👁🗨 Bombarder le Yémen, aussi british que le tea-time
Le bombardement des Britannique au Yémen survient à l'occasion du 60e anniversaire d'une campagne coloniale oubliée, preuve des pratiques de politique étrangère britannique dans le pays.
👁🗨 Bombarder le Yémen, aussi british que le tea-time
Par Mark Curtis, le 14 janvier 2024
Les frappes aériennes britanniques sur les Houthis au Yémen - qui ont osé défier le soutien occidental à Israël dans la bande de Gaza - ont lieu exactement 60 ans après une brutale campagne de bombardements britanniques dans le pays.
La révolte dite des Radfan, au début de l'année 1964 dans l'actuel Yémen, est depuis longtemps sortie de la mémoire historique.
Nous devrions pourtant nous en souvenir, comme preuve de la façon dont la politique étrangère britannique se pratique dans la réalité - et comment nous ne découvrons vraiment cette réalité que lorsque des dossiers gouvernementaux sont rendus publics, des décennies plus tard.
L'indépendance, mais à nos conditions
Le Radfan est une région montagneuse située à une cinquantaine de kilomètres au nord d'Aden, le principal port du sud du Yémen. Au début des années 1960, elle faisait partie d'une création coloniale britannique - la Fédération d'Arabie du Sud, un regroupement de cheikhdoms et de sultanats établi par Londres.
Le Royaume-Uni était prêt à accorder l'indépendance à l'Arabie du Sud, mais seulement sous certaines conditions. Sir Kennedy Trevaskis, le Haut-Commissaire à Aden, a noté que l'indépendance devait “garantir que les pleins pouvoirs passent de manière décisive entre des mains amies”.
Le territoire resterait ainsi “dépendant et soumis à notre influence”.
Une grande partie de la population a refusé de coopérer avec les plans britanniques, et pas seulement les groupes politisés d'Aden. En janvier 1964, des tribus du Radfan déclenchèrent des raids contre des cibles de la Fédération et des convois britanniques dans la région.
Ils s'inquiétaient de la baisse des revenus due aux projets britanniques d'union douanière dans la fédération et s'inspiraient de l'anticolonialisme de l'Égypte de Gamal Abdel Nasser, le leader nationaliste arabe du Moyen-Orient.
Toutes les méthodes possibles et imaginables
La réponse des autorités britanniques, sous le gouvernement conservateur d'Alec Douglas-Home, fut féroce. En avril 1964, le secrétaire d'État aux colonies, Duncan Sandys, appela à une “répression musclée” de la révolte, et demanda que l'armée britannique soit autorisée à “utiliser toutes les méthodes qui s'avéreraient nécessaires”.
La seule chose qui importait à Sandys était de “minimiser les critiques internationales négatives”, ce qui indiquait que les opérations de propagande, à l'époque comme aujourd'hui, étaient de la plus haute importance.
Une directive politique adressée aux forces britanniques en avril 1964 stipulait que les troupes britanniques
“doivent prendre des mesures punitives frappant les rebelles, laissant ainsi derrière elles des souvenirs qui ne s'effaceront pas de sitôt”.
L'idée était de “rendre la vie des tribus si difficile que leur courage en serait brisé - pour les amener à se soumettre”.
Le capitaine Brian Drohan, chercheur à l'académie militaire américaine de West Point, qui a également analysé les dossiers déclassifiés britanniques, a écrit que
“la population du Radfan a subi de plein fouet la coercition coloniale, les forces britanniques bombardant les villages, abattant le bétail et détruisant les récoltes”.
Victimes : les femmes et les enfants
L'une des tactiques utilisées était la “proscription de terrain”, consistant à interdire l'accès à certaines zones du Radfan.
“Tous les habitants, quel que soit leur statut, civils ou combattants, étaient tenus de partir, transformant la quasi-totalité de la population d'une zone interdite en réfugiés”, note M. Drohan.
Les soldats britanniques ont reçu l'ordre de confisquer les biens, de brûler le fourrage et de détruire les réserves de céréales et le bétail. Les règles d'engagement autorisaient les commandants à recourir aux bombardements aériens et à bombarder avec “l’amplitude nécessaire” lorsque les villages refusaient de se rendre.
Dans de telles circonstances, “les pertes subies en femmes et enfants doivent être tolérées”, précise la directive britannique.
Dans le cadre du déploiement de l'armée britannique, auquel participaient le régiment de parachutistes et les marines, une petite équipe de la SAS [Special Air Service (SAS), unité de forces spéciales des forces armées britannique] a également été envoyée en avril, assistée par des avions de guerre Hunter d'attaque au sol. Le SAS a tué quelque 25 rebelles, mais a perdu son commandant et son opérateur radio, dont les corps ont dû être laissés sur place.
Ceux-ci ont été décapités et les têtes ont été exposées au Yémen, incident qui a provoqué colère et stupeur dans toute la Grande-Bretagne.
Frappes aériennes
Les frappes aériennes furent approuvées en mai, et Trevaskis proposa d'envoyer des soldats pour “faire régner sur les villages” contrôlés par les rebelles le spectre de la mort.
