👁🗨 Au cœur de Paris, les colons israéliens mettent en vente la Cisjordanie
Des agents immobiliers d’Israël offrent en France des biens dans les colonies illégales, au cœur des terres de Palestine en violation du droit international, sans faire ciller les autorités françaises
👁🗨 Au cœur de Paris, les colons israéliens mettent en vente la Cisjordanie
Par Marie Gréco & Camille Stineau pour Blast, le 30 janvier
Des agents immobiliers d’Israël proposent en France des biens dans les colonies illégales, au cœur des territoires palestiniens en violation du droit international, sans faire sourciller les autorités françaises.
“Un salon de vente dédié aux Juifs en France qui envisagent de venir vivre en Israël”. C’est par ces mots tout à fait neutres que l’agence de marketing Garkan présente sur son compte Instagram le salon Icube, dédié à l’immobilier israélien, qui s’est tenu à deux reprises à Paris au cours de l’année 2024.
Suspectant que des exposants vendent des appartements et des maisons dans des colonies illégales situées sur des terres volées dans les territoires palestiniens, à l’instar ce qui se passe aux États-Unis et au Canada, Blast est parvenu à s’y introduire par deux fois. En mars 2024, aucun exposant n’a assumé vendre des biens dans les territoires palestiniens, une pratique condamnée par le droit international. En septembre dernier en revanche, l’agence Garkan, dont les bureaux sont situés en banlieue de Tel Aviv, a notamment proposé à la vente des appartements situés dans une colonie israélienne de Cisjordanie.
Retour en arrière. Dimanche 8 septembre 2024 au matin, dans les beaux quartiers de Paris. Sur la chic avenue Hoche, les Salons Hoche accueillent l’événement Icube consacré à l’immobilier israélien. À cette occasion, des entreprises vendent des biens situés à Tel Aviv, Haïfa, Eilat, et dans d’autres villes israéliennes. Les auteurs de ces lignes se font passer pour de potentiels acheteurs. L’un prétend être à la recherche d’une maison pour son père, tandis que l’autre affirme être là uniquement pour accompagner.
Alors que, dans un avis du 19 juillet 2024, la Cour internationale de justice, plus haute juridiction de l’ONU, a déclaré illégales l’occupation et la colonisation des territoires palestiniens par Israël depuis 1967, nous faisons part à plusieurs agences de notre souhait d’acheter une maison en “Judée-Samarie”, le nom utilisé par les colons israéliens pour désigner la Cisjordanie. Parmi les exposants approchés se trouve évidemment Garkan, l’agence de marketing immobilier. Prudent aucun exposant n’affirme ouvertement vendre des biens si sulfureux, cela n’empêche pas de demander les coordonnées des personnes intéressées… et de reprendre discrètement attache.
Projet Kedem
Ainsi, deux semaines plus tard, un homme se revendiquant de la société Garkan revient vers nous via WhatsApp. Après s’être assuré que nous sommes toujours intéressés , il envoie la plaquette de présentation d’un projet, baptisé Kedem, et situé dans la colonie Avnei Hefetz, en plein cœur des territoires palestiniens.
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Sur le document PDF trônent une dizaine de bâtiments alignés, présentés comme les futurs immeubles d’habitation qui doivent être finalisés dans les prochaines années, et dont les travaux sont bien avancés. En effet, d’après des images satellites en date d’août 2023, les structures de plusieurs édifices sont déjà sorties de terre. En comparant ces images avec celles du même lieu en 2014, il apparaît que la colonie Avnei Hefetz s’agrandit d’année en année, et grignote par conséquent du territoire, menaçant plusieurs villages palestiniens situés alentour. Selon une enquête du journal israélien Haaretz publiée en 2018, ce développement territorial et immobilier de la colonie s’inscrit dans un projet plus large, porté par les plus fervents partisans de la colonisation, visant à implanter un million de colons pour la seule Cisjordanie (hors Jérusalem-Est), contre près de 500 000 aujourd’hui. Dans cette perspective, le Conseil de Yesha, une association qui représente les colons de Cisjordanie, préconise de construire des immeubles d’habitation comptant de nombreux appartements, plutôt que des maisons individuelles, dans lesquelles la densité d’habitants est moins importante. Avec ses 900 logements prévus, le projet Kedem s’inscrit pleinement dans cette perspective, et a ainsi reçu un important soutien du Conseil de Yesha, selon Haaretz.
Les poupées russes de la colonisation immobilière
En charge de vendre les biens à l’international, Garkan n’est pas à l’origine de ces constructions. Son client se révèle être le promoteur Harey Zahav, un rouage essentiel de l’entreprise coloniale d’Israël dans les territoires palestiniens. Dans une ancienne version de son texte de présentation toujours consultable sur son site internet, la société se décrivait elle-même comme ayant “pour mission de construire des colonies et des quartiers dans la région de Judée et de Samarie”. Sur ce même site, douze projets situés dans des colonies sont mis en avant.
