👁🗨 “Ce qui guette notre civilisation”
On se souvient des terrible propos de Margaret Thatcher : “Il n'y a pas de société. Il n'y a que des individus”, affirmation d'autant plus redoutable qu'elle nous décrit tels que nous sommes devenus.
👁🗨 “Ce qui guette notre civilisation” : la culture du renoncement.
Par Patrick Lawrence, le 20 mars 2024
Berkeley - Voici quelques titres publiés par le New York Times et d'autres journaux américains influents dans les mois qui ont suivi l'intervention de la Russie, provoquée par les États-Unis, contre le régime ukrainien en février 2022 :
“La vie est plus agréable avec un bon tuyau d'arrosage”
“Comment une taxidermiste occupe ses dimanches”
“Comment une esthète de la gastronomie et une créatrice d'articles ménagers occupent leurs dimanches”
“Comment une artiste de théâtre musical novice occupe ses dimanches”
“Avec ces chaussures, est-ce que j'ai l'air d'une touriste ?”
“Est-ce une mauvaise chose de se laver les cheveux tous les jours ?”
Et voici quelques titres publiés dans ces mêmes journaux depuis octobre dernier, date à laquelle Israël a commencé son blocus barbare contre les 2,3 millions de Palestiniens vivant à Gaza :
“Taylor Swift va-t-elle se rendre à la Maison Blanche ?”
“Les smokings ont ravi la vedette aux Oscars cette année”.
“Jeremy Strong doute de son identité”
“Le chou serait-il le nouveau bacon ?”
“L'histoire de Kate Middleton, c'est tellement plus que Kate Middleton”
“Nous ne savons pas où est Kate, mais elle sait où nous allons”
“Laissez Kate Middleton tranquille !”
En tant qu'ancien correspondant à l'étranger, j'ai pris la drôle d'habitude de collecter des titres qui reflètent les préoccupations communes des Américains, leurs pensées et leurs sentiments - le “Zeitgeist” [l’esprit de l’époque] américain, en somme. Ces titres sont tirés d'un vaste inventaire stocké dans mon ordinateur. Que nous apprennent-ils ?
Avec l'intervention de la Russie en Ukraine - une opération militaire que je trouve regrettable mais inévitable étant donné les provocations incessantes de l'alliance occidentale pour faire plier la Fédération de Russie - les États-Unis nous ont rapprochés de “l'Armageddon nucléaire”, pour reprendre l'expression de M. Biden, comme nous ne l'avions plus vécu depuis la crise des missiles de Cuba, il y a 62 ans au moins. Dans le cas de Gaza, les États-Unis soutiennent pleinement Israël qui bombarde, tire, et maintenant affame les Palestiniens dans le cadre d'un génocide ethnique dont la comparaison avec la cruauté diabolique du Reich dans les années 1930 et 1940 n'est plus à faire.
La fascination des Américains pour Taylor Swift et les tuyaux d'arrosage dans ces circonstances a quelque chose d'étrange, voire d'indécent. La plupart des gens - pas tous, loin s'en faut - n'ont guère conscience de la gravité de la situation actuelle ni de l'obligation qui nous incombe d'y remédier. Même la menace d'une guerre nucléaire ou le meurtre en masse d'enfants, de femmes et d'hommes innocents n'émeut pas la plupart d'entre nous. Cela évoque une pathologie collective, un trouble psychologique partagé. Comment pouvons-nous expliquer cela - cette culture du renoncement, comme je la nommerai ?
Il est vrai que nos grands médias s'emploient à distraire les Américains pendant que les cliques politiques de Washington gèrent les affaires souvent criminelles de notre imperium en phase terminale. Pensez à Kate Middleton, disent-ils, pas aux guerres et aux barbaries causées et sponsorisées par Washington en votre nom. Nous sommes ainsi encouragés à vivre dans nos sphères privées, où nous gavons nos esprits de futilités et supposons que, dans notre éternel présent, rien ne changera jamais.
Mais ce recours cynique au pouvoir des médias ne fait pas disparaître notre question : ce que les Américains lisent et voient à la télévision a beau être intentionnellement pernicieux, ce n'en est pas moins efficace. Qu'on se le dise.
