👁🗨 Ce monde hors contexte
L’information en excès, sans analyse démocratique appropriée & presque entièrement contrôlée par une petite oligarchie, mène à l’auto-censure. Une censure qui élimine savoir et sagesse.
👁🗨 Ce monde hors contexte
Par Vijay Prashad - Tricontinental : Institute for Social Research, le 19 octobre 2024
La lecture des réseaux occidentaux - qui dominent l'ordre mondial de l'information - est une expérience douloureuse.
Pendant la guerre génocidaire contre les Palestiniens, par exemple, ces médias (comme CNN, The New York Times, The Guardian, Le Monde et Bild) n'ont pas pu se résoudre à décrire les attaques de l'armée israélienne contre les Palestiniens. Au mieux, et quand cela les arrange, ils recourent à la voix passive ( “des Palestiniens meurent”) ou à une forme dangereuse de détournement de cibles civiles en cibles militaires (“un village du Hezbollah” ou “un centre de commandement et de contrôle du Hamas”).
Une étude de la presse écrite grand public américaine au cours des six premières semaines du génocide à Gaza a montré que
“pour deux morts palestiniens, les Palestiniens ne sont mentionnés qu'une fois. Pour chaque mort israélienne, on mentionne les Israéliens huit fois”.
En d'autres termes, dans les grands médias, un Israélien qui meurt sera mentionné 16 fois plus qu'un Palestinien mort.
Cette tendance, qui efface et déshumanise les victimes palestiniennes, semble s'être accélérée avec l'augmentation exponentielle du nombre de Palestiniens tués, estimé à 114 000.
Il n'y a aucune excuse pour cette couverture abyssale, qui ignore le flux constant d'informations fournies par les reportages en direct d'un grand nombre de journalistes palestiniens et usagers des réseaux sociaux à Gaza, au péril de leur vie, ainsi que le contexte plus large de l'occupation américano-israélienne, de l'apartheid et de la guerre génocidaire, fourni par un large éventail d'analyses.
Les programmes télévisés sont pires, toute personne critiquant le génocide étant contrainte de déclarer (“Je condamne l'attaque du 7 octobre par le Hamas” ou “Je condamne l'invasion russe de l'Ukraine”) avant que la conversation ne puisse se poursuivre, et comme de nombreux opposants ne veulent pas structurer les débats autour de cette condamnation, les discussions n'aboutissent jamais.
Ce rituel de condamnation n'est pas simplement un ticket d'entrée dans la discussion, mais une concession idéologique qui réduit l'espace du véritable débat sur les faits. En effet, lorsque les conflits et les crises débutent, comment comprendre la structure d'un conflit, et déterminer au mieux les voies à suivre sans une évaluation historique et structurelle à long terme.
Ce type de réflexion s'appelle l'analyse conjoncturelle, qui fournit aux mouvements politiques et sociaux des éléments leur permettant d'intervenir pour construire l'avenir, et sous-tend le travail de “Tricontinental Institute for Social Research”. Cet article vous présentera quatre textes basés sur des analyses conjoncturelles, mais je tiens tout d'abord à expliquer ce qu'implique une telle analyse.
Aujourd'hui, le problème de l'information ne tient pas seulement à son contenu, mais aussi à sa forme. Le rythme auquel l'information circule est saisissant, rendant presque impossible pour une personne concernée de discerner à la fois ce compte, et ce qui est vrai.
Fournir un excès d'informations sans réelle évaluation démocratique et presque entièrement contrôlées par une petite oligarchie constitue sa propre forme de censure, berçant le lecteur et le téléspectateur jusqu'à la soumission.
La censure ne porte pas seulement sur l'information elle-même, bien que cela se produise plus souvent qu'on ne l'admet, mais aussi sur la connaissance et la sagesse. Les actualités en restent au stade du “c'est arrivé”, sans expliquer le moins du monde ce qui s'est passé : elles ne précisent ni le pourquoi, ni le comment, ni les conséquences possibles.
Cette forme de reportage n’est que mensonge par omission, car les événements ne sont ni figés ni isolés, mais font partie d'un processus complexe.
Les analyses conjoncturelles sont un outil précieux pour appréhender cette complexité, puisqu'elles cherchent à expliquer le processus dynamique de l'histoire à un moment donné. Tout moment donné s'enracine dans un passé et un futur : le passé façonne le présent, mais le présent présage aussi ce qui peut advenir dans le futur en fonction de la manière dont on intervient au moment présent.
Voilà pourquoi les analyses conjoncturelles, issues d'une histoire de l'analyse marxiste et du travail des mouvements politiques et sociaux qui les mènent, s'enracinent dans quatre principes :
L'histoire. Puisque les événements ne se produisent pas isolément mais s'inscrivent dans un processus à long terme, il faut distinguer les événements incidents ou occasionnels des événements organiques ou structurels.
La globalité. Les événements sont liés entre eux. Ils font partie d'une structure complexe qui englobe diverses éventualités.
La structure. Les événements se déroulent dans le cadre d'un ensemble d'aspects économiques, politiques, sociaux et culturels, au sein duquel les individus sont regroupés en classes et en blocs de pouvoir qui interagissent par le biais d'institutions et d'idées.
La politique. Les événements doivent être compris de manière dynamique, ce qui implique de se demander comment une force politique agira pour façonner l'avenir, plutôt que de regarder passivement l'avenir se dessiner. Pour répondre à cette question, il faut analyser de près la nature de la formation des classes, l'équilibre des forces politiques et les traditions culturelles susceptibles de faire avancer un certain programme politique.
