👁🗨 Brûler la planète & enfermer les dissidents
“Je dis : enfreignez la loi. Que votre vie soit un frein à la machine. Pour ma part, je veillerai, quoi qu'il arrive, à ne pas cautionner le mal que je condamne”.
👁🗨 Brûler la planète & enfermer les dissidents
Par Chris Hedges, le 6 octobre 2024
L'industrie des combustibles fossiles et la classe politique qu'elle contrôle n'ont aucunement l’intention d'arrêter l'écocide. Alors que la crise climatique s'aggrave, les lois et les mesures de sécurité destinées à nous maintenir en esclavage se multiplient.
Norfolk, Royaume-Uni - Je suis en compagnie de Roger Hallam, ses cheveux gris tirés en queue de cheval, dans la salle des visiteurs de la prison de Wayland. Les murs sont couverts de grandes photographies de familles pique-niquant sur des pelouses, de prairies verdoyantes et d'enfants qui jouent. La juxtaposition des photographies, sans doute accrochées pour donner au parloir de la prison un aspect familial, est choquante. Il est impossible de s'échapper, surtout avec les gardiens de prison qui circulent autour de nous, où que nous soyons. Roger et moi sommes assis sur de petites chaises rembourrées et nous faisons face à la table basse en plastique blanc. La carrure trapue de Roger tente de s'adapter à un mobilier conçu pour accueillir des enfants.
Roger, l'un des fondateurs d'Extinction Rebellion, d'Insulate Britain et de Just Stop Oil, purge une peine de cinq ans de prison pour avoir “causé une nuisance publique sans motif légitime”.
Lui et ses quatre coaccusés, qui ont chacun écopé d'une peine de quatre ans, ont été reconnus coupables d'avoir organisé un “appel Zoom” en 2022 afin d'inciter les militants à grimper sur les ponts de la M25, l'autoroute principale qui fait le tour du Grand Londres. L'objectif immédiat était d'arrêter la circulation. L'objectif est, à long terme, de contraindre le gouvernement à mettre un terme à toute nouvelle licence d'exploitation de pétrole et de gaz.
Cette manifestation ne revêtait pas de caractère symbolique, comme les manifestants qui ont jeté de la soupe à la tomate sur les Tournesols de Van Gogh, recouverts d'une vitre protectrice, à la National Gallery de Londres.
Il s'agissait d'une manifestation destinée à perturber, comme elle l'a fait, le commerce et les rouages de l'État. Même les manifestants qui ont jeté de la soupe sur le tableau, qui n'a pas été abîmé, ont été condamnés à des peines de prison sévères de près de trois ans.
Le réchauffement climatique devrait dépasser 1,5 degré Celsius (2,7 degrés Fahrenheit) dans les années 2020 et 2 degrés Celsius (3,6 degrés Fahrenheit) avant 2050, selon une étude publiée en 2023 dans la revue Oxford Open Climate Change. Les scientifiques de la NASA préviennent
qu'“une augmentation de 2 degrés des températures mondiales est considérée comme un seuil critique au-delà duquel surviendront des phénomènes dangereux et des répercussions en cascade du changement climatique généré par l'homme”.
Plus la planète se réchauffe, plus les phénomènes extrêmes tels que les sécheresses graves, les vagues de chaleur, les tempêtes intenses et les fortes précipitations s 'intensifient. L'extinction de la vie animale et végétale - un million d'espèces animales et végétales sont actuellement menacées d'extinction - s'accélère.
Nous sommes sur le point d'atteindre un seuil de non-retour, c'est-à-dire un seuil au-delà duquel les calottes glaciaires, les systèmes de circulation océanique et d'autres composantes du système climatique subissent et accélèrent des changements irréversibles. Il existe également des “points de non-retour” dans les écosystèmes, qui peuvent se dégrader à tel point qu'aucun effort pour les sauver ne peut enrayer les effets de l'emballement des changements climatiques. À ce stade, les boucles de rétroaction voient les catastrophes environnementales s'accélérer mutuellement. Les jeux seront faits. Rien ne pourra nous sauver.