Si cela ne devait pas suffire à obtenir la soumission des rebelles, Trevaskis a déclaré qu'“il serait nécessaire de lancer des attaques au fusil sur le bétail ou les hommes à l'extérieur des villages”.
Il a ajouté :
“Puisque les membres des tribus ont régulièrement tiré sur nos avions et en ont touché plusieurs, nous pourrions prétendre que nos avions ont riposté aux tirs des hommes ayant tiré depuis le sol”.
Pour la RAF, la conséquence fut que “les villages pouvaient être attaqués au canon et à la grenade”, et de permettre aux pilotes de viser le bétail, les chèvres, les récoltes et les personnes dans les zones interdites, comme l'indiquent les dossiers.
Les forces britanniques avaient été autorisées par les ministres à “détruire les moyens de subsistance” des villages afin d'amener les rebelles à se soumettre.
Le bétail et les récoltes étaient les sources de richesse et de subsistance des tribus Radfani.
“Les attaques contre ces cibles s'apparentaient à une guerre économique menée contre des communautés entières, sans que l'on fasse vraiment la distinction entre civils et combattants”, note M. Drohan.
Lors d'une attaque, un bombardier Shackleton a tiré 600 coups de canon de 20 mm et largué 60 grenades aériennes. Le pilote a déclaré avoir tiré au canon sur un troupeau de chèvres tout en larguant six grenades aériennes sur un autre troupeau, onze sur du bétail, huit sur des “personnes” - sans préciser s'il s'agissait de civils ou de combattants - et quatorze autres sur des “personnes situées sous les arbres”.
Au cours de plus de 600 sorties au-dessus de Radfan, la RAF a tiré 2 500 roquettes et 200 000 obus de canon.
Aucune restriction n'a été imposée quant à l'utilisation de “bombes anti-personnel” de 10 kg - similaires à ce que l'on appelle aujourd'hui les bombes à fragmentation - bien que “l'aspect relations publiques” de ces bombes “doive être traité avec beaucoup de soin”, a indiqué le ministère de la défense.
Le secrétaire à la défense, Peter Thorneycroft, a ainsi demandé au chef de l'état-major de l'armée de l'air de “veiller au secret de l'opération” concernant l'utilisation de ces bombes.
La pauvreté
Comme le montrent les dossiers de tant d'autres guerres menées par la Grande-Bretagne au Moyen-Orient, les planificateurs britanniques étaient parfaitement conscients de la situation critique des populations attaquées.
Le commandant en chef du Moyen-Orient, le général de corps d'armée Sir Charles Harington, a reconnu que les tribus Radfan
“menaient une existence pauvre et primitive depuis des centaines d'années”. Leur situation est la suivante : “il y a à peine assez de substance pour faire vivre la population, les familles faisant rarement plus de 50 livres sterling de profit par an”.
“Cependant”, note Harington, “la tentation est grande et beaucoup se sont tournés vers l’offre de l'Égypte” de Nasser et du nouveau gouvernement républicain du Yémen du Nord, contre lequel le Royaume-Uni menait également une guerre secrète.
Harington a également noté que si la Grande-Bretagne “avait apporté une aide financière plus conséquente” aux Radfanis dans le passé, “la tentation d'aller chercher ailleurs le prix de la subversion aurait pu être évitée”.
Corruption
Le versement de pots-de-vin aux chefs de tribus locales a aussi permis de s'assurer le contrôle de la population. Sandys a demandé au Haut-Commissaire de verser des “subventions individuelles” aux principaux membres du conseil de la Fédération d'Arabie du Sud.
En janvier 1964, Trevaskis a reçu 50 000 livres sterling pour payer ces pots-de-vin. Il a également reçu 15 000 livres sterling “pour contribuer à saper la position du People's Socialist Party à Aden”, la plus importante opposition politique au maintien de l'autorité britannique dans le territoire.
Le Haut-Commissaire a noté que cet argent contribuerait “à les empêcher de remporter les prochaines élections”. En juillet 1964, les ministres ont également approuvé l'octroi de 500 000 livres sterling à Trevaskis “pour les distribuer aux dirigeants afin de contrer les révoltes tribales”.
Grâce à la puissance aérienne et à l'artillerie, l'armée britannique a atteint ses objectifs territoriaux à la fin du mois de juillet, tandis que les tribus Radfan se retiraient au-delà de la frontière, au Yémen du Nord. Après les avoir chassées de chez eux, les forces britanniques ont occupé le Radfan et ont continué à faire respecter ce no man’s land par des patrouilles aériennes et terrestres.
Selon les chiffres officiels, la Grande-Bretagne a perdu 13 soldats au cours du conflit. On ignore combien de Radfanis ont été tués.
La Fédération d'Arabie du Sud a été intégrée au Yémen du Sud indépendant en 1967, après une longue guerre de libération contre les forces britanniques.
* Mark Curtis est le rédacteur en chef de Declassified UK et l'auteur de cinq livres et de nombreux articles sur la politique étrangère du Royaume-Uni.
https://consortiumnews.com/2024/01/14/bombing-yemen-as-british-as-afternoon-tea/