👁🗨 Assange vu de l'intérieur de la CIA, du département d'État & de l'armée américaine
Ils nous menacent de l’Espionage Act - c'est pourquoi Julian Assange est poursuivi pour la révélation de documents classifiés - car la classification concerne le pouvoir exécutif. Pas les civils.
👁🗨 Assange vu de l'intérieur de la CIA, du département d'État et de l'armée américaine
Par Eleanor Goldfield, Project Censored, le 28 octobre 2023
Vous avez peut-être entendu parler de Julian Assange, mais il y a de fortes chances que vous n'ayez pas entendu parler de lui de l'intérieur de la CIA, du département d'État et de l'armée américaine. Dans cet épisode spécial, Eleanor s'entretient d'abord avec John Kiriakou, ancien agent antiterroriste de la CIA et lanceur d'alerte, au sujet de ce que Julian Assange encourrait s'il était extradé vers les États-Unis, car M. Kiriakou a lui-même comparu devant le même tribunal que celui qui attend Julian Assange. M. Kiriakou évoque également l'acharnement de la CIA contre M. Assange et les rouages internes qui ont permis à la CIA de planifier l'assassinat de M. Assange dans un abandon total et sans avoir à rendre de comptes. Matthew Hoh, ancien capitaine du corps des Marines et officier du département d'État, rejoint à nouveau l'émission pour nous expliquer ce qu'est exactement une information classifiée et pourquoi c'est important pour comprendre les fichiers partagés par Wikileaks. Matthew démonte l'idée reçue selon laquelle les publications de Wikileaks auraient mis en danger la vie de citoyens américains, en soulignant que le véritable préjudice a été causé à l'empire lui-même.
Transcription de l'entretien avec John Kiriakou
EG [Eleonor Goldfield]: Merci à tous de nous rejoindre à l'émission de radio Project Censored.
Nous sommes très heureux d'accueillir John Kiriakou, ancien agent antiterroriste de la CIA et ancien enquêteur principal de la commission sénatoriale des affaires étrangères.
John est devenu le sixième lanceur d’alerte inculpé par l'administration Obama en vertu de l'Espionage Act, une loi destinée à punir les espions. Il a purgé une peine de 23 mois de prison pour avoir tenté de s'opposer au programme de torture de l'administration Bush et de le dénoncer.
John, merci beaucoup de nous avoir rejoints.
JK [John Kiriakou]: Merci de m'accueillir, Eleanor. J'en suis ravi.
EG : Pour commencer, je voudrais, parce que vous et Assange avez ceci en commun, d’être tous deux poursuivis en vertu de l'Espionage Act, et qu'il finira, comme vous, devant le tribunal du district oriental de Virginie, et je me demandais si vous pouviez nous expliquer ce que cela signifie de se retrouver devant le tribunal du district oriental, et en quoi cela va à l'encontre de l'argument selon lequel si Assange était extradé, il bénéficierait d'un procès équitable.
JK : Tout d'abord, il faut dire les choses telles qu'elles sont : il ne faut pas qu'il soit extradé. Il ne recevra pas se procès équitable dans le district oriental de Virginie. C'est tout simplement impossible.
La raison la plus simple est que son jury serait composé de personnes qui travaillent ou ont des amis ou des parents travaillant pour la CIA, le Pentagone, le Département de la Sécurité intérieure, ou n'importe quelle douzaine de sous-traitants de la communauté du renseignement. Voilà à quoi ressemblera la liste des jurés. Il est donc impossible d'obtenir un procès équitable.
Je vais poser une question rhétorique. Vous savez, j'ai été inculpé dans le district Est de Virginie. Jeffrey Sterling, le lanceur d’alerte de la CIA, l'a été dans le district Est. Snowden a été inculpé dans le district Est, tout comme Julian.
Mais lorsque l'ancien directeur de la CIA, David Petraeus, a révélé les noms de dix agents secrets de la CIA à sa petite amie, et lui a donné accès aux livres noirs du président, qui sont les documents les plus hautement confidentiels du gouvernement américain, où a-t-il été inculpé ? Il a été inculpé dans le district occidental de Caroline du Nord.
L'accusation a été réduite à un délit mineur. Il a plaidé coupable et a obtenu 18 mois de mise à l'épreuve sans surveillance. Il a conservé son habilitation de sécurité. Il a conservé son contrat avec la Maison Blanche. Lors de l'audience finale, le juge est descendu du banc pour lui serrer la main et le remercier pour les services rendus au pays.
Il y a donc une énorme différence dans la façon dont les gens sont traités en vertu de la loi sur l'espionnage, selon le district fédéral dans lequel ils sont inculpés.
Ce n'est pas pour rien que le district oriental de Virginie est appelé le tribunal de l'espionnage. Et c'est parce qu'aucune personne accusée d'atteinte à la sécurité nationale n'y a jamais gagné un procès. Jamais.
EG : Lors de votre procès, si j'ai bien compris, et j'espère que vous pourrez en dire plus à ce sujet, vous n'avez pas été autorisé à vous défendre.
JK : Non. Non. C'est l'une des bizarreries de la loi sur l'espionnage. Il n'y a pas de défense affirmative.
Vous ne pouvez pas dire, oui, j'ai dénoncé le programme de torture de la CIA, mais je l'ai fait parce que c'était un programme illégal.
Tout ce que vous pouvez dire, c'est que j'ai divulgué des informations classifiées. Vous ne pouvez pas, il vous est interdit de dire pourquoi vous l'avez fait. Et Ed Snowden, avec qui j’étais en lien étroit après ses premières révélations. Tout d'abord, il a dit qu'il était prêt à rentrer chez lui, et à faire face à la musique.
Et je lui ai dit, écoute, engage les meilleurs avocats que l'argent puisse acheter. Et c'est ce qu'il a fait, il a engagé mes avocats et ils ont immédiatement entamé des négociations avec le ministère de la Justice pour essayer de trouver un accord parce que, comme je l'ai dit, il était prêt à rentrer chez lui, à faire face à la justice et à aller en prison, c'est ce qu'il m'a dit lui-même. S'ils l'autorisaient à se présenter devant le tribunal pour expliquer pourquoi il a fait ce qu'il a fait. Et ils ont dit, absolument pas.
Donc, pour une raison qui n'a jamais été expliquée, il était préférable pour le ministère de la justice qu'Ed Snowden refasse sa vie en Russie plutôt que de revenir et d'expliquer que la CIA, la NSA et une myriade d'autres services espionnaient les citoyens américains.
EG : Quand on y réfléchit, l'intention est vraiment un point importante au tribunal. Vous vouliez tuer quelqu’un, ou vous l'avez tué accidentellement ? L'intention est donc un élément essentiel du système judiciaire.
JK : Mais pas dans la loi sur l'espionnage.