Les bureaux de Tricontinental en Asie, en Afrique et en Amérique latine ont récemment publié quatre textes fondés sur des analyses conjoncturelles :
“Nepal's Fight for Sovereignty, the Millennium Challenge Corporation, and the US's New Cold War against China”, produit conjointement avec le magazine Bampanth et rédigé par son rédacteur en chef, le Dr Mahesh Maskey, qui a également été ambassadeur du Népal en Chine. Texte en anglais.
“A New World Born from the Ashes of the Old”, écrit par Hanna Eid et produit avec la contribution de la West African People's Organisation. Texte en anglais.
“La criminalización de los cultivadores como coartada imperialista : economía política de las drogas en Colombia”, recherche et production conjointes avec le Centro de Pensamiento y Diálogo Político et la Coordinadora Nacional de Cultivadores de Coca, Amapola y Marihuana en Colombie, écrit par Karen Jessenia Gutiérrez Alfonso. Texte en espagnol.
“A Revista Estudos do Sul Global”, qui contient des articles sur des thèmes tels que l'impérialisme, la nature de la finance à notre époque et le rythme de la lutte des classes. Texte en portugais.
J'écrirai plus longuement sur chacun de ces textes dans les mois à venir, car leur richesse et leur qualité nous permettent de naviguer au-delà de la superficialité et du sensationnalisme qui caractérisent généralement les analyses du présent.
Par exemple, l'intervention de Maskey sur la décision du gouvernement népalais d'accepter une subvention du gouvernement américain clarifie la structure dynamique de la nouvelle guerre froide imposée par les États-Unis à l'Asie, tandis que l'évaluation de l'Alliance des États du Sahel (Burkina Faso, Mali et Niger) par Hanna Eid nous permet de comprendre la lutte pour la souveraineté dans l'ensemble de l'Afrique de l'Ouest.
Quant à l'analyse de la guerre contre la drogue, elle donne un aperçu des pressions exercées sur le gouvernement du président Gustavo Petro en Colombie, ce qui suppose de comprendre le rôle de la très lucrative mafia internationale de la drogue au sein de l'establishment politique du pays.
Il y a quelques années, j'ai visité la caserne de Zacapa, à environ deux heures à l'est de Guatemala City. Le décor de la caserne était presque idyllique, avec ses murs de pierre entourés de verts pâturages, mais les sinistres tours de guet rappelaient le carnage qui s'y est déroulé : c'est ici que Nora Paiz Cárcamo (1944-1967), Otto René Castillo (1934-1967), d'autres membres des Forces armées rebelles (FAR) et une douzaine de paysans ont été sauvagement torturés et brûlés vifs.
Nora et Otto étaient tous deux membres du mouvement communiste qui luttait contre la dictature guatémaltèque. Ils avaient été formés en République démocratique allemande et en Union soviétique, respectivement, et avaient rejoint la lutte armée dans la Sierra de las Minas (du nom des mines de jade, de marbre et d'amiante), où ils ont été tués en mars 1967.
Plus tard, la mère de Nora, Clemencia Cárcamo Sandoval, a déclaré devant la commission pour la vérité que le cadavre ensanglanté et brisé de sa fille présentait encore quelques morceaux de matraque, signe de la brutalité avec laquelle elle avait été battue. Deux ans avant d'être assassiné avec ses camarades, Otto, dont les magnifiques poèmes s'inspiraient du poète guérillero salvadorien Roque Dalton (1935-1975), a écrit un éloge aux “Intellectuels apolitiques” :
I
Un jour,
les intellectuels
apolitiques
de mon pays
seront interrogés
par les modestes
citoyens
de notre peuple.
Ils leur demanderont
ce qu'ils ont fait
quand la patrie
s'éteignait lentement,
comme un petit feu de branches
doux et solitaire.
Ils ne seront pas interrogés
sur leurs costards,
pas plus que sur leurs longues
siestes
après le déjeuner,
encore moins sur leurs luttes stériles
contre le rien
ou leur ontologique manière d'arriver aux billets.
Ils ne seront pas questionnés
sur la mythologie grecque,
pas non plus sur le dégoût
qu'ils ressentirent
quand quelqu'un au fond d'eux
était prêt à mourir lâchement.
Rien ne leur sera demandé
sur leurs justifications
absurdes
poussées à l'ombre
d'un total mensonge.
II
Ce jour-là, viendront
les hommes modestes.
Ceux qui jamais n'ont eu leur place
dans les livres et les vers
des intellectuels apolitiques,
mais qui chaque jour leur livraient
le lait, le pain,
les œufs frais et les tortillas,
ceux qui recousaient leurs habits,
ceux qui conduisaient leurs voitures,
ceux qui prenaient soin de leurs chiens et leurs jardins,
oui, tous ceux-là qui travaillaient pour eux leur demanderont :
“Qu'avez-vous fait quand les pauvres souffraient,
et que brûlaient en eux gravement
la tendresse et la vie ?”
III
Vous, les intellectuels apolitiques
de mon doux pays,
vous ne pourrez rien leur répondre.
Un vautour de silence
vous dévorera les entrailles.
Votre propre misère
vous rongera l'âme.
Et vous vous tairez,
honteux de vous-mêmes.
* Vijay Prashad est un historien, éditeur et journaliste indien. Il est rédacteur et correspondant en chef de Globetrotter, éditeur de LeftWord Books et directeur de Tricontinental : Institute for Social Research. Il est chercheur principal non résident à l'Institut d'études financières de Chongyang, à l'université Renmin de Chine. Il a écrit plus de 20 livres, dont The Darker Nations et The Poorer Nations. Ses derniers ouvrages sont Struggle Makes Us Human : Learning from Movements for Socialism et, avec Noam Chomsky, The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan and the Fragility of U.S. Power.
https://consortiumnews.com/2024/10/19/vijay-prashad-a-world-without-context/