👁🗨 Au royaume du chagrin
Ibāda jamāʿiyya. Le monde peut regarder ailleurs. Pas nous. Ce deuil est le leur. Mais je le porterai avec eux. Jusqu'à ce que la justice ne soit plus une métaphore.
👁🗨 Au royaume du chagrin
Par Story Ember leGaïe, le 29 mai 2025
(Élégie complète)
I. Une comédie sans rire
Le chagrin est chose délicate, comédie burlesque sans rires enregistrés. Tu trébuches sur les souvenirs, glisses sur des phrases inachevées et t'écrases face contre terre dans le silence.
Pas de public. Pas de soupirs. Pas de spot publicitaire.
Seul le bruit de ton souffle qui tente de ne pas lâcher.
La scène, c'est ta cuisine, où une cuillère qui tombe est grenade assourdissante. La lumière ? La lueur vacillante du réfrigérateur et le ronronnement sourd d'un monde qui a oublié de s'en soucier.
Tu glisses sur le chagrin comme sur une plaisanterie, mais le sol ne pardonne jamais. La peau de banane avait l'odeur de leur chemise encore au porte-manteau. La chute : un message vocal qu'on refuse d'effacer, où ils ont dit : «Rappelle quand tu peux.» Mais on ne peut pas. On ne l'a pas fait. On ne le fera pas.
Et pourtant, répéter la chute comme si elle pouvait finir autrement comme si cette fois, quelqu'un pouvait te rattraper ou que le silence se mette à rire ou que le sol ne ressemble pas à un adieu.
« Les enfants de Gaza sont tués à un rythme sans précédent : Save the Children » - octobre 2023
II. Rembobiner (Comédie romantique expurgée)
Le chagrin est chose délicate, comme une comédie romantique mais pas de comédie ni de romance ni de rencontre fortuite à la librairie quand les doigts effleurent le même roman aux pages cornées et que le temps s'arrête.
Pas de premier regard dans le train, ni de silences gênants que le rire vient rompre, ni de baisers sous la pluie qui court sur les pavés.
Juste un ciel morne. Les voitures qui passent. Juste le silence pressé contre les vitres comme s'il voulait entrer.
Saftar.
Il n'y a pas de bande-son, juste l'écho métallique de leur chanson préférée qui passe en boucle sur un haut-parleur quasi foutu, comme si l'univers avait oublié de passer à la scène d'après.
Le café ouvre toujours à huit heures. Leur nom est toujours mal écrit sur les vieux tickets. Et leur place, toujours dans le coin de la fenêtre, demeure inoccupée. Tu fais semblant de ne pas regarder. Mais tu regardes toujours.
Ce ne sont que des empreintes de pas dans le sable, qui s'estompent comme un nom que personne ne dit plus. La table pour deux est toujours dressée, mais jamais débarrassée. Le serveur ne te pressera pas. Le chagrin a tout le temps du monde.
Le film passe en boucle, chaque scène s'effilochant sur les bords. Tu murmures leurs répliques, comme si les mémoriser pouvait conjurer une nouvelle fin.
Mais personne n'attend le générique. Et tu restes assise dans le noir, de nouveau.
« Des familles palestiniennes entières anéanties par les bombardements israéliens à Gaza » — Al Jazeera, octobre 2023
III. 600 jours
Six cents jours. À feindre que le monde n'a pas cessé de tourner. À te brosser les dents devant la glace qui ne reflète plus ton visage. À verser ton café dans une tasse ébréchée avec des mains qui se souviennent avoir tremblé la première fois que l'appel n'est jamais venu.
Gaza —
le mot que tu t'efforces de ne pas murmurer - dans un souffle.
Six cents jours. Des calendriers qui ne veulent plus rien dire. Le dentiste envoie encore ses relances. La facture de gaz continue d'arriver. Tu oublies de la payer. Tu oublies de t'en soucier.
« Gaza face à la famine et à l'effondrement alors que l'aide est bloquée et les infrastructures détruites » — Middle East Eye, mars 2024
Déverrouiller ton téléphone
pour relire le dernier SMS.
