đâđš CEDH : LâUkraine condamnĂ©e pour nĂ©gligence de lâĂtat dans les affrontements Ă Odessa en mai 2014
Les autoritĂ©s compĂ©tentes n'ont pas ouvert ni menĂ© dâenquĂȘte effective sur les Ă©vĂ©nements dâOdessa du 2 mai 2014. On peut conclure Ă une violation de l'article 2 de la Convention.
đâđš CEDH : LâUkraine condamnĂ©e pour nĂ©gligence de lâĂtat dans les affrontements Ă Odessa en mai 2014
Par la Cour EuropĂ©enne des Droits de lâHomme, le 13 mars 2025
L'arrĂȘt rendu ce jour par la chambre du Tribunal dans l'affaire Vyacheslavova et autres c. Ukraine (requĂȘtes n° 39553/16 et 6 autres) concerne les violents affrontements entre les soutiens et les opposants Ă lâEuromaĂŻdan et l'incendie du bĂątiment du syndicat Ă Odessa le 2 mai 2014, qui ont fait de nombreuses victimes.
Les sept requĂȘtes ont Ă©tĂ© dĂ©posĂ©es par un total de 28 personnes. Vingt-cinq des demandeurs ont perdu un proche, soit lors des affrontements, soit Ă la suite de l'incendie, et trois des demandeurs ont survĂ©cu Ă l'incendie avec plusieurs blessures.
Parmi les proches des demandeurs qui ont perdu la vie ce jour-lĂ , on comptait des soutiens et des opposants Ă MaĂŻdan et, peut-ĂȘtre, de simples passants. Respectant le choix des requĂ©rants, qui ont souvent prĂ©fĂ©rĂ© ne pas mentionner leurs opinions politiques ou celles de leurs proches, la Cour n'a indiquĂ© les opinions politiques des personnes concernĂ©es que lorsque leur divulgation Ă©tait essentielle pour Ă©tablir et comprendre les Ă©vĂ©nements ou lorsque, en tout Ă©tat de cause, les requĂ©rants eux-mĂȘmes avaient rendu ces informations publiques.
Dans cette affaire, la Cour européenne des droits de l'homme a conclu, à l'unanimité, qu'il y avait eu :
Des violations de l'article 2 (droit Ă la vie/enquĂȘte) de la Convention europĂ©enne des droits de l'homme, en raison de l'incapacitĂ© des autoritĂ©s compĂ©tentes Ă faire tout ce qui pouvait raisonnablement ĂȘtre attendu d'elles pour prĂ©venir les violences Ă Odessa le 2 mai 2014, pour mettre fin Ă ces violences aprĂšs leur dĂ©clenchement, pour assurer des mesures de sauvetage en temps utile aux personnes prises au piĂšge dans l'incendie, et pour ouvrir et mener une enquĂȘte efficace sur les Ă©vĂ©nements,
et une violation de l'article 8 (droit au respect de la vie privĂ©e et familiale) Ă l'Ă©gard d'une requĂ©rante (requĂȘte n° 39553/16) concernant la rĂ©tention de plusieurs mois du corps de son pĂšre pour l'inhumation.
Les faits
Entre novembre 2013 et fĂ©vrier 2014, une sĂ©rie de manifestations a eu lieu en Ukraine, d'abord Ă Kiev puis dans d'autres rĂ©gions, dont Odessa, en rĂ©action Ă la suspension des prĂ©paratifs de la signature de l'accord de partenariat entre l'Ukraine et l'Union europĂ©enne et au renforcement des liens Ă©conomiques avec la Russie. Ces manifestations, connues sous le nom de âMaĂŻdanâ, ont abouti Ă la destitution du prĂ©sident ukrainien et Ă une sĂ©rie de bouleversements politiques. Ces Ă©vĂ©nements ont Ă leur tour dĂ©clenchĂ© des manifestations pro-russes. Dans les rĂ©gions orientales de l'Ukraine, des groupes armĂ©s ont commencĂ© Ă prendre le contrĂŽle par la force des bĂątiments administratifs des rĂ©gions de Donetsk et de Lougansk, annonçant la crĂ©ation d'entitĂ©s sĂ©paratistes autoproclamĂ©es bĂ©nĂ©ficiant du soutien militaire, Ă©conomique et politique de la FĂ©dĂ©ration de Russie. La FĂ©dĂ©ration de Russie a Ă©galement commencĂ© Ă exercer un contrĂŽle effectif sur la CrimĂ©e par l'implication active de son personnel militaire dans les Ă©vĂ©nements ayant conduit au soi-disant ârĂ©fĂ©rendumâ et Ă la prĂ©tendue intĂ©gration ultĂ©rieure de la pĂ©ninsule dans la FĂ©dĂ©ration de Russie.