Mes avocats ont en fait essayé de faire valoir cet argument lors de la toute première audience et, ma juge, la juge Leonie Brinkman, nommée par Reagan, a interrompu les avocats et a dit qu’elle ne prendrait pas en compte les précédents devant d'autres tribunaux selon lequel l'accusé devait avoir une intention criminelle.
Et mes avocats ont dit : “Attendez une minute, votre honneur, êtes-vous en train de dire qu'une personne peut accidentellement commettre un acte d'espionnage ?”
Et elle a répondu que c'était exactement ce que je disais. Puis elle s'est tournée vers moi et m'a dit : “M. Kiriakou, soit vous l'avez fait, soit vous ne l'avez pas fait. Et je pense que vous l'avez fait. Et c'est tout.”
Nous avons bloqué trois jours. Nous avons rédigé des centaines de motions pour rejeter des documents pour qu'elle entende ces 200 motions. Parce que ces câbles montraient mon refus de participer à la formation à la torture, mon objection à la torture alors que j'étais encore à la CIA, et il y avait des dizaines, des centaines de câbles qui exposaient les techniques de torture réellement utilisées.
Nous sommes entrés dans la salle d'audience et elle a dit : “Je vais faire gagner beaucoup de temps à tout le monde et je vais rejeter les 200 requêtes”. Et c'est ce qu'elle a fait.
Elle a déclaré une suspension d'audience et, alors que nous sortions, j'ai demandé à mon avocat principal ce qui venait de se passer. Il m'a répondu que nous venions de perdre l'affaire.
Voilà ce qui s'est passé. C’est le district Est de Virginie. En fin de compte, le ministère de la justice m'a fait une meilleure et dernière offre et j'ai décidé de la refuser. Ma femme et moi sommes restés debout toute la nuit à discuter de ce qu'il fallait faire, et je croyais au plus profond de moi que j'étais innocent et que j'allais rejeter l'offre.
J'ai donc envoyé un courriel à mes avocats très tôt le matin et ils ont répondu immédiatement que trois ou quatre d'entre eux venaient à la maison. Le plus âgé et le plus aguerri, lorsqu'il est entré, m'a dit, et ce sont ses termes exacts. “Espèce de fils de pute stupide, accepte le marché”.
Et le second, un gentleman du Sud, m'a dit : “Écoute, si tu étais mon propre frère, je te supplierais d'accepter ce marché. Il n'y a rien de mieux à faire”. Et puis le troisième, un dur mais que j'aimais et respectais le plus, m'a fait face. Et pardonnez-moi si j'ai raconté cette histoire trop souvent, mais il m'a dit :
“Tu sais quel est ton problème ? Ton problème, c’est que tu penses qu'il s'agit de justice, mais ce n'est pas le cas, il s'agit de limiter les dégâts, accepte l'accord”.
J'ai donc accepté l'accord. Et c'est ce qu'ils attendaient. C'est pourquoi, selon ProPublica, le gouvernement fédéral gagne 98. 2 % de ses affaires et que, dans le district oriental de Virginie, il gagne 99,1 % de ses affaires.
On n’a aucune chance. On ne peut pas gagner.
EG : Et comme vous l'avez déjà dit, il est impossible que le ministère de la Justice lui propose un accord à ce stade.
JK : J'en doute. L’unique raison pour le ministère de la Justice lui propose un accord serait que lui ou Wikileaks ait des informations supplémentaires pas encore divulguées et que, dans le cadre de l'accord, ils négocient, vous savez, un délai X en échange de la non-divulgation des informations ou de leur restitution au gouvernement.
Mais sinon, il risque 175 ans de prison pour des dizaines d'accusations d'espionnage. Je ne peux pas imaginer qu'ils souhaitent lui faciliter la tâche.
EG : D'après votre expérience, il ne s'agit pas seulement de l'Eastern District, mais aussi d'essayer de faire en sorte que des vies soient détruites. Je me demandais si vous pouviez nous en dire un peu plus à ce sujet. Ce grand appareil d'État essaie de faire en sorte que les lanceurs d’alerte et ceux qui disent la vérité voient leur vie détruite, même en dehors du système judiciaire.
JK : Oui, vous savez, automatiquement les gens s'éloignent de vous. Les amis, les anciens collègues, même les parents s'éloignent de vous et ne vous adressent plus la parole, plus jamais.
C'est blessant, n'est-ce pas ? Mais vous pouvez vivre avec ça. D'accord, vous voyez qui étaient vraiment vos amis de toute façon. Et puis on se fait de nouveaux amis dans une nouvelle communauté.
Mais, autre problème : vous ne travaillerez plus jamais dans votre domaine. Et en plus de ne plus jamais travailler dans votre domaine, vous traînez une condamnation pour crime contre la sécurité nationale.
Vous perdez donc votre retraite fédérale. Vous perdez le droit de vote. Vous perdez le droit de posséder une arme à feu. Vous êtes toujours suspecté de quelque chose. Des années après ma sortie de prison, le FBI a continué à me suivre partout. Pas tout le temps, mais avec une certaine régularité.
J'étais l'un des principaux experts du gouvernement américain sur le Moyen-Orient. J'ai fini par être magasinier chez Michael's dans l'équipe de nuit avant de trouver un emploi au salaire minimum via un groupe de réflexion de gauche, puis ma femme m'a quitté. Elle n'en pouvait plus.
Tout cela fait partie de la punition à long terme. Ils veulent que vous soyez ruiné. Pas parce qu'ils en ont après vous. Ils ne sont pas assis autour d'une table à se demander comment on peut baiser Eleanor. Comment faire pour qu'elle ne travaille plus jamais ? Ce qu'ils font, c'est se demander comment utiliser Eleanor pour l’exemple. Comment faire en sorte qu'elle soit si blessée que d'autres personnes la regardent et se disent : “Vous savez, je pensais dénoncer, mais regardez ce qu'ils ont fait à Eleanor. Je ferais mieux de me taire.”
Un journaliste du New York Times m'a dit que le jour de mon arrestation, toutes les sources de Sécurité nationale du New York Times se sont tues et sont restées silencieuses pendant six mois.
C'était l'objectif. C'est ce qu'ils voulaient faire.
EG : C'est terrifiant. Comme vous avez travaillé à la CIA, et parce que la CIA a été particulièrement enragée contre Julian Assange, avez-vous été surpris lorsque vous avez entendu, par exemple, que Pompeo avait mis au point ce plan pour faire assassiner Julian Assange ? Cela vous a-t-il semblé conforme à la façon dont la CIA opère à l'intérieur ?
JK : Oui.
Et je vais vous dire pourquoi. J'ai été dégoûté, bien sûr, par ce reportage. Vous parlez de celui de Yahoo News. Il m'a rendu malade, mais ne m'a pas du tout surpris.
Il contient quelques petits détails qui ne sont généralement pas connus du public et qui, à mon avis, sont très importants.