Encore et encore.
Comme si ta mémoire
pouvait faire un miracle.
Comme si l'écran pouvait enfin dire :
«Je m'en suis sorti».
Gaza —
entre les lettres. Des pixels qui scintillent. Au bout du pouce fantôme qui répondait autrefois.
Six cents jours. Comme un roulement de tambour sous la peau. Pas de musique — une alerte.
Comme une horloge qui ne marquerait que la douleur. Ni en avant. Ni en arrière. Juste plus en profondeur.
Six cents jours. À retenir son chagrin comme l'enfant qui ne veut pas dormir. À n'entendre que l'écho de noms que personne n'ose prononcer à voix haute.
Et pourtant — tu te soulèves. Tu te soulèves, comme si le monde méritait les os que tu te brises juste pour pouvoir marcher.
« Le nombre de morts à Gaza dépasse les 128 000 : selon des responsables de l'ONU, le nombre réel pourrait être plus élevé » — Genospectra, mars 2025
IV. Le fracas de la guerre
Les entends-tu toujours ? Les cris qui vivent sous le silence — pas au-delà, juste en dessous, des enterrés vivants qui griffent encore la terre.
Ceux qu'aucune alerte ne peut couvrir, aucune déclaration, aucun gros titre ne peut relayer sans les censurer.
Tu les entends dans les pauses entre les mots, dans le sifflement de la bouilloire, dans le silence qui ne devrait pas prendre forme — mais qui prend forme.
Le sens-tu — le feu qui brûle sous tes côtes, une chaleur qui ne réchauffe pas, qui ne fait que couver ?
« Des dizaines de morts dans une frappe israélienne sur le camp de Rafah ; les survivants racontent que les tentes se sont transformées en pièges de feu » — Al Jazeera, mai 2025
Un feu secret attisé par les photos que tu ne regardes pas mais te refuses à jeter. Des chemises non lavées. Des lettres qu'on ne relit pas mais qu'on ne laisse pas jaunir.
Le poids de leur nom est une braise cachée sous ta langue — tu la gardes comme une prière que tu es trop en colère pour réciter.
Elle ne brûle pas la maison. Par miséricorde. Elle vacille seulement, pour toujours — derrière tes yeux quand on te demande comment tu vas. Dans tes paumes quand tu voudrais dormir.
C'est ta chaleur maintenant. Et ta blessure. Ton témoignage.
« Découverte d'un charnier à l'hôpital Nasser : plus de 300 Palestiniens retrouvés, certains ligotés et exécutés » — Associated Press, avril 2024
V. L'héritage
La voilà prends-la
Ta couronne de deuil - pas en or, mais en tissu des t-shirts délavés pliés comme des reliques dans le tiroir du bas que tu n'ouvres jamais et qui ont encore la forme de leurs épaules
Les listes de courses à moitié froissées, tachées d'encre, «cannelle, lait d'avoine, appeler maman» gribouillées d'une écriture que tu sais dans tes rêves.
Entremêlées de mèches de leurs cheveux encore sur la taie d'oreiller, comme si le corps oubliait de lâcher prise même après que l'âme s'en est allée.
Lourde des souvenirs, éclatante de regrets, un couronne pressée sur ton crâne chaque mot que tu aurais voulu dire avant que le silence n'envahisse la pièce.
Et voilà ton trône de lion : pas de marbre sculpté, ni la vieille chaise au bord du lit où personne ne dort.
Où tu t'assieds pour mettre tes chaussettes, pour lire des factures que tu ne comprends pas, pour fixer le sol comme s'il allait répondre.
Massif. Vide. Majestueux dans l'absence.
C'est ton couronnement. Pas au son des trompettes, mais des grains de poussière dans un rai de soleil et de l'écho de leurs rires qui résonnent entre les murs.
Tu n'as pas demandé ce royaume. Mais tu es là, tu le gouvernes d'une voix brisée, le dos courbé, et la bouche pleine de «Ça va».
