👁🗨 Blinken, Assange & le 20ème anniversaire du bombardement de l'hôtel Palestine.
Le décalage entre les pressions US pour contrer les lois pour crimes de guerre & la traque acharnée d'Assange rend les dires de Blinken contre le fondateur de Wikileaks d'autant plus exaspérants.
👁🗨 Blinken, Assange & le 20ème anniversaire du bombardement de l'hôtel Palestine.
Par Chip Gibbons* / The Dissenter, le 11 septembre 2023
Le contraste entre les manœuvres US pour faire échec aux poursuites pour crimes de guerre & la traque obsessionnelle d'Assange rend les propos de Blinken contre le fondateur de WikiLeaks d'autant plus exaspérants.
Lors de sa visite en Australie au mois d'août, le secrétaire d'État Antony Blinken a, comme prévu, été interpellé au sujet du fondateur de WikiLeaks, Julian Assange. M. Blinken a confirmé qu'il avait discuté de l'affaire Assange avec son homologue australienne, la ministre des affaires étrangères Penny Wong. Il a déclaré qu'il comprenait le point de vue des Australiens sur la question, mais que ces derniers devaient également prendre en compte la position des États-Unis. “M. Assange a été accusé de délits particulièrement graves.”
Les remarques de M. Blinken sont scandaleuses pour plusieurs raisons. La plus flagrante et la plus évidente est que M. Assange est accusé d'avoir révélé des violations des droits de l'homme commises par les États-Unis, ce que l'on pourrait qualifier de “délits particulièrement graves”. Le fait que les États-Unis cherchent aujourd'hui à appliquer de manière extra-territoriale leur loi sur l'espionnage à un journaliste pour avoir dénoncé ces crimes pourrait raisonnablement être considéré comme un “comportement criminel particulièrement grave”.
Mais les remarques hypocrites de M. Blinken sont encore plus perverses si l'on considère que les câbles du département d'État publiés par WikiLeaks montrent comment les États-Unis s'y prennent pour ne pas avoir à répondre de leurs crimes graves. Celui qui m'a le plus frappé concerne les efforts déployés par les États-Unis pour bloquer les inculpations criminelles de trois membres de l'armée américaine pour leur implication présumée dans la mort du photographe espagnol Jose Couso.
Dès le début des années 90, les États-Unis ont bombardé l'Irak, y compris la capitale Bagdad. En 2003, les forces d'invasion américaines sont entrées dans Bagdad au cours de la campagne “Shock and Awe”, une campagne massive et violente destinée à terroriser le peuple irakien dans l'espoir que son gouvernement se soumette. Dès le 3 avril, les forces terrestres ont lancé une offensive pour prendre le contrôle de Bagdad.
C'est le 8 avril, vers la fin de la “bataille de Bagdad”, que le capitaine Philip Wolford a donné l’ordre à un char américain commandé par le sergent Thomas Gibson de procéder à un tir de mortier. Le mortier a fait ce pour quoi les mortiers sont conçus : il a tué deux personnes. Pourtant, les soldats américains n'ont pas tiré sur une cible militaire irakienne, ni même sur un bâtiment gouvernemental. Ils ont tiré sur l'hôtel Palestine.
Non seulement l'hôtel n'était pas une cible militaire “légitime”, mais il était également connu pour abriter des membres des médias internationaux venus rendre compte de la guerre. C'est ainsi que Taras Protsyuk, cameraman de Reuters, et Jose Couso, cameraman de Telecinco, ont été tués.
Les médias bombardés trois fois en une seule journée
Le mois d'avril a marqué le 20e anniversaire de ce bombardement. Cet événement a été très peu médiatisé par la presse anglophone. Pourtant, à l'époque (et pendant de nombreuses années par la suite), il a attiré l'attention de la communauté internationale. Les groupes de défense de la liberté de la presse et l'armée américaine se sont même écharpés sur les principales affirmations relatives à l'attentat.