Il s'agit donc d'un article de Michael Isikoff publié dans Yahoo News. Mike Isikoff est un journaliste très connu et très respecté à Washington dans le domaine de la Sécurité nationale. Lauréat du prix Pulitzer, il a fait ses armes à Newsweek, à l'époque où cette publication était importante.
Il a réussi à obtenir les témoignages de 30 officiers de renseignement, anciens et actuels, pour ce reportage. Il ne s'agit donc pas d'un seul homme qui aurait dit : “Oh, Pompeo voulait tuer Julian Assange”. Ce sont 30 fonctionnaires de l'intérieur qui ont donné les détails de cette opération.
L'idée était que si Julian tentait de quitter l'ambassade d'Équateur, il serait kidnappé dans la rue et remis, soit au district Est de Virginie pour être jugé, soit à Guantanamo pour être détenu jusqu'à ce que l'on sache quoi faire de lui.
Ou, s'ils ne pouvaient pas l'extraire, l'abattre dans la rue. Ils ont également évoqué un plan C : s'il parvenait à se rendre dans l'un des aéroports de Londres et à monter à bord d'un avion de l'ambassade de Russie, la CIA était autorisée à tirer sur les pneus de l'avion.
Il s'agit là d'un acte de guerre : tirer sur les pneus de l'avion pour s'assurer qu'il ne puisse pas décoller.
L'une des choses que la plupart des gens n'ont pas remarquées, c'est que quelques jours avant que l'affaire ne soit rendue publique, Mike Pompeo, dans une interview, a qualifié WikiLeaks de service de renseignement hostile et non étatique.
Ces mots ont été choisis avec soin, car si WikiLeaks est un service de renseignement hostile et non étatique, toute cette affaire devient une affaire de contre-espionnage.
Or, une affaire de contre-espionnage est gérée par le centre de contre-espionnage de la CIA. Mais les dossiers de contre-espionnage sont les dossiers les plus confidentiels traités par la CIA. Ils sont tellement confidentiels qu'ils sont les seuls à ne pas devoir faire l'objet d'une information aux commissions de contrôle de la Chambre des représentants et du Sénat.
Pourquoi ? Parce que le contre-espionnage signifie généralement que vous travaillez pour une puissance étrangère, un gouvernement étranger. Si la CIA enquête sur une taupe, qui peut dire si cette taupe n'est pas le président de la commission du renseignement du Sénat ? Ou le membre le plus important de la commission du renseignement de la Chambre des représentants.
Ces informations sont donc détenues en interne. Si cette opération avait été menée menée à bien, tout le monde aurait su que Julian Assange a tenté de quitter l'ambassade équatorienne à Londres, et qu'il aurait été abattu, point final. Fin de l'histoire. C'est pourquoi il a utilisé ces termes très spécifiques, selon lesquels il s'agissait d'un service de renseignement hostile non étatique.
Et bien sûr, ce n'est pas le cas. C'est un organe de transparence et de journalisme, mais c'est ce qu'ils ne veulent pas que les gens pensent.
Permettez-moi d'ajouter une chose, et ce n'est qu'une supposition éclairée. Je ne dispose d'aucune information privilégiée pour prouver que c'est le cas, mais je pense que la raison pour laquelle cela ne s'est jamais produit est que le modus operandi d'un programme d'action secrète comme celui-ci est de s'adresser d'abord à l'avocat général de la CIA, qui dit, oui, c'est légal, non, ce n'est pas légal. Si c'est légal, on s'adresse à l'Office of Legal Counsel (OLC) du ministère de la Justice, qui dit : oui, c'est légal, non, ce n'est pas légal. Si c'est le cas, l'information est transmise au conseil général du Conseil de sécurité nationale, qui répond par l'affirmative ou par la négative. Si c'est le cas, elle est transmise au conseiller à la sécurité nationale pour signature. Si ce dernier le signe, il le transmet au président pour signature. Et si le président la signe, elle est mise en œuvre.
Je pense qu'elle a été transmise au Conseil national de sécurité. Je pense que le conseiller à la sécurité nationale l'a reçue et qu'il a dit : “Est-ce qu'ils ont perdu la tête ? Nous allons assassiner un citoyen des Five Eyes, un citoyen australien, qui n'a jamais été confronté à ses accusateurs devant un tribunal ? Nous allons l'assassiner en plein jour dans la rue à Knightsbridge, à Londres ?” Quelqu'un, probablement le conseiller à la sécurité nationale, a donc été l'adulte dans la pièce et l'a tué.
Mais je pense qu'en même temps, il y avait suffisamment de gens à la CIA au courant de la planification de l'attentat pour se dire que cela dépassait les bornes, et qu'il fallait dire quelque chose car certains avaient perdu la tête.
Je pense que c'est la raison pour laquelle cette équipe de journalistes de Yahoo n'avait pas une, deux ou cinq sources. Ils en avaient 30, qui ont toutes confirmé les informations des autres.
EG : Et j'aimerais revenir un instant sur cette hiérarchie, parce qu'elle semble un peu déréglée, n'est-ce pas ? Car oui, dans ce cas, la CIA pourrait être étouffée par le NSC qui lui dirait : "Non, nous ne ferons pas ça, c'est ridicule".
Mais en même temps, comme le souligne Kevin Gosztola dans son livre, il y aurait eu de fortes chances qu'Assange ne soit pas inculpé si la CIA avait adopté une posture radicale contre Assange, parce que le ministère de la Justice s'est vraiment démené pour inculper Assange une fois que Pompeo a clairement indiqué qu'il voulait la tête de Julian au bout d'un pique.
Il semble que ce ne soit pas le cas dans la hiérarchie où la CIA opère sous n'importe qui.
JK : Oui, je pense que les gens ne réalisent généralement pas à quel point la CIA fait autorité dans des domaines du gouvernement - où elle ne devrait même pas faire partie de la conversation.
Le travail de la CIA, très simplement, est de recruter des espions pour voler des secrets et d'analyser ces secrets, afin de permettre aux décideurs politiques de prendre les décisions politiques les mieux informées, un point c'est tout.
Ce n'est pas à la CIA de décider qui est accusé d'un crime, qui est poursuivi pour un crime, de créer des forces paramilitaires, de procéder à des enlèvements internationaux ou à des programmes de torture dans des archipels de prisons secrètes, de décider ce que le Congrès doit ou ne doit pas savoir.
Rien de tout cela ne devrait relever de la CIA, mais nous avons permis à la CIA, comme nous l'avons fait avec le FBI dans les années 50, de continuer à repousser les limites jusqu'à ce qu'il soit trop tard pour l'arrêter. Il faut alors un comité Church ou un comité Pike pour les remettre en place.
