire, a été durement touché par ce traitement.
L'expression “kafkaïen” est utilisée assez couramment et avec beaucoup de désinvolture dans notre langue. Lorsque nous l'employons, nous ne pensons pas vraiment qu'un individu puisse être aussi maltraité que Josef K. dans “Le Procès”. Pourtant, Phillips est véritablement pris au piège d'une affaire juridique dans laquelle il ne peut pas agir, et à laquelle il n'y a pas d'échappatoire apparente. Il possède une modeste maison dans le nord de Londres et espère retourner un jour dans son pays d'origine. Ces sanctions, imposées par décret et non par un tribunal, font de lui un prisonnier de l'État. Il ne peut être rémunéré pour son travail. Il ne peut pas non plus payer qui que ce soit pour quelque service que ce soit. Il est donc contraint d'enfreindre la loi. Il ne peut pas, par exemple, payer l'impôt foncier sur sa maison à la mairie de sa commune. Le non-paiement est bien sûr contraire à la loi. Il y a quelque temps, j'ai dû intervenir pour expliquer la situation à cette mairie, qui aurait pu prendre des mesures sévères à son encontre, mais qui a eu l'humanité de voir qu'il était pris au piège, et qui a agi en conséquence.
Phillips s'est vu signifier à maintes reprises qu'il pouvait solliciter une licence spéciale auprès du Trésor de Sa Majesté, lui permettant de vivre en partie sa vie. Il s'y est opposé à juste titre, estimant que cela reviendrait à accepter une sanction qui lui a été injustement imposée. Maintenant qu'il a cherché à obtenir cette autorisation, il s'est rendu compte qu'elle ne l'avait pas beaucoup aidé. Sa banque britannique, par exemple, ne veut toujours pas traiter avec lui. Il n'est pas en mesure de la contraindre à le faire. L'accusation portée contre lui est si étrange que je la trouve presque incroyable. Phillips est condamné parce qu'il est
“un blogueur vidéo ayant produit et publié un contenu médiatique qui soutient et promeut des actions et des politiques qui déstabilisent l'Ukraine et sapent ou menacent l'intégrité territoriale, la souveraineté ou l'indépendance de l'Ukraine”.
Deux réflexions me viennent à l'esprit. La première est que l'Ukraine doit être nettement plus affaiblie que nous ne le pensons si les vidéos insignifiantes de cette personne peu connue menacent son intégrité territoriale, sa souveraineté, sa stabilité ou son indépendance. L'autre réflexion porte sur la possibilité que mes propres articles de journaux et de magazines, ainsi que mes contributions à des débats radiodiffusés, critiques à l'égard de l'Ukraine et de la politique britannique à son égard, puissent, sous un gouvernement un peu plus faible que celui de la Grande-Bretagne actuelle, être invoqués à mon encontre de la même manière. M. Phillips, qui a eu du mal à obtenir une réponse du ministère des Affaires étrangères de Londres à ses lettres concernant son statut, a porté l'affaire devant la High Court de Londres en tant qu'affaire civile, grâce à l'aide bénévole d'un avocat londonien appelé Joshua Hitchens (avec lequel je n'ai pas de lien de parenté). Joshua Hitchens s'est battu avec acharnement, au nom de la liberté d'expression, et a perdu. Il a depuis demandé l'autorisation de faire appel.
En lui refusant dans un premier temps son recours, la High Court a déclaré que la peine arbitraire infligée à Phillips constituait un résultat intentionnel de la législation britannique en matière de sanctions. Elle a noté
qu'“il est clair que le Parlement a voulu que des sanctions puissent être imposées en réponse à l'exercice des droits de parole et d'expression”.
Les temps sont durs pour la liberté d'expression dans le pays qui l'a vue naître, et pires encore pour ceux qui croyaient que ce pays, ou du moins un nombre raisonnable de journalistes, finirait par se révolter contre l'extinction de ses libertés. Il s'avère que c'est possible ici, qu'ils peuvent vous arrêter même si vous n'avez rien fait, et que personne ne s'en soucie, à l'exception de quelques rares énergumènes.
* Peter Hitchens est chroniqueur au Mail on Sunday.
https://www.theamericanconservative.com/assange-phillips-and-the-end-of-rights/