Au 2 mai 2014, Odessa connaissait une période de plusieurs mois de tensions sociales, notamment la dispersion violente des manifestations de Maïdan par la police fin novembre 2013, l'attaque contre les soutiens de Maïdan le 19 février 2014 par un groupe organisé et parfaitement équipé de particuliers, avec l'observation passive des événements par la police et la tentative infructueuse des manifestants pro-russes de prendre d'assaut le bùtiment du Conseil régional d'Odessa le 3 mars 2014 pour imposer des décisions en faveur de la fédéralisation et d'un référendum local. Les partisans et les opposants de Maïdan disposaient d'unités dites d'autodéfense équipées de matériel de protection et d'armes. Si les incidents violents sont restés globalement rares à Odessa, la situation était instable et montrait un risque constant d'escalade.
Début mars 2014, des activistes pro-russes ont installé un camp de tentes sur la place Koulikove Pole.
Fin avril 2014, les supporters des clubs de football d'Odessa, le Chornomorets, et de Kharkiv, le Metalist, ont annoncĂ© un rassemblement âPour une Ukraine unieâ le 2 mai 2014 avant le match de l'aprĂšs-midi. Les participants devaient marcher de la place Soborna jusqu'au stade situĂ© Ă 2,5 km Ă l'est du point de dĂ©part (alors que le campement des militants anti-Maidan se trouvait Ă environ 3 km au sud). Peu aprĂšs, des messages anti-Maidan ont commencĂ© Ă apparaĂźtre sur les rĂ©seaux sociaux, dĂ©crivant l'Ă©vĂ©nement comme une marche nazie et appelant les gens Ă la contrer. Les renseignements obtenus par le Service de sĂ©curitĂ© ont montrĂ© des signes d'incitation possible Ă la violence, aux affrontements et aux troubles. L'unitĂ© de lutte contre la cybercriminalitĂ© du ministĂšre de l'IntĂ©rieur a Ă©galement dĂ©tectĂ© des messages sur les rĂ©seaux sociaux Ă©voquant des Ă©meutes de masse.
Le 2 mai 2014, des forces de police en nombre limitĂ© ont Ă©tĂ© dĂ©ployĂ©es dans le centre-ville et au stade, conformĂ©ment Ă un plan d'urgence standard pour un match de football. Elles ne sont pas intervenues lorsque des manifestants anti-MaĂŻdan ont commencĂ© Ă se rassembler non loin de la place Soborna, pour empĂȘcher les participants Ă la marche de dĂ©truire les tentes des militants anti-MaĂŻdan Ă Kulykove Pole.
DĂšs que la marche a progressĂ© vers le stade, des militants anti-MaĂŻdan se sont approchĂ©s et ont attaquĂ© les manifestants, certains tirant sur eux, toujours sans l'intervention de la police. Les deux camps ont utilisĂ© des engins pyrotechniques et des pistolets Ă air comprimĂ©, et ont lancĂ© des pierres, des grenades assourdissantes et des cocktails Molotov. Certains policiers et certains manifestants anti-MaĂŻdan portaient le mĂȘme ruban adhĂ©sif rouge sur le bras.
Ă 16 h 10, la premiĂšre victime, M. Ivanov (requĂȘte n° 59531/17), un militant pro-unitĂ©, a Ă©tĂ© abattu d'une balle dans le ventre. Il a Ă©tĂ© transportĂ© Ă l'hĂŽpital mais est mort pendant l'opĂ©ration. On peut voir sur une vidĂ©o un militant pro-russe portant une cagoule, debout Ă cĂŽtĂ© de la police, tirer de nombreux coups de feu avec une kalachnikov, sans que la police ne rĂ©agisse. D'autres sĂ©quences vidĂ©o montrent cette personne avec le fusil quittant plus tard les lieux aux cĂŽtĂ©s du chef adjoint de la police rĂ©gionale. Ă un certain moment, les militants anti-MaĂŻdan ont repoussĂ© leurs adversaires. C'est alors, vers 16 h 20, que M. Biryukov (demande n° 59531/17) a Ă©tĂ© mortellement blessĂ©. Peu aprĂšs, un camion de pompiers a Ă©tĂ© dĂ©tournĂ© par des partisans de l'unitĂ©, mais a Ă©tĂ© libĂ©rĂ© quelques heures plus tard. Vers 17 h 45, de nombreux coups de feu ont Ă©tĂ© tirĂ©s en direction des militants anti-MaĂŻdan Ă l'aide d'un fusil de chasse par une personne se trouvant sur un balcon voisin. C'est Ă peu prĂšs Ă ce moment-lĂ que MM. Zhulkov, Yavorskyy et Petrov (requĂȘte n° 76896/17) ont Ă©tĂ© tuĂ©s.