N'oubliez pas que Barack Obama, aussi mauvais qu'il ait été, en particulier pour les lanceurs d'alerte en matière de Sécurité nationale, n'a jamais inculpé Julian Assange d'un crime. C'est Donald Trump qui l'a fait.
Beaucoup d'entre nous, et j'admets que je me suis trompé comme beaucoup de mes amis et collègues, beaucoup d'entre nous ont pensé que Joe Biden faisait partie de l'administration Obama, et qu'il savait de quoi Obama parlait quand il disait qu'inculper Assange créerait un problème avec le New York Times, et nous pouvons certainement en parler.
Joe Biden comprend certainement “le problème du New York Times” et il devra abandonner ces poursuites. Non, il a redoublé d'efforts. Et nous voilà en train d’attendre que Julian soit extradé vers l'Eastern District avant la fin de l'année, puis probablement placé en détention préventive, pendant des années, tandis que les deux parties se chamaillent sur ce qui devrait être admis comme preuve et ce qui ne devrait pas l'être.
EG : J'aimerais vraiment que vous parliez du problème du New York Times. Pour ceux qui ne le savent pas, pourriez-vous expliquer brièvement de quoi il s'agit avant que nous terminions ?
JK : Oui, c'est l'une des ironies de toute cette situation.
Vous savez, le Washington Post, le New York Times, le Wall Street Journal, AP, tous ces grands organes de presse grand public publient des informations classifiées littéralement tous les jours.
Washington ne pourrait pas fonctionner s'il n'y avait pas des fuites classifiées tous les jours.
Et c'est généralement la Maison Blanche ou le Pentagone qui sont à l'origine de ces fuites. Je peux citer des fuites qui, j'en suis certain, provenaient de la CIA au cours des deux dernières semaines au sujet d'Israël et de la Palestine.
Mais lorsque ces fuites sont autorisées, tout le monde est content. Lorsque les fuites ne sont pas autorisées, la Maison Blanche est très contrariée et la CIA dépose ce que l'on appelle un rapport sur les crimes auprès du FBI, qui doit alors enquêter sur l'affaire.
Mais en réalité, si l'on veut inculper Julian Assange, un éditeur, de plusieurs chefs d'accusation d'espionnage, il faut inculper le Washington Post, le New York Times, le Wall Street Journal, le L.A. Times, AP et tous ceux qui publient chaque jour des informations classifiées.
C'est une violation du Premier Amendement. Donc, soit nous sommes transparents et nous soutenons la liberté d'expression et la liberté de la presse, soit nous ne le sommes pas. Parce qu'on ne peut pas être les deux à la fois.
EG : Tant de choses dépendent de cette affaire, vous parliez du partage d'informations, et ils l'appellent quand même une fuite autorisée ?
JK : Une fuite autorisée, c'est comme les fuites de la CIA : nous avions raison sur Gaza. Nous avions prédit trois jours auparavant qu'ils allaient lancer cette attaque. Puis la fuite est transmise au Post, et le Post dit : un document classifié de la CIA dit que la CIA avait raison. La CIA répond alors : “Oh, non, cette information était confidentielle qui nous colle une très bonne image. Nous devrions probablement la communiquer au FBI. Mais ils ne seront probablement pas en mesure de découvrir qui est à l'origine de la fuite. Parce que c'est une fuite autorisée.
EG : Je vois. D'accord. C'est comme poster “accidentellement” une très belle photo de soi en ligne ou quelque chose comme ça.
JK : Oui. Exactement.
EG : Wow. D'accord. John, merci infiniment de nous avoir brossé ce contexte très, très important et d'avoir partagé avec nous votre propre histoire. J'apprécie vraiment.
JK : Merci pour le travail que vous faites, Eleanor. C'est important. Merci de m'avoir invité.
Retranscription approximative de l'entretien avec Matthew Hoh
EG : Merci à tous de nous rejoindre à l'émission de radio Project Censored. Nous sommes très heureux d'accueillir à nouveau Matthew Hoh, directeur associé de l'Eisenhower Media Network et membre émérite du Center for International Policy.
En 2009, il a démissionné de son poste au département d'État en Afghanistan pour protester contre l'escalade de la guerre. Matthew, merci beaucoup de nous avoir rejoints.
MH : Bonjour, Eleanor. Merci de m'avoir invité à nouveau.
EG : Je voudrais commencer par un point qui me semble absent de la conversation sur Assange, à savoir le langage autour des informations classifiées, entre guillemets.
Je commencerai par dire qu'il n'existe aucune loi aux États-Unis interdisant la publication d'informations classifiées. Je le répète. Il n'y a pas de loi aux États-Unis contre la publication d'informations classifiées.
Sur ce, Matt, pouvez-vous nous parler de la désignation des documents classifiés en ce qui concerne l'armée, le Pentagone et le Département d'État ?
MH : Oui, bien sûr. Vous savez, en tant que civils, nous ne sommes pas liés par la loi sur les informations classifiées. Nous ne sommes pas liés par le processus de classification. C'est quelque chose qui relève du pouvoir exécutif.
Ils peuvent certainement nous menacer de l’Espionage Act, et c'est la raison pour laquelle un journaliste comme Julian Assange est poursuivi pour la révélation de documents classifiés, et pas pour mêmes accusations que Chelsea Manning, Tom Drake ou John Kiriakou. La classification concerne le pouvoir exécutif. Elle ne concerne pas les civils.
Cela ne veut pas dire qu'ils n'ont pas d'autres moyens de s'en prendre aux gens, et Julian Assange, bien sûr, en est le meilleur exemple, mais au sein du gouvernement américain, à titre d'information, j'ai travaillé avec des documents classifiés pendant une douzaine d'années.
Il existe plusieurs niveaux de classification. Il y a le niveau sensible mais non classifié, que l'on appelle S.B.U. Il y a le niveau secret et le niveau top secret, et à l'intérieur du niveau top secret, il y a différentes catégories, des programmes compartimentés, si l'on veut. Ainsi, ce n'est pas parce que vous avez une habilitation “Top secret” que vous pouvez voir toutes les informations “Top secret”.
Les choses ont changé depuis les révélations de WikiLeaks, depuis le travail de Chelsea Manning, d'Ed Snowden, de Julian Assange et d'autres. Vous avez vu qu'ils ont restreint l'accès aux informations secrètes, mais à mon époque, vous pouviez accéder à l'ensemble de la base de données secrète du gouvernement des États-Unis si vous étiez sur le réseau. C'était comme un grand Google share drive, en gros.
Beaucoup de gens pensent qu'un ordinateur secret ou top secret est spécial, différent, qu'il semble venir d'une autre époque et d'une autre dimension. Mais ce n'est pas le cas. Il s'agit littéralement de la même machine Windows que celle utilisée par le reste du gouvernement. Vous utilisez Microsoft Office, vous utilisez Internet Explorer ou tout ce qu'ils utilisent actuellement. Ce n'est donc pas comme si c'était quelque chose de spécial, d'unique ou de personnalisé.