L'attentat à la bombe a donné lieu à une épreuve de force sur l'indépendance du système judiciaire espagnol, car les personnes chargées de l'enquête sur le meurtre se sont heurtées à des fonctionnaires de leur propre gouvernement, plus enclins à apaiser le puissant gouvernement américain qu’à faire justice pour Couso et sa famille.
La position officielle des États-Unis consiste à dire que les décès sont accidentels, et que les soldats ont respecté les règles d'engagement. L'armée américaine a affirmé qu'elle avait répondu à des tirs de roquettes provenant des environs de l'hôtel. Cependant, les survivants de l'attaque et les familles des personnes décédées ont mis en doute cette affirmation. Les témoins n'ont pratiquement pas entendu de coups de feu autour de l'hôtel ; les chars étaient, selon eux, trop loin pour avoir été la cible de tirs de roquettes.
Le même jour, les États-Unis ont lancé une attaque aérienne sur le bureau d'Al Jazeera à Bagdad, et les troupes américaines ont ouvert le feu sur les bureaux d'Abu Dhabi TV à Bagdad. Le reporter d'Al Jazeera, Tareq Ayoub, a péri dans l'attaque contre Al Jazeera. Comme pour l'attaque de l'hôtel Palestine, les États-Unis ont affirmé qu'il s'agissait d'une erreur. Pourtant, en novembre 2005, un mémo a révélé qu'un an après le bombardement du bureau d'Al Jazeera à Bagdad, George W. Bush avait discuté avec le Premier ministre britannique Tony Blair du bombardement du siège de la chaîne à Doha, au Qatar.
Délibérément ou non, en une journée, les soldats américains ont été responsables de trois attaques différentes contre les médias. Selon un article de María Carrión paru en 2013 dans The Progressive, le frère de Couso pense que le bombardement de l'hôtel Palestine, ainsi que les attaques contre Al Jazeera et Abu Dhabi TV, étaient voulus. Leur but, affirme-t-il, était de faire taire les médias internationaux qui dénonçaient la brutalité de la guerre illégale menée par les États-Unis.
Le lanceur d'alerte de la NSA a prévenu sa hiérarchie que des journalistes se trouvaient à l'hôtel Palestine
La conviction que l'attaque de l'hôtel Palestine a été un acte délibéré a été fortement étayée en 2007 et 2008, lorsque des militaires ont dénoncé la surveillance exercée par la NSA sur le personnel militaire américain, les travailleurs humanitaires et les journalistes. L'une des lanceurs d'alerte était Adrienne Kinne, une réserviste appelée au service actif après les attaques terroristes du 11 septembre 2001.
Kinne avait auparavant travaillé dans le renseignement militaire et était stationnée à Fort Gordon, en Géorgie, où elle a participé aux activités d'écoute de la NSA. À cette époque, la NSA interceptait les appels en provenance d'Irak à destination des États-Unis. Nombre de ces appels étaient passés par des journalistes, du personnel humanitaire et, après l'invasion, par du personnel militaire américain.
Kinne a raconté avoir surpris une conversation entre un travailleur humanitaire britannique et un travailleur humanitaire américain. Le travailleur humanitaire britannique a averti le travailleur humanitaire américain que le gouvernement américain écoutait leurs appels. Le travailleur humanitaire américain s'est moqué de cette affirmation. En tant que citoyen américain, son gouvernement ne pouvait pas le surveiller, a-t-il déclaré, citant la directive 18 des États-Unis sur le renseignement électromagnétique [Signals Intelligence Directive 18].
Au sein de la NSA, ce commentaire a suscité l'inquiétude. Non pas parce qu'ils espionnaient un Américain, mais parce que les citoyens américains ne devaient pas avoir connaissance des documents internes de la NSA.
Kinne a raconté avoir surveillé des appels entre des journalistes séjournant à l'hôtel Palestine. Leurs conversations portaient essentiellement sur leur propre sécurité et leurs craintes face à l'invasion imminente. Ils pensaient néanmoins être relativement en sécurité à l'intérieur de l'hôtel Palestine.