Les décès massifs dus aux catastrophes climatiques sont en passe de devenir la norme. Le bilan officiel de l'ouragan Hélène est d'au moins 227 morts, ce qui en fait le plus meurtrier aux États-Unis continentaux depuis l'ouragan Katrina en 2005. En Caroline du Nord, en Caroline du Sud et dans le nord de la Géorgie, 1,1 million de personnes sont toujours privées d'électricité. Les villes des zones montagneuses, privées d'électricité et de services de téléphonie mobile, sont totalement isolées. Des centaines de personnes sont portées disparues et l'on craint que nombre d'entre elles ne soient mortes. L'année dernière, le cyclone Daniel en Libye a fait entre 5 000 et 15 000 victimes en une seule nuit.
Ces catastrophes climatiques, récurrentes dans les pays du Sud, marqueront bientôt la vie de tous.
“Un milliard de réfugiés, le pire épisode de souffrance de l'histoire de l'humanité”, dit Roger à propos de la barre des 2 degrés Celsius, “puis l'extinction de l'humanité”.
Pourtant, face à la dévastation qui sévit à leurs portes, notamment dans le sud-ouest des États-Unis où les températures les plus élevées ont été enregistrées en octobre (47 degrés Celsius à Palm Springs), les oligarques mondiaux n'ont pas l'intention de compromettre leurs privilèges et leur pouvoir en perturbant une économie fondée sur les combustibles fossiles et la production animale, responsable de 18 % des émissions de gaz à effet de serre. Le bétail et ses dérivés sont responsables de 32 000 millions de tonnes de dioxyde de carbone (CO2) rejetées chaque année dans l'atmosphère et de 51 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre.
Au lieu d'une réponse rationnelle, on nous propose davantage de forages et de concessions pétrolières, davantage de tempêtes catastrophiques, d'incendies de forêt, de sécheresses, d'élevages industriels toxiques, la mascarade des sommets de la Conférence des parties (COP) des Nations unies, la destruction des forêts tropicales et la fausse panacée de la géoingénierie, de la capture du carbone et de l'intelligence artificielle.
Les subventions allouées aux combustibles fossiles ont augmenté dans le monde entier - de 2 000 à 7 000 milliards de dollars selon le Fonds monétaire international -, les gouvernements cherchant à protéger les consommateurs de l'augmentation des prix de l'énergie.
Pourtant, il y a deux ans, lors du sommet sur le climat COP26 à Glasgow, les gouvernements ont promis de supprimer progressivement les subventions aux combustibles fossiles.
Les gouvernements qui facilitent le génocide à Gaza sont, sans surprise, les maîtres du génocide mondial.
Comme l'écrit l'auteur suédois et professeur d'écologie humaine Andreas Malm, “la destruction de la Palestine revient à détruire la terre”.
“La destruction de Gaza est réalisée par des chars et des avions de chasse qui déversent leurs projectiles sur la terre : les Merkavas et les F-16 qui envoient leur feux de l'enfer sur les Palestiniens, les roquettes et les bombes qui réduisent tout en poussière - mais seulement après que la force explosive de la combustion des carburants fossiles les a placés sur la bonne trajectoire”,
écrit Malm qui, avec Wim Carton, a écrit “Overshoot: How the World Surrendered to Climate Breakdown” [“Dérapage : Comment le monde s’est soumis au dérèglement climatique”].
“Tous ces véhicules militaires fonctionnent au pétrole. Il en va de même pour les vols de ravitaillement en provenance des États-Unis, les Boeings qui transportent les missiles via le pont aérien permanent. Une première analyse, provisoire et prudente, a révélé que les émissions causées au cours des 60 premiers jours de la guerre équivalaient aux émissions annuelles de 20 à 33 pays à faibles émissions : un pic soudain , un panache de CO2 s'élevant au-dessus des débris de Gaza. Si je répète ce point ici, c'est parce que le cycle se répète de lui-même, ne faisant que croître en ampleur et en superficie : Les forces occidentales pulvérisent les quartiers d'habitation de la Palestine en mobilisant la capacité illimitée de destruction que seuls les combustibles fossiles peuvent offrir”.
Le génocide est lié aux combustibles fossiles de bien d'autres manières.