Ce qui le rend secret, outre le processus de classification, c'est la connexion qui fonctionne sur ces machines. Lorsque vous travaillez sur ces questions, vous disposez de deux ordinateurs et de deux écrans, n'est-ce pas ? Vous avez donc votre ordinateur secret ici, ou top secret, ou autre. Et vous avez votre machine non classifiée ici aussi, parce que si vous devez parler à quelqu'un qui n'est pas sur un réseau, vous deviez le faire côté non classifié.
En ce qui concerne les documents très secrets, ils sont généralement conservés dans une salle appelée SCF (secure compartmentalized facility), une sorte de chambre forte à l'intérieur d'une salle de réunion. Comme une chambre forte dans une chambre forte. La plupart du temps, lorsque vous travaillez sur des programmes secrets ou très secrets, vous êtes dans une pièce fermée à clé, pour ainsi dire.
C'est ainsi que les choses sont traitées. Mais cela dément en quelque sorte l'accusation portée contre Julian, l'accusation portée contre Chelsea Manning, selon laquelle il y a eu piratage, donc si vous avez une habilitation secrète, vous avez accès à tout ce que votre mot de passe et votre profil vous permettent d'atteindre.
Et là encore, depuis une dizaine d'années, ils ont vraiment limité cela. Mais à mon époque, je pouvais y accéder. C'était comme se connecter à l'internet sur n'importe quelle machine de la maison. Vous pouviez accéder à tous ces sites web hébergés par tous ces commandements et unités, à toutes leurs bases de données.
Occasionnellement, vous tombiez sur quelque chose de protégé par un mot de passe, ce qui est logique. C'est ce que nous faisons dans notre travail. Je pense que la plupart des gens savent que si vous travaillez pour une entreprise, une fondation, une société, une organisation, une école ou autre, il y a des choses auxquelles vous ne voulez pas que tout le monde ait accès.
Je l'ai vu l'autre jour où ils ont mis en ligne un excellent document sur Google Sheet et quelqu'un l'a supprimé. Tout le monde a vécu cette expérience dans sa vie.
Mais lorsque Chelsea a fourni ces informations à WikiLeaks, elle n'a pas eu besoin de pirater quoi que ce soit, elle avait l’accès.
Je pense que les gens ont une vision hollywoodienne de la chose, où il faut se connecter en scannant son iris. C'est comme dans le premier film de Mission Impossible où Tom Cruise entre par le plafond, où il y a des lasers partout et où il faut droguer quelqu'un pour entrer et tout le reste, n'est-ce pas ? Ce n'est pas comme ça que ça se passe.
Il y a certainement des installations sécurisées dans les installations sécurisées. Mais une fois que vous y êtes, vous y êtes. Et à moins que quelque chose ne soit protégé par un pare-feu ou un mot de passe, on peut tout voir.
EG : Je vous remercie. Je pense que beaucoup de gens ont ce point de vue.
MH : C'est très, très banal et ennuyeux. Et je vais même vous raconter une chose, familière à ceux connaît le gouvernement américain. Quand j'étais à Crystal City à ce moment-là, j'avais deux ordinateurs, un non classifié, un classifié, de niveau secret. Ils utilisaient deux systèmes d'exploitation Microsoft différents, l'un étant Windows 8, et l'autre Windows XP ou quelque chose comme ça. Tout était inversé sur chacun d'entre eux. Donc pour quelqu'un a travaillé avec le gouvernement américain et l'armée américaine, ce que je dis n’a rien d’étonnant. Passer d'un ordinateur où le bouton de fermeture de votre feuille de calcul Microsoft Excel se trouve en haut à gauche à un autre ordinateur où il se trouve en haut à droite, en face l'un de l'autre. C'est, je pense, un résumé du gouvernement américain.
C'est la raison pour laquelle beaucoup d'entre nous diront qu'il y a des conspirations, certainement la guerre en Irak, l'une des plus importantes de tous les temps. Mais bien souvent, il s'agit plus d'incompétence que de conspiration, et parfois, bien sûr, c'est un mélange des deux.
Je vais vous raconter une autre histoire qui s'est passée au même endroit, c'était en 2008. Je suis arrivé un jour au travail et, en 2008, les clés USB étaient très populaires, n'est-ce pas ? Nous les avions depuis environ cinq ans, tout le monde les utilisait pour tout.
Et l’ensemble du ministère de la Défense a interdit l'accès aux clés USB. On racontait que dans une base à l'étranger, les Chinois déposaient sur les parkings des clés USB chargées de programmes d'espionnage. Comme tout le monde, vous vous promenez et vous vous dites : “Hey, une clé USB. C'est super.” Et puis vous allez au travail et vous la branchez en pensant que vous venez de vous trouver une toute nouvelle clé USB.
Nous sommes arrivés au travail un lundi et toutes les clés USB du ministère de la Défense ont été désactivées. Je pense toujours aux hommes et aux femmes qui avaient une présentation importante à faire au patron ce matin-là et qui n'ont pas réussi à la faire correctement parce qu'elle était sur une clé USB.
Vous savez, c'est comique, mais cela montre aussi la nature maladroite de tout cela. Et donc l'idée, pour revenir à l'histoire de WikiLeaks, on croit à une sorte de piratage, qu'il devait s'agir de Tom Cruise descendant du plafond, alors que non, il s'agissait de Chelsea Manning, âgée de 20 ans, qui venait de brancher un disque dur devant tout le monde dans le bureau, probablement, pour tout télécharger.
Cela ne ressemble pas à un film hollywoodien. Cela ressemble à votre lieu de travail, où la plupart des gens essaient de passer la journée sans que l'endroit ne brûle.
EG : J’aimerais aussi aborder l'autre trope évoqué dans cette affaire, à savoir que parce que Chelsea Manning a partagé ces informations classifiées et que WikiLeaks les a publiées, il y a eu danger pour les troupes et le personnel américains.
Pouvez-vous nous aider à démystifier cette idée en nous faisant part de votre expérience en matière d'informations classifiées ?
MH : Eh bien, cette possibilité n'a jamais existé. En effet, comme nous l'avons décrit, les informations sensibles mais non classifiées correspondent au travail administratif quotidien de base. Secret, c'est le niveau où le pays pourrait subir des préjudices en cas d'exposition, et top secret, pour paraphraser, c'est le niveau où le pays pourrait subir des préjudices graves.
En réalité, ces classifications sont réparties principalement en fonction de leur degré de “secret”. Que s'est-il donc passé ? Une patrouille était sur place, a rédigé un rapport et l'a publié, n'est-ce pas ? La plupart du temps, vos plans, les préparatifs, les opérations secrètes ou clandestines planifiés sont classés top secret. Vos sources, tout type de renseignement humain, d'origine électromagnétique, obtenus des capteurs des drones et d’avions espions et satellites qui peuvent détecter des radiations quelque part ou voir un panache de fumée ou autre, tout cela est classé top secret.
