đâđš Caroline Galacteros: Le calme avant la tempĂȘte
Les USA & lâEurope se sont laissĂ©s entraĂźner par lâUbris belliqueux dans un piĂšge dont lâissue pourrait bien ĂȘtre la dĂ©monstration Ă©clatante du dĂ©clin de lâOccident et la fin de lâhĂ©gĂ©mon amĂ©ricain.
đâđš Le calme avant la tempĂȘte
đ° Par Caroline Galacteros, le 21 novembre 2022
On aimerait penser Ă autre chose. A la coupe du Monde de football qui dĂ©bute au Qatar, aux fĂȘtes de Noel qui approchent, Ă la crise qui sâinstalle, et mĂȘme aux Ă©chauffourĂ©es politiques dĂ©risoires qui animent parfois pathĂ©tiquement notre AssemblĂ©e nationale et paraissent bien insignifiantes au regard des enjeux de fond et de lâavenir de notre pays. Mais la guerre, une fois lancĂ©e, ne connait pas de rĂ©pit et elle prend en Ukraine, des tours inquiĂ©tants avec la reprise des bombardements sur la centrale nuclĂ©aire de Zaporojie qui en vient Ă alarmer mĂȘme le trĂšs tempĂ©rant directeur de lâAIEA, et dont il demeure difficile dâimaginer que câest la Russie qui les initie contre ses propres forcesâŠ
Que faire pour conduire le prĂ©sident Ukrainien Ă rompre avec son jusquâauboutisme suicidaire ? Les courants ultra nationalistes qui lâenvironnent, le terrifient sans doute et le contrĂŽlent ainsi que ses forces armĂ©es, le placent face Ă un tragique dilemme de style « loose-loose »: nĂ©gocier un compromis territorial avec Moscou, donc consentir peu ou prou Ă une partition du territoire ukrainien, comme lâenjoignent dĂ©sormais Ă mi mots de le faire AmĂ©ricains et Britanniques ? Impossible sauf Ă se mettre lui-mĂȘme en danger vital face Ă la fureur des ultras. Maintenir ses positions de plus en plus intenables au regard de la rĂ©alitĂ© militaire sur le terrain, et prĂ©tendre reprendre tous les territoires conquis par Moscou, jusquâĂ la CrimĂ©e, en espĂ©rant provoquer enfin lâengagement de lâOTAN, comme le montre son insistance Ă vouloir accrĂ©diter la responsabilitĂ© russe dans la pĂ©nĂ©tration dâun missile sur le territoire polonais contre toute Ă©vidence et malgrĂ© les dĂ©mentis circonstanciĂ©s de Washington ? Cette attitude pourrait bien prĂ©cipiter son lĂąchage par ses plus grands pourvoyeurs dâarmements et de subsides. A-t-il compris que sa survie politique dĂ©pendra de sa capacitĂ© Ă retomber sur terre, Ă admettre que lâarmĂ©e russe est en train de prĂ©parer son offensive dâhiver, que le rapport des forces est sans Ă©quivoque en sa dĂ©faveur, bref quâil ne peut gagner militairement mais va devoir nĂ©gocier un compromis sâil veut prĂ©server le peu qui reste de son pays plongĂ© dans le noir, le froid, le dĂ©labrement Ă©conomique et dont mĂȘme le systĂšme de tĂ©lĂ©communications est de plus en plus alĂ©atoire ?
Bref, V. Zelinsky est entre le marteau et lâenclume. Il sait bien, comme dâailleurs les Polonais, que seule une zone dâexclusion aĂ©rienne au-dessus du ciel ukrainien aurait une chance peut-ĂȘtre de prĂ©server ce quâil lui reste de forces. Mais câest hors de question pour Washington. Ses alliĂ©s occidentaux semblent dâailleurs connaitre une phase de lassitude et dâinquiĂ©tude devant le jusquâau-boutisme de plus en plus dĂ©sespĂ©rĂ© de leur proxy. Les stocks europĂ©ens et mĂȘme amĂ©ricains dâarmements sont en train de fondre, et nos armĂ©es vont bientĂŽt refuser de sâaffaiblir davantage pour le renforcer. Les armes qui sont donnĂ©es Ă Kiev de toute façon ne renverseront pas la donne militaire. «On» ne le peut ni surtout ne le veut pas, et le jeu des postures commence Ă montrer ses limites. Le premier ministre britannique Richie Sunak est venu le dire Ă Kiev il y a quelques jours. Rien nâa filtrĂ© de lâentretien qui a dĂ» ĂȘtre dĂ©sagrĂ©able aux oreilles de ZelenskiâŠ
Certes il y a, aux Etats-Unis, les faucons dĂ©mocrates neoconservateurs forcenĂ©s autour du secrĂ©taire dâEtat Blinken et de son DĂ©partement⊠Mais ils sont eux aussi de plus en plus en butte aux rĂ©serves, pour dire le moins, du Pentagone. Le SecrĂ©taire dâEtat Ă la dĂ©fense Lloyd Austin a trĂšs rĂ©cemment rappelĂ© lors dâune confĂ©rence Ă Halifax (oĂč Zelenski est apparu pour dire quâun cessez-le-feu nâavait aucune chance de durer, ce qui est probablement vrai Ă ce stade du conflit), que «la Russie disposait dâune armĂ©e puissante et dâarmes impressionnantes». Il a aussi dit lâindicible : «lâissue de la guerre en Ukraine dĂ©finira les contours du monde du 21eme siĂšcle» ! Rien de moins. Le CEMA amĂ©ricain, le Gal Milley a lui clairement affirmĂ© que la seule issue Ă ce conflit est la nĂ©gociation. Quant au secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de lâOTAN, il a abondĂ© en rappelant quâune dĂ©faite de lâUkraine serait aussi celle de lâAlliance. Barak Obama lui-mĂȘme, en 2016 dĂ©jĂ , avait reconnu que la Russie disposait dâune incontestable «dominance dans la capacitĂ© dâescalade». Il parlait dâor. Mais cette soudaine luciditĂ© arrive bien tard.