Les affrontements dans le centre-ville ont fait six morts au total, dont cinq proches de neuf des requérants.
Les manifestants pro-unitĂ© ont finalement pris le dessus dans les affrontements et ont chargĂ© le camp de tentes pro-russe de Koulikovo. Les manifestants anti-MaĂŻdan se sont rĂ©fugiĂ©s dans la Maison des syndicats, un immeuble de cinq Ă©tages situĂ© sur la place. Ils sây sont barricadĂ©s avec des palettes en bois provenant du campement et de meubles en bois et en plastique trouvĂ©s dans le bĂątiment. Ils ont ramenĂ© du campement un gĂ©nĂ©rateur, des caisses contenant des cocktails Molotov et les produits nĂ©cessaires Ă leur fabrication.
Les activistes pro Maïdan ont commencé à mettre le feu aux tentes. Un groupe de manifestants pro-russes sur le toit du bùtiment des syndicats a lancé des cocktails Molotov sur la foule en contrebas. Les militants pro-unité [pro-Maïdan] ont riposté en lançant des cocktails Molotov sur le bùtiment. Des coups de feu auraient été tirés des deux cÎtés.
Malgré de nombreux appels aux pompiers, dont la caserne se trouvait à moins d'un kilomÚtre, le chef régional des services d'incendie a ordonné à son personnel de ne pas envoyer de camions de pompiers à Koulikovo Pole sans son ordre explicite.
Ă 19 h 45, un incendie s'est dĂ©clarĂ© dans le bĂątiment du syndicat. Les extincteurs prĂ©sents dans le bĂątiment ne fonctionnaient pas. La police a appelĂ© les pompiers, en vain. Certaines des personnes prĂ©sentes dans le bĂątiment, dont M. Dmitriyev (requĂȘte n° 59339/17), ont tentĂ© de s'Ă©chapper en sautant par les fenĂȘtres du dernier Ă©tage. Il a survĂ©cu Ă la chute et a Ă©tĂ© transportĂ© en ambulance. Plusieurs personnes sont mortes en tombant, dont le fils de Mme Radzykhovska (requĂȘte n° 59339/17) et le fils de Mme Nikitenko (requĂȘte n° 47092/18). Des sĂ©quences vidĂ©o montrent des manifestants pro-unitĂ© fabriquer des Ă©chelles et des Ă©chafaudages de fortune Ă partir d'une scĂšne installĂ©e sur la place et les utiliser pour secourir les personnes coincĂ©es dans le bĂątiment. D'autres sĂ©quences vidĂ©o montrent des manifestants pro-unitĂ© attaquant ceux qui avaient sautĂ© ou Ă©taient tombĂ©s.
Le chef rĂ©gional des pompiers a finalement ordonnĂ© l'envoi de camions de pompiers sur les lieux. Des Ă©chelles de pompiers ont Ă©tĂ© utilisĂ©es pour sauver ceux qui se trouvaient aux fenĂȘtres des Ă©tages supĂ©rieurs. Les pompiers sont entrĂ©s dans le bĂątiment vers 20 h 30 et ont Ă©teint l'incendie. La police a arrĂȘtĂ© 63 militants anti-Maidan qui se trouvaient encore Ă l'intĂ©rieur du bĂątiment ou sur le toit. Ils ont Ă©tĂ© libĂ©rĂ©s deux jours plus tard, lorsqu'un groupe de plusieurs centaines de manifestants anti-MaĂŻdan a pris d'assaut le poste de police local oĂč ils Ă©taient dĂ©tenus.