Une fois que l'on a compris que ce que WikiLeaks avait publié était de niveau secret, il n'y avait vraiment aucune possibilité de préjudice. Il n'y aurait pas d'agents sur le site. Les noms des personnes qui travaillaient avec nous, que ce soit dans le domaine du renseignement, de l'armée ou de la diplomatie, n'allaient pas y figurer s'il y avait présomption d’un possible préjudice du fait de leur révélation.
Je dirais que lorsque j'étais en Irak ou en Afghanistan, et que j'avais une réunion avec le gouverneur ou avec les membres du conseil provincial, ou que je rencontrais cet ingénieur, ils me parlaient de ce qu'ils montent, et la résistance sait qui sont ces gens-là.
Ainsi, une fois que l'on a compris qu'il s'agit principalement d'informations historiques, de choses qui se sont produites dans le passé, de choses probablement bien connues du public dans cette région, et certainement des insurgés et des résistants dans cette région, d’où de cette idée que des vies sont mises en danger.
Et ce n'était pas le cas. Wikileaks a tout expurgé avant de publier le document. Wikileaks a passé beaucoup de temps à examiner les documents et à expurger tous les noms qui y figuraient. Même si, comme je l'ai expliqué, ces personnes n’auraient pas été mises en danger. Les insurgés, les résistants, les membres d'Al-Qaïda, les Russes, tous étaient déjà au courant de l'existence de ces gens.
Ainsi, même lorsque les versions non expurgées ont été publiées, elles n'ont causé aucun préjudice. Nous le savons parce que le gouvernement des États-Unis a consacré beaucoup de temps et d'efforts à l'examen de tous les fichiers de WikiLeaks dans le cadre d'un processus inter-agences. Le Pentagone n'était donc pas le seul concerné. Ce ne sont pas seulement la CIA ou le département d'État qui ont examiné ces documents, mais l'ensemble du gouvernement : le département du commerce, du travail, de l'agriculture, tous ont cherché à savoir si ces révélations avaient porté préjudice à des personnes. Et bien sûr, rien n'a été trouvé.
Nous le savons grâce au travail des journalistes, mais le gouvernement américain, dans le cadre du procès de Chelsea Manning, s'est également exprimé devant le tribunal : nous n'avons trouvé aucun préjudice. Nous n'avons trouvé personne qui ait été impacté par ces publications. Des années plus tard, lors du procès d'extradition de Julian Assange en Grande-Bretagne, la même chose a été dite : aucune preuve n'a été apportée que ces révélations, ces expositions, ces fuites aient causé un quelconque préjudice à qui que ce soit.
Le tort causé a été de nuire à la réputation des États-Unis, car des choses ont été divulguées. Encore une fois, je l'ai dit, il s'agit de faits historiques. Avec le recul, on peut dire que l'une des révélations les plus préjudiciables au gouvernement américain a été la révélation que des prisonniers étaient torturés en Irak.
En particulier, le gouvernement américain, l'armée américaine remettait des prisonniers au gouvernement irakien, dominé par les milices chiites à ce moment-là, qui torturait systématiquement ces prisonniers. Je pense qu'avec le recul, les gens se demandent pourquoi ils n'ont pas mis cela sous le sceau du top secret. Je suis sûr que de nombreux militaires, agents de renseignement et diplomates ont également dit que nous aurions dû classer cette affaire autrement. Mais lorsque vous travaillez dans ce milieu, cet environnement où vous ne considérez pas que ce que vous faites est nécessairement mauvais, vous n'y pensez même pas.
C'est ainsi que le mal est venu - des révélations, en particulier celles des câbles diplomatiques - de la complicité des États-Unis, mais aussi de leurs actions à l'étranger dans d'innombrables pays où ils violent systématiquement le droit international, alors que ces documents montraient également que nous savions que ce que nous faisions était très contre-productif.
Par exemple, les rapports qui ont été publiés montrent que nous savions que l'armée pakistanaise et les services de renseignement pakistanais soutenaient et finançaient les talibans afghans. L'argent que nous donnions aux services de renseignement de l'armée pakistanaise était donc transmis aux talibans afghans, qui arrivaient et tuaient les troupes américaines en Afghanistan.
Nous envoyions alors plus d'argent aux services de renseignements militaires pakistanais parce que les talibans afghans tuaient nos hommes. Nous devions soutenir davantage les Pakistanais, n'est-ce pas ? Et ce cycle était incroyablement embarrassant.
Ainsi, lorsqu'ils parlent de préjudice, ils parlent de leur embarras. Ils sont humiliés. Les sales, sales crimes de l'empire ont été révélés et c'est en fin de compte la raison pour laquelle cette persécution et cette poursuite de Julian Assange durent depuis toutes ces années.
EG : Comme vous l'avez souligné, le préjudice causé aux troupes américaines semble être le fait de l'armée américaine.
MH : Oui, absolument.
EG : Sachant que vous faisiez partie de ce système, et que vous connaissiez probablement encore des gens qui en faisaient partie, quelle a été la réaction des gens à l'intérieur ? Pas seulement au Pentagone et au département d'État, mais aussi parmi les troupes sur le terrain qui avaient effectué des missions ou qui étaient encore stationnées là-bas. Était-ce un choc ? Y avait-il du dégoût ? Parce que je ne peux parler que de ce que nous avons vécu et ressenti en tant que civils, mais quelle a été la réaction à l'intérieur ?
MH : Ce dont j’ai beaucoup entendu parler, c'est que c'était bien que ce soit fait, mais que ce n'était pas fait de la bonne manière. Il s'agit donc d'un double langage, que l'on entend souvent de la part de personnes au sein des institutions qui font partie d’une entité avec laquelle elles ne sont pas d'accord. Ce qui se passe leur pose des problèmes cognitifs, intellectuels et moraux. Ainsi, lorsque quelqu'un fait une révélation, ils le soutiennent dans le sens où cette chose est vraie, qu’il fallait le dire, mais pas comme ça. C'est ce que j'ai entendu à maintes reprises, pas seulement avec Chelsea, mais avec Ed Snowden, avec Daniel Hale : c'est vraiment bien que l'information soit diffusée, mais ils ne l'ont pas fait de la bonne manière.
Et c'est une excuse. Une excuse pour leur permettre de continuer à faire ce qu'ils font parce que nous avons vu ce qui est arrivé à Ed lorsqu'il a essayé de le faire de la bonne manière. Nous avons vu ce qui est arrivé à Tom Drake lorsqu'il a essayé de faire les choses “correctement”.