Lorsque Kinne a vu l'hôtel Palestine figurer sur une liste de cibles militaires pour l'invasion imminente, elle s'est souvenue de ces conversations. Kinne a alerté son supérieur, l'adjudant John Berry. Elle lui a signalé que des journalistes séjournaient à l'hôtel. Berry n'a pas tenu compte de ses inquiétudes et a informé Kinne que les personnes plus haut placées dans la chaîne de commandement savaient ce qu'elles faisaient.
Nous nous sommes battus bec et ongles
La mort de Couso, de nationalité espagnole, a donné lieu à une longue enquête judiciaire en Espagne. Les magistrats espagnols ont tenté d'obtenir des informations de l'administration du président George W. Bush, et ont sollicité des entretiens avec les soldats impliqués.
En 2005, face au refus de l'administration Bush de coopérer, un magistrat espagnol a émis un mandat d'arrêt à l’encontre de trois soldats américains - Thomas Gibson, Philip Wolford et Philip de Camp - afin qu'ils puissent être interrogés sur l'affaire. En 2007, les trois soldats ont été officiellement inculpés.
La Cour nationale espagnole a ensuite rejeté les accusations, objectant que l'Espagne n'était pas compétente. La Cour suprême d'Espagne a ensuite annulé cette décision. Grâce à cette dernière, de nouvelles poursuites ont été engagées en 2011. Mais en 2015, en raison d'une modification de la législation espagnole, l'affaire a été définitivement classée.
Le gouvernement américain, comme on pouvait s'y attendre, s'est farouchement opposé à l'inculpation, et a refusé l'extradition. De nouvelles informations sur la manière dont les États-Unis ont travaillé en coulisses pour faire échouer l'affaire ont été révélées lorsque WikiLeaks a publié des câbles du département d'État qui lui avaient été remis par la lanceuse d'alerte de l'armée américaine, Chelsea Manning.
Un câble de mai 2007 de l'ambassade des États-Unis à Madrid indique clairement que l'un des principaux objectifs était de faire pression sur les autorités espagnoles au sujet de l'affaire Couso et de l'inculpation de soldats américains. Le câble précise :
“Bien que nous prenions soin de témoigner notre respect pour la mort tragique de Couso et pour l'indépendance du système judiciaire espagnol, en coulisses, nous nous sommes battus bec et ongles pour que les poursuites soient abandonnées”.
Le câble indique également que les diplomates américains ont rencontré la vice-présidente de l'Espagne [“elle était favorable, mais ne pensait pas qu'une implication directe du gouvernement espagnol serait productive”] et le vice-ministre de la justice. L'ambassade avait incité le gouvernement espagnol à faire appel d'une décision dans cette affaire.
En fin de compte, je ne sais pas si l'attentat contre l'hôtel Palestine était une attaque délibérée contre des journalistes ou non. Si c'est le cas, je ne vois pas très bien qui, dans la chaîne de commandement, en était responsable.
Mais les accusations portées par l'Espagne impliquent un “comportement criminel grave”, et le contraste entre les tentatives américaines de faire échouer les poursuites pour crimes de guerre, et leur obsession à poursuivre Assange pour avoir révélé des crimes de guerre américains, rend les remarques de M. Blinken sur le dossier politique contre le fondateur de WikiLeaks d'autant plus exaspérantes.
* Chip Gibbons est journaliste et chercheur. Il est le directeur politique de Defending Rights & Dissent, une organisation fondée par des victimes du House Un-Amercan Activites Committee qui œuvre à la protection du droit à l'expression politique. À ce titre, il a conseillé des législateurs fédéraux et étatiques sur les implications du premier amendement de la législation en cours et est apparu sur Al Jazeera et BBC World News. Il anime les podcasts Primary Sources, qui se concentre sur les défis auxquels sont confrontés les dénonciateurs, et Still Spying, qui explore l'histoire du FBI.