Si lâenjeu est celui dâun retour Ă la rĂ©alitĂ© Ă Kiev comme Ă Washington, Londres ou Paris, le conflit des perceptions et surtout des «informations» brouille cette prise de conscience urgentissime. Les mĂ©dias occidentaux persistent Ă voir dans les quelques avancĂ©es des forces ukrainiennes (par retrait des troupes russes) comme Ă Kharkov ou Kherson, les prĂ©mices dâune grande victoire militaire ukrainienne. On en est pourtant loin. Kherson, cadeau empoisonnĂ©, devient trĂšs difficile Ă approvisionner et les forces ukrainiennes toujours sous le feu russe depuis la rive est du Dniepr, commencent Ă appeler les habitants Ă la quitter. Les pertes sont lourdes, et les forces armĂ©es de Kiev sont de plus en plus supplĂ©Ă©es par des troupes polonaises voir amĂ©ricaines prĂ©sentes au nom dâune discrĂšte «coalition des bonnes volontĂ©s» sans pour autant vouloir le moins du monde provoquer de trop une Russie en train de se prĂ©parer Ă une offensive dâhiver et dâinjecter mĂ©thodiquement ses 300 000 rĂ©servistes rĂ©cemment mobilisĂ©s. La Russie se prĂ©pare Ă durer et poursuivre sa guerre dâattrition avec des objectifs de moins en moins limitĂ©s. LâĂ©chec de la politique de sanctions et la description rĂ©cente par le vice-premier ministre russe de son pays comme dâune «ßle de stabilité» dans un monde chaotique, mĂȘme si elle doit ĂȘtre Ă©videmment pondĂ©rĂ©e, traduit une rĂ©alitĂ© douloureuse. Le fantasme des neoconservateurs amĂ©ricains de dĂ©truire lâĂ©conomie, lâarmĂ©e et le pouvoir russes a explosĂ© en vol. Les USA et plus encore lâEurope se sont laissĂ© entrainer par lâUbris belliqueux de certaines de leurs composantes gouvernementales et politiques dans un piĂšge dont lâissue pourrait bien ĂȘtre la dĂ©monstration Ă©clatante du dĂ©clin de lâOccident et la fin de lâhĂ©gĂ©mon amĂ©ricain.
En fait, nous faisons face Ă la nĂ©cessitĂ© douloureuse de sortir de notre rĂȘve- abattre la Russie- avant que la dĂ©route ne soit trop humiliante. Deux mĂ©thodes sâoffrent pour cela aux AmĂ©ricains : la mĂ©thode «douce», consistant Ă laisser Zelenski sâenfoncer en le lĂąchant progressivement et en lui disant que câest Ă lui de dĂ©cider quand il faudra nĂ©gocier avec Moscou ; la mĂ©thode «radicale», en fait plus bĂ©nĂ©fique dans ses effets pour le pays et le peuple ukrainien : nĂ©gocier directement avec Moscou un compromis territorial et surtout stratĂ©gique (câest-Ă -dire la neutralisation dĂ©finitive de lâUkraine), assĂ©cher brutalement le flux dâarmes et dâargent  pour imposer les termes dâun accord rĂ©aliste Ă Zelenski qui devra faire de nĂ©cessitĂ© vertu et y trouverait une « excuse » auprĂšs des ultras qui lâentourent.