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Expulsion des squatteurs
Harey Zahav n'est pas un simple promoteur immobilier : il est un condensé de la violence coloniale israélienne. Sur le compte Instagram de l’entreprise, on retrouve par exemple des vidéos de Shlomo Warmstein, un de ses dirigeants, se filmant fièrement en tenue militaire dans les ruines de Gaza. On y trouve également un photomontage montrant des croquis d’habitations alignées et superposées sur les ruines de Gaza. Avec cette légende tout en subtilité :
“Un certain nombre de nos employés ont commencé à travailler sur la remise en état, le déblaiement des débris et l’expulsion des squatteurs”.
Le terme “squatteurs” faisant ici référence aux Palestiniens de Gaza… Le texte appelle également au “retour du Gush Katif”, nom donné par les colons israéliens aux colonies situées dans la bande de Gaza avant leur démantèlement en 2005.
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À l’époque, la publication Instagram avait entraîné de nombreuses réactions indignées à travers le monde. Harey Zahav s’était défendu auprès de nos confrères de Libération expliquant que le visuel était une simple “parodie”, visant à “ouvrir une discussion”. Le promoteur avait ajouté que l’installation d’Israéliens à Gaza et le départ de la population palestinienne dans des pays arabes voisins représentait “la seule solution pour une paix durable”. Ce projet, qui constitue un nettoyage ethnique, est partagé jusqu’au sommet de l’État israélien par le ministre des finances Bezalel Smotrich, et par le désormais ex-ministre de la sécurité nationale Itamar Ben Gvir, qui a démissionné de son poste le 19 janvier pour protester contre l’accord de cessez-le-feu à Gaza. L’idée d’expulser la population de Gaza afin de garantir la paix dans la région semble également partagée par Donald Trump, qui a évoqué cette envie de “faire le ménage” le 28 janvier dernier.
Bienveillance tricolore
Malgré les condamnations récurrentes par les autorités françaises des projets de colonisation des territoires palestiniens et des velléités d’expulsion de leur population, ni la Préfecture de police de Paris, ni le ministère des Affaires étrangères n’ont réagi à la vente de biens immobiliers situés dans les colonies israéliennes lors d’un salon se déroulant en plein cœur de Paris. La Préfecture s’est contentée de mettre en place un périmètre de sécurité pour assurer la bonne tenue de l’événement.
Une bienveillance étonnante et récurrente: d’après les informations publiées sur les réseaux sociaux par Icube, l’organisateur de l’événement, c’est la 87ème fois qu’un tel salon se tient dans l’Hexagone. Et plusieurs expositions du même type ont bénéficié du parrainage de l’Organisation sioniste mondiale ainsi que de l’Agence juive pour Israël, selon des informations également publiées sur les réseaux sociaux par les organisateurs eux-mêmes.
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Les liens affichés entre Icube et ces deux organisations auraient dû mettre la puce à l’oreille des autorités françaises sur la vente de biens situés dans les colonies israéliennes illégales. En effet, l’Organisation sioniste mondiale et l’Agence juive pour Israël participent activement à la politique de colonisation israélienne dans les territoires palestiniens. Dans un article publié sur le site de Blast en septembre dernier, la journaliste Caroline Brenière analysait le rôle central de l’Organisation sioniste mondiale :
“La Division des colonies [de l’Organisation sioniste mondiale, NDLR] est un organisme non gouvernemental investi de pouvoirs gouvernementaux, qui agit en faveur de l'établissement et du développement des colonies”.
Il est moins cher de vivre en Cisjordanie
De son côté, l’Agence Juive pour Israël affiche sur son site internet une liste d’interlocuteurs pour aider les nouveaux arrivants en Israël à s’intégrer. On y trouve notamment un coordinateur d’intégration pour la “région de Samarie”, qui correspond à la partie nord de la Cisjordanie occupée. La vente de biens situés dans des colonies israéliennes lors d’un salon à Paris n’est donc pas une simple initiative privée de l’agence de marketing immobilier Garkan et du promoteur Harey Zahav. Selon Shai Parnes, porte-parole de l’ONG israélienne de défense des droits humains B’Tselem, il s’agit d’un projet gouvernemental qui dure depuis des décennies :
“Il est moins cher de vivre en Cisjordanie, le logement est plus abordable, les colons bénéficient de plus de subventions. Cela n’est pas surprenant qu’ils essayent de vendre à Paris des projets situés dans les colonies”, dénonce-t-il auprès de Blast.
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Au-delà du projet politique de conquête des territoires palestiniens, les promoteurs de la colonisation vendent également aux colons un cadre de vie. C’est ce qui ressort du site internet dédié au projet Kedem, créé par Harey Zahav. On peut y lire que, en achetant un appartement à Avnei Hefetz, les colons pourront “prendre un café dans [leur] jardin”, ou encore “envoyer les enfants dans des établissements d'enseignement de qualité”. Le tout “à seulement dix minutes de la route numéro 6”, qui traverse une bonne partie du territoire israélien de nord en sud.
Israël occupe illégalement la Cisjordanie, la bande de Gaza et Jérusalem-Est depuis la guerre des Six Jours, en 1967. Et, selon l’ONU, au moins 700 000 colons résident en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Un chiffre en hausse depuis le déclenchement de l’offensive israélienne contre Gaza, le 7 octobre 2023.