“L'une des nombreuses zones d'extraction de pétrole et de gaz est le bassin du Levant, le long de la côte allant de Beyrouth à Gaza en passant par Akka”, écrit Malm. “Deux des principaux gisements de gaz découverts ici, appelés Karish et Leviathan, se trouvent dans des eaux revendiquées par le Liban. Que pense l'Occident de ce litige ? En 2015, l'Allemagne a vendu quatre navires de guerre à Israël pour qu'il puisse mieux protéger ses plates-formes gazières contre tout danger. Sept ans plus tard, en 2022, alors que la guerre en Ukraine entraîne une crise sur le marché du gaz, l'État d'Israël est pour la première fois élevé au rang d'exportateur d'énergie fossile notoire, fournissant à l'Allemagne et à d'autres États de l'UE du gaz ainsi que du pétrole brut à partir de Leviathan et de Karish, mis en service en octobre de la même année. 2022 a scellé le prestige d'Israël dans ce domaine.
“Un an plus tard, Toufan al-Aqsa [l'incursion de combattants palestiniens en Israël depuis la bande de Gaza le 7 octobre 2023] a mis un coup d'arrêt à l'expansion”, note M. Malm. “Elle a constitué une menace directe pour la plateforme gazière de Tamar, que l'on peut apercevoir depuis le nord de la bande de Gaza par temps clair ; dans le champ des tirs de roquettes, la plateforme a été fermée…. Chevron est l'un des principaux acteurs du gisement de Tamar. Le 9 octobre, le New York Times a rapporté ce qui suit : ‘Les combats violents pourraient ralentir le rythme des investissements énergétiques dans la région, au moment même où les perspectives de la Méditerranée orientale en tant que centre énergétique ont pris de l'ampleur’”.
L'expansion de la production israélienne nécessite l'occupation du littoral de Gaza et l'expulsion des Palestiniens.
“Cinq semaines après le 7 octobre, alors que la majeure partie du nord de Gaza a été définitivement réduite en ruines, Chevron a repris ses activités sur le gisement de gaz de Tamar”, poursuit M. Malm. “En février, elle a annoncé une nouvelle série d'investissements pour augmenter la production. Fin octobre, soit juste après l'invasion terrestre de Gaza, l'État d'Israël a octroyé 12 licences pour l'exploration de nouveaux gisements de gaz. L'une des entreprises qui les a obtenues est BP, celle-là même qui a découvert le pétrole au Moyen-Orient et construit l'oléoduc Kirkouk-Haïfa”.
Le lien entre le génocide à Gaza et les massacres dans le monde n'échappe pas aux pays du Sud, où les réfugiés climatiques meurent en haute mer et dans les déserts alors qu'ils tentent de fuir vers le nord. Le HCR, l'agence des Nations unies pour les réfugiés, a calculé que les “risques soudains” liés au climat - tels qu'inondations, tempêtes, incendies de forêt et températures extrêmes - ont déplacé de force une moyenne de 21,5 millions de personnes chaque année entre 2008 et 2016. Aujourd'hui, 260 millions de personnes vivant dans les zones côtières - soit 100 millions de plus qu'il y a trente ans - courent le “risque majeur” d'être déplacées en raison de l'élévation du niveau des mers. Quatre-vingt-dix pour cent d'entre elles vivent dans des pays pauvres en voie de développement et des petits États insulaires.
Alors que l'écocide et le génocide à Gaza s'accélèrent, des lois plus draconiennes sont adoptées pour criminaliser la contestation.
Les lois conçues pour protéger l'industrie des combustibles fossiles au Royaume-Uni comprennent la “conspiration pour interférer avec l'infrastructure nationale” ou le nouveau délit de “blocage” qui peut voir condamner un manifestant qui se fixe à un objet, à un terrain ou à quelqu'un d'autre avec de l'adhésif ou des menottes, dans le but de causer de sérieuses perturbations, à une peine d'emprisonnement de six mois et à une amende indéterminée.
L'objectif est clair. Brûler la planète. Enfermer les dissidents. Censurer. Broyer ceux qui résistent, en particulier ceux du Sud, à l'aide d'armes industrielles et de violence aveugle. Et si vous faites partie de la classe privilégiée, retirez-vous dans les complexes sécurisés qui vous fourniront nourriture, eau, soins médicaux, électricité et sécurité, qui seront refusés au reste d'entre nous.
En fin de compte, nous suivrons tous la voie des dinosaures, qui, au moins, n'étaient pas responsables de leur propre extinction. La tragédie, c'est que la plupart des membres de la classe criminelle dirigeante survivront probablement un peu plus longtemps que le reste d'entre nous.
Un suicide collectif définira ce que nous appelons le progrès humain.