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Pendant la majeure partie de notre ère, les Américains et les autres Occidentaux ont ignoré le prix payé par d'autres pour instaurer le mode de vie occidental. Pour aborder ce point de manière très globale, Anglais et Français ne se sont guère préoccupés des souffrances infligées aux lointains sujets coloniaux pour pouvoir chauffer leurs maisons, porter des vêtements de soie, boire du café ou conduire des voitures à pneus en caoutchouc. Le niveau de développement technologique a donc encouragé - mais n'a pas excusé - une indifférence généralisée à l'égard d'autrui.
L'ère numérique marque un bouleversement considérable à cet égard. Les citoyens du monde entier sont désormais en mesure de savoir plus ou moins instantanément ce qui se passe à tel endroit de la planète. Et ce, malgré les efforts incessants des médias pour nous en détourner. Nous pouvons être témoins d'atrocités, de famines et de toutes sortes de souffrances, souvent en “temps réel”. Je pense depuis un certain temps que l'esprit humain ne s'est pas encore adapté à l'accès sans précédent à toutes les informations que les technologies numériques ont rendues accessibles. C'est ainsi que notre esprit cherche à se protéger en s'intéressant aux potins des célébrités, aux travaux de rénovation, aux recettes, etc. Notre renoncement devient une pathologie auto-induite.
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Il me semble qu'il nous appartient de comprendre ces tendances de notre comportement collectif. C'est impératif si nous voulons nous sortir de cet état de découragement, d'indifférence, d'apathie - en somme de l'anomie qui nous a envahis - et ainsi nous “réhumaniser” et réorienter nos modes de vie.
Pour ce faire, nous devons tenir compte de certains traits marquants de la civilisation contemporaine, de façon à renouveler notre engagement à l'égard de notre monde et de ceux qui le peuplent comme nous. Notre civilisation se caractérise par son caractère technologique : tel est le point de départ logique d'un examen de conscience tel que celui que je propose.
De nombreux philosophes et écrivains réputés se sont penchés, au fil des siècles, sur l'impact du développement technologique sur la psyché humaine. Lewis Mumford et Jacques Ellul sont ceux qui me semblent les plus pertinents dans le contexte actuel. Ce sont des intellectuels aux multiples facettes. Ils étaient à la fois sociologues, philosophes, historiens et spécialistes de la technologie dans toutes ses implications et conséquences. Mumford a publié Technics and Civilization en 1934. Ellul a publié La technique ou l'enjeu du siècle en 1954. L'ouvrage est paru en anglais dix ans plus tard sous le titre The Technological Society.
La technologie modifie la conscience humaine, pour simplifier un thème partagé par ces écrivains. Sa fonction est de s'interposer entre l'être humain et son environnement. À cette fin, elle tend à isoler l'individu de son monde et des autres : L'expérience de la vie s'enrichit d'une nouvelle couche. Ellul était particulièrement préoccupé par la manière dont la technologie en vient à nous dépasser - le maître devient le serviteur et le serviteur le maître. Voici un passage du livre d'Ellul :
“Il s'agit ici d'évaluer le danger de ce qui pourrait advenir à notre humanité dans le demi-siècle actuel, et de faire la distinction entre ce que nous voulons préserver et ce que nous sommes prêts à perdre, entre ce que nous pouvons accepter en termes de développement humain légitime et ce que nous devons rejeter avec la dernière énergie en tant que déshumanisation”.
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L'une des conséquences majeures du développement technologique a été la division du travail. Cet aspect a lui aussi une histoire presque aussi ancienne que celle de l'humanité et a inspiré de nombreux penseurs, depuis les Grecs et les Romains jusqu'à notre époque. John Kenneth Galbraith, le célèbre économiste et auteur qui a servi sous l'administration Kennedy, a noté dans The New Industrial State [Le nouvel État industriel] (Houghton Mifflin, 1967) que les avancées technologiques requièrent la décomposition de chaque tâche en fragments irréductibles. Nous pouvons considérer qu'il s'agit là du principe qui a dès le départ inspiré la division du travail humain.