Car que dire d'autre quand less mots sont partis avec eux ?
« Des enfants palestiniens amputés après des frappes aériennes israéliennes : « Nous les avons trouvés en morceaux » » — The New Arab, février 2024
VI. Le couronnement
Et puis le couronnement du silence, du sel et de la poussière, des pièces écho à l'absence plus fort que n'importe quelle symphonie.
Tu n'es pas couronné d'or, mais de la douleur installée au bas de ton dos chaque matin où tu ne veux pas te lever.
Tu portes la robe du deuil — pas noire, mais de toutes les couleurs qui ont perdu leur nom : l'ocre des lettres restées fermées, la lumière bleutée à travers leurs rideaux, le rouge d'une tasse de thé ébréchée le jour où ils sont partis et que tu n'as jamais réparée.
Tu arpentes les couloirs de la journée comme un monarque sans boussole, traînant derrière toi tous tes rituels : nourrir le chat, plier le linge, répondre «ça va» à ceux qui ne te le demandent plus.
« Les cimetières de Gaza débordent alors que les familles enterrent leurs proches dans les parcs et au bord des routes » — Al Jazeera, janvier 2024
Tu compresses ton chagrin juste assez longtemps pour l'emporter dans les rayons du supermarché, devant des enfants qui réclament des bonbons, devant des radios qui n'appelles jamais les noms que tu murmures encore quand le robinet coule.
Mais tu continues à avancer.
Tu restes sur ton trône, monarque silencieux fait de cendres, de cendres et encore de cendres brûlantes.
« ONU : Gaza est devenue « inhabitable », un cimetière pour les enfants et le droit international » — Reuters, mai 2025
La couronne tient car ta tête ne tressaille plus sous son poids.
Il n'y a pas de cour. Pas de héraut. Seul le vent porte tes prières qui résonnent comme des suppliques.
Et toi, régnant sur ce qui reste — des os, des souvenirs et la promesse impossible qu'un jour, ce feu sera vu pour ce qu'il est.
VII. Ils (ne) disent (rien)
Ils disent que le temps guérit. Mais ils n'ont rien dit quand le temps s'est fracturé en cadavres, en balles de sniper plantées dans le cœur d'enfants de six ans, en fosses communes creusées par les cousins survivants dont les mains sont trop petites pour tenir une pelle. Quand le ciel s'est effondré dans des flammes phosphorées et que seule la fumée s'est élevée.
Ils disent d'avancer — mais où aller quand les chemins sont tous jonchés de noms ?
Ils disent que le silence est sacré.
Mais le silence est aussi une arme, le fourreau pour la lame du déni, le linceul sur la bouche des morts, le voile sur les yeux des vivants pour qu'ils puissent dire qu'ils n'ont rien vu.
Alors nous répondons par le deuil, avec nos poings serrés autour de la mémoire, avec des prières qui deviennent des cris.
Ibāda jamāʿiyya. Ibāda jamāʿiyya. Ibāda jamāʿiyya.
C'est un deuil collectif que je ne peux nommer ni diriger mais que je porte avec eux. Pour eux. Pour eux tous.
Ibāda jamāʿiyya Pas par empathie Ni même la pitié Et pas comme un sauveur
Mais avec une présence un témoignage la mission sacrée de refuser de regarder ailleurs.
Le deuil en résistance. Le deuil pour refuser de les laisser partir. Le deuil tel un souffle, un champ de bataille, un lien.
Alors laissez-les faire leur deuil, et je pleurerai avec eux. Laissez-les enterrer leurs enfants, et je tiendrai la pelle de mes mains tremblantes et de ma juste colère.
Je ne leur volerai pas leur deuil — mais construirai des autels avec les décombres qu'ils n'auraient jamais dû avoir à déblayer.
Ibāda jamāʿiyya.
Le monde peut regarder ailleurs.
Pas nous
Ce deuil est le leur. Mais je le porterai avec eux.
Jusqu'à ce que la justice ne soit plus une métaphore.
Traduit par Spirit of Free Speech
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