L'incendie a fait 42 morts. Quatorze des personnes dĂ©cĂ©dĂ©es Ă©taient les proches de 16 des requĂ©rants. De nombreuses personnes, dont M. Didenko, M. Dmitriyev et M. Gerasymov (requĂȘte n° 59339/17), ont Ă©tĂ© brĂ»lĂ©es et blessĂ©s.
Les enquĂȘtes internes, diligentĂ©es Ă des dates plus ou moins rapprochĂ©es, ont donnĂ© lieu Ă de multiples procĂ©dures pĂ©nales connexes. En fonction des personnes mises en cause, particuliers, policiers ou pompiers, elles ont Ă©tĂ© confiĂ©es aux autoritĂ©s compĂ©tentes, qui ne se sont apparemment pas coordonnĂ©es. De nombreux suspects se sont enfuis. Plusieurs autres ont finalement Ă©tĂ© exonĂ©rĂ©s de toute responsabilitĂ© pĂ©nale en raison de l'expiration du dĂ©lai de prescription de dix ans. Dans certains cas, les procĂ©dures sont allĂ©es jusqu'au procĂšs, oĂč elles sont restĂ©es en suspens pendant des annĂ©es. La seule affaire ayant abouti Ă une dĂ©cision judiciaire dĂ©finitive est celle de l'adjoint du chef de la police rĂ©gionale qui, ayant fui en Russie, a Ă©tĂ© condamnĂ© par contumace pour complicitĂ© dans l'organisation d'Ă©meutes de masse.
Plaintes, procédure et composition de la Cour
Invoquant principalement les articles 2 (droit Ă la vie), 3 (interdiction des traitements inhumains ou dĂ©gradants) et 13 (droit Ă un rĂ©examen), les requĂ©rants se sont plaints que l'Ătat n'a pas protĂ©gĂ© leur vie ou celle de leurs proches et nâa pas menĂ© d'enquĂȘte nationale sur cette affaire. Invoquant l'article 8 (droit au respect de la vie privĂ©e et familiale), Mme Vyacheslavova (requĂȘte n° 39553/16) s'est Ă©galement plainte du retard pour la remise du corps de son pĂšre pour l'inhumation. Certains requĂ©rants se sont plaints, en vertu de l'article 6 § 1 de la Convention, que leurs plaintes civiles dans le cadre de la procĂ©dure pĂ©nale n'avaient pas Ă©tĂ© traitĂ©es dans un dĂ©lai raisonnable.
Les requĂȘtes ont Ă©tĂ© dĂ©posĂ©es auprĂšs de la Cour europĂ©enne des droits de l'homme entre le 27 juin 2016 et le 1er octobre 2018. La Cour a dĂ©cidĂ© d'examiner les sept requĂȘtes conjointement.
La décision a été rendue par une chambre de sept juges, composée comme suit :
Mattias Guyomar (France), PrĂ©sident, MarĂa ElĂłsegui (Espagne),
Stéphanie Mourou-Vikström (Monaco), Gilberto Felici (Saint-Marin),
Andreas ZĂŒnd (Suisse),
KateĆina Ć imĂĄÄkovĂĄ (RĂ©publique tchĂšque), Mykola Gnatovskyy (Ukraine), et
Martina Keller, greffiĂšre adjointe de section.
Décision de la Cour
Le rĂŽle de la Cour Ă©tait d'examiner les plaintes des requĂ©rants uniquement au regard de la responsabilitĂ© internationale de l'Ukraine en vertu de la Convention, indĂ©pendamment du fait que certains actes rĂ©prĂ©hensibles sont imputables Ă d'anciens fonctionnaires locaux ukrainiens qui, entre-temps, ont fui vers la FĂ©dĂ©ration de Russie, sont devenus citoyens russes et y ont mĂȘme fait carriĂšre dans le contexte de l'invasion militaire Ă grande Ă©chelle de l'Ukraine par la Russie.
Article 2
La Cour a estimĂ© que la dĂ©sinformation et la propagande de la Russie ont jouĂ© un rĂŽle dans les Ă©vĂ©nements tragiques. Les affrontements ont commencĂ© par une attaque menĂ©e par un groupe d'activistes anti-MaĂŻdan contre la marche pro-unitĂ©, sous prĂ©texte que ces derniers avaient prĂ©vu de dĂ©truire le campement de tentes de âKoulikove Poleâ, et ce alors qu'ils n'avaient pas dĂ©viĂ© de leur itinĂ©raire prĂ©vu jusqu'Ă ce qu'ils soient attaquĂ©s. Cette vague de violence injustifiĂ©e a Ă©tĂ© prĂ©cĂ©dĂ©e par la diffusion continue de messages de dĂ©sinformation et de propagande agressifs et provocateurs sur le nouveau gouvernement ukrainien et les soutiens de MaĂŻdan, diffusĂ©s par les autoritĂ©s et les mĂ©dias russes.