Bien avant Galbraith, Adam Smith faisait l'éloge de la division du travail, qui a permis d'accroître considérablement l'efficacité et la productivité. C'est parfaitement vrai. Lorsque Henry Ford a installé la première chaîne de montage mobile au monde en 1913, la production d'une de ses voitures comportait 85 étapes, et chaque travailleur était responsable de chacune d'entre elles. La division du travail a ainsi permis aux travailleurs d'acquérir des compétences spécialisées. Dans cette phase moderne de développement technologique, les employés ne maîtrisent qu'une seule et unique compétence.
Ainsi, la division du travail a eu de nombreuses conséquences sur la façon dont nous nous percevons et dont nous vivons. Ce mode de travail confère des compétences mais n'exige pas un grand développement intellectuel. Il rend donc les gens intelligents - ils connaissent très bien leur travail - mais aussi ignorants : ils savent tout des boulons qu'ils doivent fixer lorsque la voiture passe devant eux sur la chaîne, mais ils ne savent pas grand-chose de la voiture qui apparaît au bout de la chaîne. Ce phénomène a fini par façonner l'esprit des individus de telle sorte qu'ils s'intéressent moins à la condition humaine ou qu'ils la comprennent moins, parce qu'ils sont coupés de leur humanité et de celle des autres. Il devient moins important d'être éduqué en sciences humaines que d'être capable de bien gagner sa vie.
Adam Smith a fait l'éloge de la division du travail en tant qu'instrument de progrès dans La richesse des nations, mais il a également constaté ses effets délétères sur la psychologie humaine : elle les a rendus “aussi stupides et ignorants qu'il est possible à une créature humaine de l'être”. Un demi-siècle plus tard, de Tocqueville s'exprimait ainsi dans le premier volume de La démocratie en Amérique :
“À mesure que le principe de la division du travail reçoit une application plus complète, l’ouvrier devient plus faible, plus borné et plus dépendant. L’art fait des progrès, l’artisan rétrograde.”
L'Amérique est une nation d'individus isolés et individualisés, guidés par leur appétit de consommation. Les liens qui les unissent sont généralement ténus. Ils sont généralement fiers de leur travail, mais n'ont qu'une compréhension très limitée et ne manifestent que peu d'intérêt pour la globalité de la société, quel que soit le contexte dans lequel elle s'inscrit. Oui, nous savons tout cela. Des universitaires de diverses disciplines ont écrit de nombreux articles à ce sujet. Et les médias ont largement contribué à encourager ces tendances.
Nous tendons à nous autoexpliquer d'une manière qui nous encourage à supposer que notre condition est un phénomène récent et qu'il est facile d'y remédier : Nous devons adhérer à davantage d'organisations communautaires, prendre les transports en commun, assister aux réunions publiques, voter aux élections locales. Mais la culture du renoncement, comme je l'ai appelée, a des racines bien plus profondes, et c'est cela que nous devons essayer de comprendre et à accepter si nous ne voulons pas continuer à nous bercer d'illusions. Notre désarroi est l'aboutissement inévitable de la civilisation que nous nous sommes forgée au fil des siècles.
Voilà comment on comprend aisément l'indifférence des Américains face à tant d'événements, même face à la menace d'une guerre nucléaire et au génocide d'un peuple avec le soutien de ceux qui prétendent nous diriger. C'est avec cette même indifférence que les gens auront tendance à croire (ou à ne pas croire) et à percevoir (ou à ne pas percevoir) les effets d'une civilisation technologique. Est-il excessif de dire que cette civilisation est responsable d'une sorte de préjudice psychologique collectif ?
La technologie nous a dominés au cours de l'ère moderne. C'est notre réalité. Elle nous a poussés à glorifier le capitalisme industriel comme un système dont on ne peut se défaire et qui ne souffre d'aucune alternative. La plupart d'entre nous se souviennent de l'affirmation terrible de Margaret Thatcher pendant ses années au poste de Premier ministre britannique :
“Il n'y a pas de société. Il n'y a que des individus.”
Cette affirmation est d'autant plus redoutable, selon moi, qu'elle nous décrit tels que nous sommes devenus.