“Au 26 mars [2024], 4 780 nouveaux logements destinés à des colons avaient été approuvés dans la zone C de la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est”,
est-il donné comme exemple dans un rapport du Comité pour l’exercice des droits inaliénables du peuple palestinien de l’ONU publié le 31 août 2024.
Et bien que toutes ces colonies soient considérées comme illégales par le droit international, plus de la moitié d’entre elles sont autorisées au regard du droit israélien. Les autres, également reconnues comme illégales par l’État hébreu, sont considérées comme des “avant-postes”.
“La plupart des avant-postes sont liés à des colonies existantes. Et même s’ils sont officiellement illégaux au regard de la loi israélienne, en s’y rendant, on peut constater qu’ils bénéficient d’infrastructures fournies par le gouvernement israélien, comme l’eau ou l’électricité par exemple”,
s’indigne Shai Parnes. Les autorités israéliennes sont ainsi souvent accusées de jouer un rôle clef dans le développement de ces avant-postes. Notamment parce que, souvent, ces colonies dites “sauvages” finissent par être légalisées. Ce fut d’ailleurs le cas récemment : en juin 2024, le cabinet de guerre israélien a approuvé la légalisation de cinq avant-postes en Cisjordanie. Cela avait notamment été condamné par les chefs de la diplomatie du G7.
Établir des faits sur le terrain
Il faut dire que l’ensemble de ces colonies, légales ou non aux yeux des autorités israéliennes, permet à Israël de s’imposer petit à petit comme le seul État viable sur ces terres. Un projet politique clairement assumé par le gouvernement de Netanyahou. Selon les informations relatées par le quotidien en ligne Times of Israël en août 2024, Bezalel Smotrich, le ministre des Finances de l’État hébreu, assure que la colonisation vise à “établir des faits sur le terrain” pour empêcher la création d’un État palestinien.
“L’intégralité du territoire situé entre la mer et le Jourdain est contrôlé par Israël. Cela inclut tant le territoire israélien que les territoires palestiniens. Israël n’a même pas besoin de déclarer l’annexion de la Cisjordanie, puisqu’il en contrôle déjà le territoire. C’est pour ça que B’Tselem dit que c’est un régime d’apartheid et de suprématie juive, avec pour politique de récupérer le plus de territoire palestinien possible, avec le moins de Palestiniens possible vivant dessus. Cette politique n’est pas nouvelle, elle existe depuis au moins 1967. Ce n’est donc pas seulement un problème lié au gouvernement actuel, mais bien la politique d’Israël depuis des décennies”,
constate le porte-parole de B’Tselem.
L’effacement progressif de la Palestine
Ce blocage de toute création d’un État palestinien est tristement en passe de porter ses fruits. Avec des conséquences très concrètes sur la vie quotidienne des Palestiniens.
“Les colons brûlent régulièrement les oliviers des agriculteurs palestiniens, les empêchent de nourrir leur bétail, prennent le contrôle de leurs terres, les empêchent de les cultiver, et par conséquent de se nourrir. Les agriculteurs perdent donc de l’argent et doivent parfois partir. C’est l’objectif recherché par les colons, qui récupèrent ensuite les terres pour les judaïser”,
analyse Shai Parnes. La colonie Avnei Hefetz, créée en volant des terres d’un village palestinien, et dans laquelle se trouve le projet proposé à la vente lors du salon de l’immobilier israélien où nous nous sommes rendus, en est une parfaite illustration. En brisant la continuité territoriale de la Cisjordanie, la colonie et ses checkpoints ont pour conséquence d’entraver les déplacements de la population palestinienne. C’est ce qui ressort des données collectées par B’Tselem. Selon l’organisation, la route reliant deux villages palestiniens, situés de part et d’autre de la colonie Avnei Hefetz, est désormais inaccessible pour les Palestiniens. En outre, les colons ont un contrôle de facto sur des terres agricoles appartenant à des paysans palestiniens. Depuis le 7 octobre 2023, ces derniers sont ainsi empêchés d’accéder à leurs terres.
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Selon l'ONU, cette politique de colonisation, qui s’intensifie et s’accompagne de violences, risque “d’éliminer toute possibilité pratique” de créer un État palestinien et compromet “les chances de parvenir à la solution des deux États”. Face à cette situation, B’Tselem en appelle à la communauté internationale :
“Il faut maintenant faire respecter le droit international. Condamner ne suffit pas. Il est temps d’agir”, souffle Shai Parnes.
Les autorités françaises acceptent-elles qu’un salon de l’immobilier israélien, se tenant en plein Paris, participe à un projet de colonisation et d’annexion des territoires palestiniens, en violation totale du droit international ? Contactés à plusieurs reprises, le ministère des Affaires étrangères et la Préfecture n’ont pas donné suite à nos sollicitations. Malgré nos demandes répétées, Icube, Garkan et Harey Zahav n’ont pas répondu à nos mails. Les Salons Hoche, joints par téléphone et par mail, n’ont pas non plus souhaité répondre à nos questions.