En analysant l'origine du risque de violence et la mesure dans laquelle il était possible de l'atténuer, la Cour a pris note de l'allégation du gouvernement ukrainien concernant la menace possible de déstabilisation de la situation dans les régions du sud de l'Ukraine en général et à Odessa en particulier, émanant de la Fédération de Russie. Compte tenu de la position stratégique d'Odessa et de l'implication avérée de la Fédération de Russie dans les événements de Crimée et de l'est de l'Ukraine, la Cour a estimé que cette allégation n'était pas dénuée de fondement.
La Cour a également noté que le chef adjoint de la police régionale, directement impliqué dans le processus décisionnel avant et pendant les événements et qui s'était ensuite enfui en Russie, avait, à tout le moins, apporté son soutien au mouvement anti-Maïdan à Odessa, voire conspiré avec des activistes anti-Maïdan pour organiser des troubles de masse. Le risque d'affrontements violents a notamment pu découler d'une éventuelle collusion entre la police et les activistes anti-Maïdan. La capacité du gouvernement ukrainien nouvellement formé à gérer ce risque était donc considérablement limitée.
Compte tenu de ces éléments, la Cour a noté que l'obligation fondamentale des autorités était de faire ce que l'on pouvait raisonnablement attendre d'elles pour éviter tout risque de violence. Leur devoir premier était de mettre en place des cadres réglementaires et administratifs pour dissuader de recourir à la violence, notamment en prévoyant des mesures appropriées et fonctionnelles visant à assurer la sécurité de la population. Bien que certaines mesures préventives aient apparemment été prises, la Cour n'a pas reçu suffisamment d'informations pour les évaluer.
La Cour a estimĂ© que, dĂšs que les autoritĂ©s ont eu connaissance des renseignements et des messages publiĂ©s sur les rĂ©seaux sociaux, elles auraient dĂ» renforcer la sĂ©curitĂ© dans les zones concernĂ©es et prendre des mesures appropriĂ©es pour dĂ©tecter et Ă©liminer toute provocation le plus rapidement possible et avec un minimum de risques d'atteinte Ă la vie. Cependant, rien n'a Ă©tĂ© fait. Au contraire, le gouvernement a admis que les autoritĂ©s policiĂšres ont ignorĂ© les renseignements disponibles et les signes avant-coureurs, et se sont dĂ©ployĂ©s comme pour un match de football ordinaire. Aucun renfort de police n'a Ă©tĂ© dĂ©pĂȘchĂ©. Aucune tentative sĂ©rieuse n'a Ă©tĂ© faite pour prĂ©venir les affrontements.
La Cour a noté que les procureurs, les forces de l'ordre et les militaires locaux ont rencontré le procureur général adjoint le 2 mai 2014 pour discuter les troubles à l'ordre public dans la région et qu'ils ont été apparemment injoignables pendant une grande partie ou la totalité de la période. La Cour considÚre que l'attitude et la passivité de ces fonctionnaires sont incompréhensibles.
En somme, bien que les capacitĂ©s des autoritĂ©s ukrainiennes Ă empĂȘcher les affrontements violents aient sans aucun doute Ă©tĂ© limitĂ©es, on ne peut dĂ©montrer clairement qu'elles aient fait tout ce que l'on pouvait raisonnablement attendre d'elles pour les Ă©viter.
La passivité de la police lors des affrontements est un fait établi. De l'avis de la Cour, l'absence de véritable intervention de la police pour mettre fin à la premiÚre vague de violence contre les manifestants pro-unité, ainsi que les signes évidents d'une possible collusion entre la police et les activistes anti-Maidan, ont été l'une des raisons, sinon la principale, de la vague de violence en représailles.
En outre, il est apparu qu'aucun plan d'urgence prévu pour les émeutes de masse n'a été activé une fois les affrontements commencés. Comme l'a admis le gouvernement, il y a eu un manque de coordination entre la police régionale et la police municipale.