Dans un monde en noir et blanc tel que nous aimons le voir, supporter que «le mĂ©chant» gagne nâest pas facile. Mais câest ce qui nous prĂ©serverait de pire encore. On pourrait inscrire une telle nĂ©gociation dans une vaste refondation intelligente des Ă©quilibres de sĂ©curitĂ© en Europe et reconstruire Ă grands frais lâUkraine pour se faire pardonner de lâavoir instrumentalisĂ©eâŠMais pour avoir le courage dâune telle approche, qui douchera les opinions publiques occidentales, il faudrait des hommes dâEtat capables de prendre ces dĂ©cisions douloureuses et salutaires. Or, câest une espĂšce en voie de disparition en Occident, oĂč les politiques Ă courte vue appuyĂ©s sur des mĂ©dias peu critiques, bercent complaisamment les peuples dâillusions et de «narratifs» engageants mais faux, pour obtenir leur consentement Ă lâaffrontement tout en leur promettant quâil ne leur en coutera pas grand-chose. Cette fois-ci pourtant, ce mensonge devient trop gros: les sanctions sont un Ă©chec, les EuropĂ©ens ont froid, voient leur richesse fondre Ă vue dâĆil et commencent Ă se demander sâils ne seraient pas les dindons ultimes de cette farce.
Les Etats-Unis devraient aussi se demander pourquoi ils se sont engagĂ©s si loin et finalement ont accĂ©lĂ©rĂ© la bascule du monde et notamment des pays du sud Ă leur dĂ©triment ? Sans doute auraient-ils eu plus Ă gagner en poussant les Ukrainiens Ă appliquer les Accords de Minsk 2 au lieu de les en dissuader, et plus encore Ă nĂ©gocier un traitĂ© honnĂȘte et Ă©quilibrĂ© sur la sĂ©curitĂ© en Europe avec la Russie quand celle-ci le demandait Ă toutes forces, encore en dĂ©cembre dernier, au lieu de franchir la ligne rouge ukrainienne la fleur au fusilâŠdes Ukrainiens.
Nous sommes dĂ©sormais engagĂ©s dans une longue guerre dâattrition et lâOccident risque dâen sortir avec un discrĂ©dit politique, stratĂ©gique et militaire massif. Ne parlons pas de lâOTAN⊠Quant Ă lâEurope, ainsi que lâa rappelĂ© le GĂ©nĂ©ral de Villiers, cette guerre nâest pas de son intĂ©rĂȘt, encore moins de celui de la France, qui doivent entretenir des relations normales et apaisĂ©es avec la Russie. Est-il trop tard pour casser cette spirale dangereuse et sortir de ce piĂšge ? Il faudrait que Washington choisisse vite la mĂ©thode dure Ă©voquĂ©e plus haut. Comme lâa rĂ©cemment rappelĂ© Dimitri Medvedev, les puissances occidentales sont piĂ©gĂ©es dans un soutien Ă un gouvernement irresponsable qui ne peut lui-mĂȘme, sans prĂ©cipiter sa propre perte, nĂ©gocier le compromis indispensable ; car celui-ci va devoir se discuter «sur la base de la rĂ©alitĂ© existante» ainsi que rĂ©cemment rappelĂ© par Serguei Lavrov, câest-Ă -dire sur la base du contrĂŽle de plus en plus avancĂ© des 4 oblasts intĂ©grĂ©s formellement Ă la FĂ©dĂ©ration de Russie. Evidemment, en Europe et dans certains cercles de pouvoir Ă Washington, «la rĂ©alitĂ© existante» est un dĂ©ni de la rĂ©alitĂ© militaire, câest-Ă -dire un recul des forces russes dont on veut croire quâelles sont exsanguesâŠ. Il faut souhaiter que dans ces querelles des chapelles washingtoniennes, les rĂ©alistes et les militaires lâemportent et entament une nĂ©gociation directe avec Moscou. La rĂ©cente rencontre entre les chefs du renseignement amĂ©ricain et russe est peut-ĂȘtre un heureux prĂ©sage. Il faut le souhaiter pour le malheureux peuple ukrainien mais aussi pour notre sĂ©curitĂ© Ă tous.
* Docteur en Science politique et colonel dans la rĂ©serve opĂ©rationnelle des armĂ©es, Caroline Galacteros, a fondĂ© et prĂ©side le Think-tank GEOPRAGMA â pĂŽle français de gĂ©opolitique rĂ©aliste. Elle sâintĂ©resse particuliĂšrement aux questions liĂ©es Ă lâĂ©thique dans ses rapports avec la puissance, lâinfluence, le leadership et la nĂ©gociation (civile, militaire et diplomatique) Ă partir dâune approche rĂ©aliste et pragmatique assumĂ©e. Elle est la crĂ©atrice du Blog «Bouger les lignes» (overblog.com) qui analyse les lignes de faille et les « signaux faibles » de la conflictualitĂ© internationale.