Et, vous savez, les embarras et les humiliations détaillés provenaient de choses du passé, de choses qui ont été couvertes et cachées, mais certainement rien qui mettent en danger concernant tous les crimes en cours.
Si l'on commence à parler de la CIA et probablement aussi de la communauté des opérations spéciales, il faut savoir que rien n'est mis en péril. Seymour Hersh a écrit à ce sujet il y a quelques semaines, en parlant des attentats à la bombe de Nordstream, qu'il est tout à fait possible que tout ce qui a été écrit à ce sujet l'ait été sur une machine à écrire ensuite déchiquetée puis brûlée, à la manière dont la CIA se débarrasse de choses compromettantes.
Et je pense que beaucoup d'entre nous aussi, tout au moins beaucoup de gars avec qui j'en ai parlé, ont un sentiment de soulagement assez comique. Bien sûr, c'est arrivé, mais surtout, comment se fait-il que cela ne soit pas arrivé plus tôt ?
Et puis, bien sûr, la réaction du gouvernement américain a été celle que l'on peut attendre d'un animal effrayé. Il a réagi de manière excessive. D'une part, il a dit à toute personne faisant partie du gouvernement américain qu'elle ne pouvait pas lire ce genre de choses. Même si c'est dans USA Today, dans le Wall Street Journal, si CNN en parle, éteignez votre télévision, vous savez, parce que vous allez être contaminés, vous allez vous rendre coupables.
Ils se sont donc lancés dans cette campagne de peur et ont institué ce que l'on a appelé le programme de menace interne, en particulier après les fuites d'Ed Snowden. Ce programme de menace interne consistait essentiellement à dire aux gens qu'ils se devaient de dénoncer leurs collègues. Si vous pensez que quelqu'un fait quelque chose qui pourrait mettre en péril la sécurité de notre pays, il est de votre responsabilité de le dénoncer.
C'est ainsi que l'on instaure cette culture, n'est-ce pas ? Cette culture interne, ce programme de lutte contre les menaces d'initiés, où les gens ne sont pas seulement encouragés à dénoncer leurs collègues, mais où on leur dit que c'est une obligation professionnelle de le faire. Si nous découvrons que cette personne fait quelque chose de mal et que vous n'avez rien dit, vous en subirez les mêmes conséquences.
Ce type d'état d'esprit se retrouve dans l'ensemble du gouvernement fédéral, en particulier du côté de la Sécurité nationale, et d'après ce que je peux comprendre, c’est toujours le cas parce que, vous savez, après les révélations de Daniel Hale et de Reality Winner, cela a repris de plus belle.
EG : Pour conclure, je me souviens qu'Ed Snowden a dit que l'une de ses plus grandes craintes était que rien ne change par rapport à ce qu'il avait partagé. Et je pense que c'est aussi la crainte de beaucoup de gens en ce qui concerne Assange, mais cela va bien sûr beaucoup plus loin : notre accès à la liberté de la presse, à la liberté d'expression, à tout cela.
Pensez-vous que cela aura un effet sur les personnes qui travaillent dans l'armée, au Pentagone ou au Département d'État, en termes de capacité à faire ce que vous avez fait et à vivre ce moment où vous vous rendez compte que vous ne voulez plus faire partie de tout cela.
Je me demandais donc quel effet cela aurait, selon vous ? Et aussi, si vous pouviez nous parler un peu de la façon dont vous avez pris conscience de cela, avant même qu'il y ait eu ces fuites plus importantes sur ce qui se passait réellement ?
MH : Eh bien, j'ai pris conscience des guerres assez tôt, mais ensuite je me suis trouvé des excuses et je me suis menti à moi-même pendant de nombreuses années.
Au moment où nous parlons, un fonctionnaire du Département d'État au Bureau des affaires politico-militaires vient de démissionner pour protester contre la politique de l'administration Biden qui soutient Israël et son nettoyage ethnique contre les habitants de Gaza. Dans sa lettre de démission, il évoque le marché moral qu'il n'a cessé de conclure avec lui-même au cours des onze dernières années. Et c'est ce qu’on fait, on conclut un marché avec nous-même, on se trouve des excuses, on ment, on trouve d’autres raisons pour persévérer dans cette voie.
Ainsi, le traumatisme mental, émotionnel et spirituel que subissent les lanceurs d’alerte avant de rendre l'affaire publique a souvent un effet à vie.
C'est un lourd fardeau pour eux. Ce n'est pas parce que vous avez démissionné en signe de protestation, que vous avez dénoncé quoique ce soit. Mais ce traumatisme émotionnel, mental et spirituel perdure. Aujourd'hui encore, je pense que certaines choses vont être dites à mon sujet, ou que les gens vont m'attaquer, me traiter de traître etc. Cela ne s'est jamais produit, mais c'est toujours dans ma tête.
Mais je pense que, pour moi, les excuses étaient, eh bien, vous savez, je peux aller travailler et me dire que je peux faire ma part, en restant moral dans mes actions. Mais c'est une chose insensée, naïve et stupide à dire ou à penser, parce que dans des circonstances comme la guerre, vous n'a plus de posture morale. La guerre fait de vous un agent de son immoralité, c'est comme ça, ça a toujours été comme ça.
Et quand on s'en rend compte, on se dit qu'on ne fera plus les mêmes erreurs quand on aura atteint le grade de cadre supérieur, parce qu'on n'est qu'un subalterne ou un intermédiaire. Nous avons besoin de gens comme eux pour rester en poste afin que ces choses ne se reproduisent pas.
Ce ne sont donc que des excuses, encore des excuses, des rationalisations, des mensonges. Et ça s'accumule.
La première fois que j'ai parlé à notre regretté ami Daniel Ellsberg, il m'a appelé au téléphone, et la première question qu'il m'a posée était :
“Avez-vous livré des documents classifiés ? Vous savez, quand j'ai démissionné, quand j'ai quitté l'Afghanistan, j'en avais fini. J'étais tellement brisé moralement et intellectuellement que j'en avais fini.”
Mon souci était de ne pas me suicider, honnêtement, à ce moment-là, c'était de m'éloigner de tout ça, de m'en échapper. Ma démission en signe de protestation était quelque chose que je pensais être interne. Je n'ai pas décidé de ne jamais pensé à parler à la presse jusqu'à ce que le chef des opérations afghanes du département d'État me le dise. Allez-vous parler à la presse ? Je n'y avais jamais pensé. J'ai alors je me suis dit que c'était la première question qu'ils posaient. Ils étaient vraiment inquiets.
Mais vous savez, j'ai brûlé toutes mes affaires, mes notes personnelles, tout, avant de partir. Je me souviens d'avoir été interviewé par Jeremy Scahill pour son film Dirty Wars, et il m'a demandé combien de personnes figuraient sur la JPEL - la JPEL est une Joint Prioritized Effects List, c'était la liste des personnes à tuer. Il m'a demandé combien de personnes figuraient sur cette liste. Et je suis filmé en train de répondre : “Je ne peux pas vous le dire”.