La Cour a estimĂ© que la nĂ©gligence imputable aux fonctionnaires et aux autoritĂ©s de l'Ătat va au-delĂ de l'erreur de jugement ou de la nĂ©gligence.
Dans le cas de l'incendie, la Cour a Ă©tĂ© chargĂ©e de dĂ©terminer si les autoritĂ©s ont fait ce que l'on pouvait raisonnablement attendre d'elles pour sauver des vies. De l'aveu mĂȘme du gouvernement, cela n'a pas Ă©tĂ© le cas. L'envoi des camions de pompiers sur le lieu de l'incendie a Ă©tĂ© dĂ©libĂ©rĂ©ment retardĂ© de 40 minutes et la police n'est pas intervenue pour aider Ă Ă©vacuer rapidement et en toute sĂ©curitĂ© les personnes bloquĂ©es dans le bĂątiment. Par consĂ©quent, l'Ătat n'a pas pris de mesures de sauvetage en temps utile.
La Cour a conclu que les autorités compétentes n'ont pas fait tout ce que l'on pouvait raisonnablement attendre d'elles pour prévenir la violence, pour y mettre fin aprÚs son déclenchement et pour assurer des mesures de sauvetage en temps utile aux personnes piégées dans l'incendie du Trade Union Building. On peut donc conclure à des violations des aspects matériels de l'article 2 de la Convention.
La Cour a estimĂ© que les autoritĂ©s chargĂ©es de l'enquĂȘte n'ont pas dĂ©ployĂ© suffisamment de moyens pour recueillir, conserver et Ă©valuer correctement tous les Ă©lĂ©ments de preuve. Ainsi, au lieu de mettre en place un pĂ©rimĂštre de sĂ©curitĂ© pour protĂ©ger les zones touchĂ©es du centre-ville, les autoritĂ©s locales ont d'abord envoyĂ© des services de nettoyage et d'entretien dans ces zones. La premiĂšre inspection sur place n'a Ă©tĂ© effectuĂ©e que prĂšs de deux semaines plus tard et n'a donnĂ© aucun rĂ©sultat significatif. De mĂȘme, le bĂątiment du syndicat est restĂ© accessible au public pendant 17 jours aprĂšs les Ă©vĂ©nements.
De graves omissions ont également été constatées dans la sécurisation et le traitement des preuves médico-légales. Certaines preuves essentielles n'ont jamais été examinées, et certains rapports d'examen n'ont été publiés que récemment ou sont toujours en attente huit ans aprÚs les événements.
Bien que l'on dispose de nombreuses preuves photographiques et vidĂ©o concernant Ă la fois les affrontements dans le centre-ville et l'incendie du bĂątiment du syndicat, la Cour n'a pas reçu suffisamment de dĂ©tails sur la maniĂšre dont les autoritĂ©s chargĂ©es de l'enquĂȘte ont traitĂ© ces preuves et si elles ont rĂ©ellement fait le nĂ©cessaire pour identifier tous les auteurs. Aucune identification mĂ©dico-lĂ©gale n'a Ă©tĂ© effectuĂ©e concernant les preuves photographiques et vidĂ©o montrant des individus tirant des coups de feu pendant les affrontements et participant Ă l'agression des victimes de l'incendie prĂšs du bĂątiment du syndicat.
La Cour a Ă©galement relevĂ© de graves irrĂ©gularitĂ©s dans les enquĂȘtes menĂ©es sur diffĂ©rents individus et leur rĂŽle dans les Ă©vĂ©nements. Par exemple, l'enquĂȘte pĂ©nale concernant un militant pro-MaĂŻdan soupçonnĂ© d'avoir tirĂ© sur des militants anti-MaĂŻdan a Ă©tĂ© interrompue Ă quatre reprises pour des motifs identiques, au mĂ©pris des recommandations antĂ©rieures. Quant Ă l'enquĂȘte concernant 19 militants anti-Maidan soupçonnĂ©s d'avoir organisĂ© et participĂ© aux Ă©meutes de masse, elle Ă©tait si manifestement lacunaire qu'elle a soulevĂ© des questions d'incompĂ©tence manifeste des autoritĂ©s ou de sabotage du travail d'enquĂȘte en faveur des accusĂ©s. Dans son jugement acquittant ces militants, le tribunal de premiĂšre instance a notamment dĂ©clarĂ© qu'en raison du caractĂšre manifestement incomplet et des irrĂ©gularitĂ©s de l'enquĂȘte, il a Ă©tĂ© contraint de recourir Ă d'autres sources d'information et que les autoritĂ©s chargĂ©es de l'enquĂȘte ont constamment ignorĂ© ses exigences et injonctions.