Le procès de trois semaines des militants de Just Stop Oil, tout comme les audiences du tribunal pour Julian Assange, a refusé aux accusés le droit de présenter des preuves tangibles. Les accusés n'ont pas été autorisés à parler du changement climatique, motif de leur protestation. Roger, bravant l'interdiction, a tenté de s'adresser au jury au sujet de la crise climatique. Le juge a ordonné son incarcération pour outrage au tribunal. Six policiers l'ont fait sortir de la salle d'audience. Lorsque le juge a condamné Roger et ses coaccusés, Daniel Shaw, Louise Lancaster, Lucia Whittaker De Abreu et Cressida Gethin, il a déclaré qu'ils avaient “franchi la limite qui distingue le militant engagé du fanatique”.
Les cinq militants n'ont pas été condamnés pour avoir participé aux manifestations, mais pour les avoir planifiées. Les preuves utilisées au tribunal pour les condamner provenaient d'une réunion Zoom en ligne capturée par Scarlet Howes, une journaliste se faisant passer pour un soutien du journal tabloïd The Sun. Il ne fait aucun doute qu'un think tank spécialisé dans les énergies fossiles est en train de songer à décerner un prix de journalisme à Scarlet Howes.
Les peines prononcées contre ceux qui participent aux manifestations en faveur du climat sont de plus en plus sévères, plus longues que celles infligées à ceux qui se sont livrés à des actes de violence lors des émeutes racistes de Southport, comme le souligne Linda Lakhdhit, la directrice juridique de l'organisation Climate Rights International.
J'admire depuis longtemps Roger, qui arbore le vêtement de couleur orange que tous les prisonniers du parloir sont tenus de porter, non seulement pour son courage, mais aussi pour son attachement à l'idée que la résistance contre le mal radical relève d'un impératif moral. Il ne s'agit pas, en fin de compte, de ce que nous pouvons ou ne pouvons pas accomplir. Il s'agit de défier, littéralement lorsque nous parlons d'écocide, les forces de la mort pour protéger et nourrir la vie.
Le 11 septembre, j'ai pris la parole devant une assemblée à Londres afin de collecter des fonds pour la défense juridique des cinq militants emprisonnés. Les organisateurs du centre Kairos ont diffusé une introduction enregistrée que Roger avait envoyée depuis sa cellule de prison avant mon intervention.
“Le changement”, a-t-il dit dans ce message enregistré, “n'est pas le fruit d'une logique fonctionnelle, à savoir faire quelque chose pour que quelque chose se produise, mais plutôt parce qu'on ne peut pas rester sans rien faire, et qu'on agit donc pour exister. La raison essentielle pour laquelle nous échouons, à mon avis, est que nous pensons qu'ils peuvent nous opprimer en nous envoyant en prison. Alors qu'en réalité, leur pouvoir réside en notre crainte d'aller en prison, et non pour le fait d'y être. Une fois que nous avons compris qu'il ne s'agit que d'une question de peur, nous comprenons mieux. Ce n'est pas ce qu'ils nous font, c'est la façon dont nous choisissons de réagir qui détermine leur pouvoir.
“On fait le bien, non pour obtenir de bons résultats, mais parce que c'est le bien, parce que c'est honnête, parce que c'est la bonne chose à faire, pour l’harmonie métaphysique, un équilibre”.
Les tactiques employées au cours des dernières décennies par les écologistes - marches, lobbying, votes et pétitions - ont échoué.
En 1900, la combustion des énergies fossiles - principalement le charbon - a produit environ 2 milliards de tonnes de dioxyde de carbone. Ce chiffre a été multiplié par trois en 1950. Aujourd'hui, le niveau est près de 20 fois supérieur à celui de 1900. Au cours de ces six décennies, l'augmentation du CO2 a été 100 fois plus rapide que celle qu'a connue la Terre pendant la transition de la dernière période glaciaire, selon l'Administration nationale des océans et de l'atmosphère (National Oceanic and Atmospheric Administration).
C'est la septième fois que Roger est incarcéré dans le système pénitentiaire britannique, en proie à un manque de moyens budgétaires, des infrastructures délabrées, une réduction des services, des problèmes de recrutement et de fidélisation du personnel, et à une grave surpopulation carcérale.