Parce que même neuf mois, dix mois après, j'étais encore dans l'expectative. Je pensais que je pourrais y retourner. Tony Lake, par exemple, quelqu'un qui a démissionné à cause de la guerre du Viêt Nam a fini par devenir le conseiller à la Sécurité nationale de Bill Clinton bien des années plus tard. C'était peut-être comme ça à l'époque, mais ce n'était certainement plus le cas il y a 15 ans ou 14 ans, ni aujourd'hui à Washington.
Mais j'étais naïf, stupide, et je me protégeais contre ces choses pour ne pas me mettre en danger. Ainsi, même lorsque je dénonçais les guerres, que je disais qu'elles étaient contre-productives, et que l'intervention d'Obama en Afghanistan était vouée à l'échec, puis la Libye, la Syrie et tout le reste, à ce moment-là, j'avais peur d'avancer quoi que ce soit que je savais être classé secret-défense.
Maintenant, bien sûr, je vous dirais, si j’ai bonne mémoire, il y avait environ 3 000 personnes sur cette liste. J'ai dû me rendre au quartier général de l'OTAN, au quartier général de l'ISAF à Kaboul, une fois avec d'autres hommes, et notre but était de leur demander comment retirer des gens de la liste des personnes à abattre.
Si quelqu'un figure sur cette liste de personnes à abattre, par drone, F 15 ou B 1 ou autre, on largue une bombe sur sa maison, ou nos commandos viennent défoncer sa porte et lui tire une balle dans la tête.
Il était impossible d’ôter quelqu’un de la liste. Et je ne plaisante pas avec le mot “impossible”. Il n'y avait pas moyen.
Je me souviens donc d'avoir assisté à cette réunion, et c'était comme une scène de film. C'était une situation absurde à la Kafka, très “catch 22” [expression anglaise qui signifie qu'il n'y a pas de moyen de s'en sortir], où vous pouviez mettre quelqu'un sur une liste, mais vous ne pouviez pas l'en retirer. Vous pouvez la faire tuer, mais pas l'empêcher d'être tué, même si vous êtes là avec toute votre documentation, tout le reste disant que ce n'est pas le bon gars, pas la bonne personne.
Bien sûr, les gens se souviennent probablement que c'est ainsi que fonctionnait notre liste d'interdiction de vol aux États-Unis, et c'est probablement encore le cas : nous avions des dizaines de milliers de personnes sur les listes d'interdiction de vol et presque toutes n'avaient aucune raison d'être là, littéralement presque toutes, et lorsque les gens découvraient qu'ils étaient sur la liste, ils ne pouvaient pas en sortir.
Ce type d'inertie bureaucratique existe, cette absurdité, cette chose kafkaïenne que l'on regarde et où l'on se dit, mon Dieu, et cela déclenche tous ces problèmes intellectuels et moraux avec ce à quoi vous participez.
Vous voyez le ridicule des institutions qui peuvent faire tuer des gens, mais nous ne savons même pas si nous tuons les bonnes personnes. C'est le genre de choses que l'on voit encore et encore. Même en sachant l'absurdité de cette histoire, lorsque Jeremy m'a demandé combien de personnes figuraient sur la liste, je lui ai dit que je ne pouvais pas le lui dire.
Donc, même après ma démission, il m'a fallu quelques années pour dépasser cela. Et maintenant, oui, j'aurais aimé assumer. J'aurais aimé que quand Dan [Ellsberg] m'a appelé la première fois, je puisse dise : “Oui, j'ai une mallette pleine de documents, qu'est-ce que je dois en faire ?”
J'aurais aimé que ce soit le cas, mais...
EG : Indépendamment des mallettes pleines de clés USB, je pense que vous faites un travail très fort et essentiel en dénonçant le complexe militaro-industriel et l'empire américain.
Et c'est la raison pour laquelle les gens viennent à vous, parce qu'il n'est pas si courant de trouver quelqu'un qui a été dans les Marines, qui a travaillé pour le Département d'État et se retrouve aujourd’hui dans votre situation.
J'entends les mots de Snowden, que nous avons besoin de plus de gens comme vous, de vétérans en faveur de la paix. C'est essentiel.
MH : Je suis désolée que l'expérience que vous avez eue en essayant de parler à des gens de l'armée, de la communauté du renseignement, du corps diplomatique ou autre ait démontré l’excuse vraiment paresseuse, superficielle et absurde de ne pas s'engager. C'est un moyen d'éluder.
En réalité, mon expérience a été assez unique, avec même un large éventail d'expériences. Du travail de très bas niveau au travail de très haut niveau, car je me suis retrouvé dans la situation où je côtoie des personnes haut placées, mais en même temps, j'ai eu l'expérience d'être sur le terrain.
Et la plupart des hommes et des femmes qui sont sur le terrain ont souvent une ouverture d'esprit très étroite. Leur champ de connaissances est très limité.
C'est pourquoi lorsque mon ami Danny Davis, en janvier 2012, le New York Times l'a mis en première page pour s'être présenté au Congrès avec des informations classifiées, ce que la loi vous autorise à faire. Danny a passé beaucoup de temps à s'assurer qu'il n'avait pas enfreint la loi pour ce faire.
Il est allé au Congrès avec des informations classifiées et il a dit :
“Ecoutez, le général Petraeus et d'autres viennent ici et disent ceci à propos de l'Afghanistan, mais ce n'est pas vrai. C'est ce que disent leurs propres informations internes. Ils viennent ici et ils vous mentent. Ils disent A, et ils viennent ici, et ils disent X.”
Danny vous dira qu'environ six membres du Congrès ont examiné ce qu'il a fourni.
Le complexe militaro-industriel, y compris les agences de renseignement, ont à ce point les médias et le spectre politique sous leur coupe qu'il faut recourir au spectaculaire, au dramatique pour attirer l'attention. Ainsi, quand Daniel Hale essayé de faire les choses correctement, plutôt que de diffuser des vidéos de drones tuant des innocents, sans l’aspect dramatique, personne n’y prêtera attention.
Vous savez, s'il n'y avait pas le show de Donald Trump en personne, nous ne saurions probablement pas grand-chose sur Reality Winner.
Si elle avait publié quelque chose qui n'avait rien à voir avec Trump, cela n'aurait pas fait grand bruit et on l'aurait quand même jetée en prison, d'ailleurs.
EG : Oui, comme nous l'avons dit, l'empire n'aime pas qu'on le ridiculise et qu'on lui renvoie ses agissements à la figure. Matthew, merci beaucoup d'avoir pris le temps d’êtreavec nous et de partager votre point de vue. Je vous en suis très reconnaissante.
MH : Ce fut un plaisir. Merci pour cet entretien et pour le travail que vous faites.
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