En outre, la Cour a estimĂ© que l'enquĂȘte sur les Ă©vĂ©nements du 2 mai 2014 n'a Ă©tĂ© ni diligente ni menĂ©e dans un dĂ©lai raisonnable. Les autoritĂ©s sont Ă l'origine de dĂ©lais inacceptables et ont laissĂ© s'Ă©couler de longues pĂ©riodes inexpliquĂ©es d'inactivitĂ© et de stagnation. Par exemple, bien qu'il n'ait jamais Ă©tĂ© contestĂ© que le chef rĂ©gional des pompiers soit responsable du retard dans le dĂ©ploiement des camions de pompiers Ă Koulikovo, aucune enquĂȘte pĂ©nale n'a Ă©tĂ© ouverte Ă son encontre pendant prĂšs de deux ans aprĂšs les Ă©vĂ©nements. Entre-temps, il s'est enfui en FĂ©dĂ©ration de Russie. De mĂȘme, bien que les autoritĂ©s judiciaires aient Ă©tĂ© informĂ©es dans les deux mois suivant les Ă©vĂ©nements que le plan d'urgence applicable en cas de troubles majeurs n'avait pas Ă©tĂ© mis en Ćuvre et que les documents relatifs Ă sa prĂ©tendue mise en Ćuvre ont Ă©tĂ© falsifiĂ©s, il a fallu attendre prĂšs d'un an avant qu'une information judiciaire ne soit adressĂ©e au chef de la police rĂ©gionale. Ă l'issue de l'instruction, l'affaire est restĂ©e prĂšs de huit ans sans suite devant le tribunal de premiĂšre instance, aprĂšs quoi le fonctionnaire en question a Ă©tĂ© mis hors de cause au motif que les faits qui lui Ă©taient reprochĂ©s Ă©taient prescrits.
Si certaines enquĂȘtes sont toujours en cours, elles ont dĂ©jĂ perdu toute raison d'ĂȘtre et donc toute efficacitĂ© du fait de l'expiration du dĂ©lai de prescription.
Concernant l'implication des victimes ou de leurs proches et l'attention du public, la Cour a souligné qu'en raison de la gravité des faits, le droit à la vérité n'appartient pas seulement aux victimes et à leurs familles, mais aussi au public en général, qui a le droit de savoir ce qui s'est passé.
Le gouvernement n'a pas rĂ©futĂ© les arguments des requĂ©rants selon lesquels ils n'avaient pas Ă©tĂ© dĂ»ment informĂ©s de l'avancement des enquĂȘtes. Les tribunaux ont conclu Ă plusieurs reprises que les autoritĂ©s en charge de l'enquĂȘte ont rejetĂ© Ă tort les rĂ©clamations des requĂ©rants souhaitant bĂ©nĂ©ficier du statut de victime ou n'ont pas du tout rĂ©pondu Ă leurs demandes.
La Cour a estimĂ© que, compte tenu de l'ampleur des violences et du nombre de morts, de l'implication de partisans de deux camps politiques antagonistes dans un contexte de tensions sociales et politiques considĂ©rables, et de la menace d'une dĂ©stabilisation gĂ©nĂ©rale de la situation, les autoritĂ©s auraient dĂ» faire tout ce qui Ă©tait en leur pouvoir pour garantir la transparence et un examen public significatif des enquĂȘtes. Au lieu de cela, aucune politique de communication efficace n'avait Ă©tĂ© mise en place, de sorte que certaines des informations fournies Ă©taient difficiles Ă comprendre, incohĂ©rentes et communiquĂ©es avec une rĂ©gularitĂ© lacunaire. La Cour a notĂ© que lâamplification des Ă©vĂ©nements d'Odessa est finalement devenue un outil de propagande russe dans le cadre de la guerre menĂ©e par la FĂ©dĂ©ration de Russie contre l'Ukraine depuis fĂ©vrier 2022. Une plus grande transparence dans le travail d'enquĂȘte des autoritĂ©s ukrainiennes aurait pu contribuer Ă prĂ©venir ou Ă contrecarrer efficacement cette propagande.