“Lorsque je suis allé en prison pour la première fois, les gardiens pouvaient être de véritables sadiques, d'anciens militaires de nos guerres coloniales”, raconte-t-il. “Aujourd'hui, ils sont généralement polis, mais rien ne fonctionne”.
Ses chaussures sont abîmées, mais ses demandes réitérées pour en obtenir de nouvelles sont restées lettre morte. Un autre prisonnier, qui avait une paire supplémentaire, la lui a donnée.
Je fais la queue à la petite cantine pour nous acheter quelque chose à manger. J'ai été autorisé à apporter 40 livres sterling dans la prison. Au menu, il y a un sandwich à la saucisse végétalien. Roger et moi sommes végétaliens. Mais lorsque j'arrive au comptoir, on m'informe sèchement que les options végétaliennes ne sont pas disponibles.
Roger affirme que si 10 000 personnes sont prêtes à s'engager dans la résistance civile, c'est-à-dire à accepter des peines de prison pour désobéissance civile non violente, à mener des campagnes de sensibilisation et à mobiliser des assemblées publiques, elles peuvent inciter un à deux pour cent de la population à embrasser le militantisme pour rompre l'ordre existant.
Il s'appuie sur les recherches d'Erica Chenoweth, politologue à l'université de Harvard, et de Maria J. Stephan, qui ont passé à la loupe cent ans de mouvements de résistance violents et non violents dans leur ouvrage intitulé “Why Civil Resistance Works” [Pourquoi la désobéissance civile fonctionne]. Elles ont conclu que les mouvements non violents réussissent deux fois plus souvent que les soulèvements violents. Les mécanismes violents fonctionnent principalement dans le cadre de guerres civiles ou pour mettre fin à des occupations étrangères, ont-ils constaté. Les mouvements non violents réussis s'adressent à ceux qui composent la structure du pouvoir, en particulier la police et les fonctionnaires conscients de la corruption et de la décadence de l'élite au pouvoir, et sont prêts à y renoncer. L'histoire a montré qu'il suffit qu'un à cinq pour cent de la population se mobilise pour renverser un système pour que les structures totalitaires les plus impitoyables s'effondrent.
“Il ne s'agit pas seulement de changer le monde”, explique Roger. “Il s'agit de voir le monde d'une manière différente, qui rejette le récit de l'idéologie dominante. Il s'agit de ‘réenchanter’ le monde. De rendre à notre spiritualité la place qui lui revient. C'est sa place depuis toujours. Mais notre esprit ne se réalise qu'à travers l'action. L'esprit se fait corps, pour user d'un langage ancien.
“Je n'appelle pas à un cheminement individualiste vers l'illumination personnelle, ce qui est une contradiction en soi”, précise-t-il. “Je n'appelle pas à une sérénité qui ne nous quitterait jamais, qui ne nous sortirait jamais de notre canapé pour aller dans la rue. L'esprit est dans la rue. La rue est l'esprit. L'esprit est dans la cellule de prison. Le temps des faux-semblants est révolu. Nous sommes confrontés à la fin de l'ancien monde, et nous allons devoir nous battre pour créer la suite”.
Et puis il a fallu partir. Nous nous sommes étreints. Je lui ai promis de lui envoyer des livres par la poste. Ceux d'entre nous qui se trouvent dans le parloir se sont mis en rang et ont été escortés par les gardiens à travers une série de portes verrouillées jusqu'à la cour de la prison.
Roger paie un lourd tribut à la résistance, à une vie morale.
Henry David Thoreau a refusé de payer une taxe électorale pour protester contre l'invasion du Mexique par les États-Unis, invasion qu'il condamnait comme la tentative de faire main basse sur un territoire pour y développer l'esclavage. Il a été arrêté et emprisonné pour fraude fiscale en 1846.
“Je dis : enfreignez la loi”, écrit Thoreau dans son essai “La désobéissance civile”. “Que votre vie soit un frein à la machine. Pour ma part, je veillerai, quoi qu'il arrive, à ne pas cautionner le mal que je condamne”.
Ralph Waldo Emerson, le philosophe transcendantaliste dont le discours à la Divinity School avait suscité l'indignation du clergé et amené l'université de Harvard à ne pas le réinviter avant trente ans, rendit visite à Thoreau en prison.
“Henry, que faites-vous ici ?” lui a demandé Emerson.
“Et vous, que faites-vous dehors ?” a répondu Thoreau.