La Cour a Ă©galement considĂ©rĂ© que l'enquĂȘte n'a pas Ă©tĂ© menĂ©e de façon indĂ©pendante. Compte tenu des preuves de la complicitĂ© de la police dans les troubles du 2 mai 2014, l'enquĂȘte dans son ensemble aurait dĂ» ĂȘtre menĂ©e par un organe totalement indĂ©pendant de la police. Cela n'a pas Ă©tĂ© le cas. L'enquĂȘte sur la conduite des pompiers a Ă©galement manquĂ© d'indĂ©pendance institutionnelle et pratique.
La Cour a toutefois notĂ© que l'allĂ©gation d'un manque d'impartialitĂ© dans l'enquĂȘte n'Ă©tait pas fondĂ©e. Les autoritĂ©s n'ont pas fait preuve de plus de diligence dans l'enquĂȘte sur la mort des militants pro-MaĂŻdan que dans celle sur la mort des militants anti-MaĂŻdan. En outre, les critiques approfondies de la Cour Ă l'Ă©gard des enquĂȘtes sur les Ă©vĂ©nements du 2 mai 2014 se sont appliquĂ©es Ă tous les requĂ©rants, indĂ©pendamment de leurs opinions politiques ou de celles de leurs proches dĂ©cĂ©dĂ©s.
La Cour a conclu que les autoritĂ©s compĂ©tentes n'ont pas ouvert et menĂ© dâenquĂȘte effective sur les Ă©vĂ©nements survenus Ă Odessa le 2 mai 2014. On peut donc conclure Ă une violation de l'aspect procĂ©dural de l'article 2 de la Convention.
Article 8
La Cour a examinĂ© la plainte de Mme Vyacheslavova concernant le retard dans la remise du corps de son pĂšre pour l'inhumation uniquement au regard de cet article. Bien que Mme Vyacheslavova ait identifiĂ© le corps Ă plusieurs reprises comme Ă©tant celui de son pĂšre, l'enquĂȘteur lâa conservĂ© plusieurs mois sans que d'autres mesures d'identification soient prises. Ce n'est que grĂące Ă l'intervention du chef de la mission de surveillance des Nations unies que le corps du pĂšre de Mme Vyacheslavova a Ă©tĂ© rendu pour ĂȘtre enterrĂ©.
La Cour a conclu que la rétention du corps pendant ces mois supplémentaires a été inutile et constitue une violation de l'article 8 de la Convention à l'égard de Mme Vyacheslavova.
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Les requĂ©rants se sont Ă©galement plaints de ce que la maniĂšre dont les autoritĂ©s avaient menĂ© l'enquĂȘte leur a causĂ© une profonde souffrance morale et constitue donc un mauvais traitement contraire Ă l'article 3 de la Convention. La Cour est consciente de leur souffrance. Toutefois, elle n'a pas estimĂ© qu'elle dĂ©passait la souffrance infligĂ©e Ă la suite du dĂ©cĂšs injustifiĂ© d'un proche et rĂ©sultant de l'absence d'enquĂȘte effective sur les circonstances de ce dĂ©cĂšs. La Cour ayant dĂ©jĂ conclu Ă plusieurs violations de l'article 2 de la Convention, elle a rejetĂ© le grief tirĂ© de l'article 3.
En outre, ayant déjà examiné les principales questions de droit soulevées dans l'affaire, la Cour n'a pas estimé qu'on peut se prononcer séparément sur la recevabilité et le bien-fondé du grief tiré de l'article 6 § 1.
Indemnisation (article 41)
La Cour dĂ©cide que l'Ukraine doit verser aux requĂ©rants des indemnisations au titre du prĂ©judice moral et au titre des frais et dĂ©pens, comme indiquĂ© dans l'arrĂȘt.
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La Cour europĂ©enne des droits de l'homme a Ă©tĂ© créée Ă Strasbourg par les Ătats membres du Conseil de l'Europe en 1959 pour traiter les violations prĂ©sumĂ©es de la Convention europĂ©enne des droits de l'homme de 1950.
On sent quand mĂȘme lâesprit europĂ©en qui transpire dans ce texte...des termes comme 'pro-russesâ, 'annexion de la CrimĂ©e' ou 'soit-disant rĂ©fĂ©rendum' pour la presquâiÌle sont bien Ă©videmment dictĂ©s par lâidĂ©ologie actuelle de Bruxelles...