👁🗨 Certains parmi nous sont fatigués de survivre
La survie, interminable, vide & faite de rien d'autre que la faim, le deuil, la peur… Si nous survivants de Gaza, ne prions pas pour notre sécurité, c'est que nous avons trop vu, trop perdu.
👁🗨 Certains parmi nous sont fatigués de survivre
Par Mohammed R. Mhawish, le 31 mai 2025
Pour beaucoup à Gaza, la mort n'est pas toujours la pire des issues.
Quel genre de monde force les gens à implorer la mort pour connaître la paix ?
J'ai survécu si souvent que je ne peux plus compter. J'ai été tiré des décombres avec mon fils après la destruction de notre maison, j'ai marché des heures avec un sac de pain et ce qui restait de ma vie, j'ai fui les quartiers, les villes et les rues où nous avions vécu, pour ne trouver nulle part où aller, et chaque fois que j'ai survécu, quelqu'un d'autre est mort. Parfois, un ami. Parfois un cousin, parfois un collègue. Et parfois, le rire de mon fils et ma foi en la vie.
Survivre n'est pas une bénédiction.
J'ai appris que survivre, c'est être prisonnier de sa souffrance. On se réveille tous les jours dans un endroit différent, encore plus bondé, encore plus fatigué, encore plus brisé. Enjamber des enfants endormis sur des cartons sous les arbres fait désormais partie du quotidien, et chaque jour ressemble au précédent. Comme lutter contre la faim et la soif, et la saveur métallique et amère de l'eau. Toujours les mêmes questions : où aller après, que va-t-on manger aujourd'hui, qui d'autre est mort ?
Un journaliste a immortalisé cette scène à minuit, alors que les fusées éclairantes illuminaient le ciel comme en plein jour.
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La légende dit :
“Nous sommes en train de mourir. Les bombardements israéliens ne s’arrêtent jamais. Ce sont les femmes et les enfants les victimes. Nous n'avons plus d'endroit sûr où aller. Nous sommes sans nourriture, ni eau. La famine se propage rapidement”.
J'ai côtoyé des gens qui ne courent plus quand les flyers tombent du ciel. Je me souviens d'une femme à Khan Younis qui m'a raconté être restée chez elle après les premières alertes. Elle s'appelait Sameera, et avait soixante-deux ans. Son mari était trop malade pour marcher et elle était incapable de le porter.
“Si nous partons, nous mourrons en route. Si nous restons, nous mourrons ici”, disait-elle. “Ici, au moins, je connais le terrain. Je sais quels murs s'écrouleront sur moi”.
Elle n’avait pas peur. Il n'y a tout simplement plus de peur.
À Deir Al Balah, un homme, au beau milieu d'une rue bombardée, balayait des morceaux de verre et de débris pour en faire un tas. Il avait perdu deux de ses filles, et quand je lui ai demandé pourquoi il n'était pas parti plus tôt, il m'a répondu :
“Je ne voulais pas passer les derniers instants de ma vie à courir”.
Ce n’est ni du courage, ni de la résistance. Juste de l'épuisement, le genre d'épuisement où l'on comprend qu'à Gaza, on n’est nulle part en sécurité. On court jusqu'à ce que nos jambes et notre âme nous lâchent. Et même si on s'en sort vivant, on porte le poids de tous ceux qui n'ont pas survécu.
Une vidéo montre un enfant en pleurs, assis sur des décombres où son père est toujours piégé.
Regardez la vidéo du 29 mai à 18:58 sur X https://x.com/dn_osama_rabee/status/1928133938985279995
Les gens disent toujours que l'objectif est de survivre et que nous sommes chanceux d'avoir survécu. Mais qu'y a-t-il de chanceux à voir des autres s'éteindre lentement, mourir au ralenti ?
Au cours des mois passés sur place pour mon reportage, j'ai vu des enfants qui ne parlaient plus. Un jour, à Jabalia, j'ai vu un garçon qui adorait les dessins animés, mais qui passait son temps assis à fixer le mur. Quand j'ai voulu lui demander son nom, il s'est bouché les oreilles. Sa mère m'a dit qu'il avait arrêté de parler quand un missile a frappé leur maison, et tué sa sœur.
Quand un blessé hurle de douleur, on sait qu'il est encore en vie. Mais quand on les voit se vider de leur sang en fixant le plafond, on sait qu'ils sont déjà partis, même s'ils sont encore là physiquement.
Toute cette survie n'a rien de noble. Pas de soins, pas de guérison.
Shayma, une jeune étudiante palestinienne, raconte sa vie de déplacée de force au milieu de la dévastation, sans nulle part où aller. La caméra balaye le quartier rasé où elle s'est réfugiée.
Une publication partagée par @aljazeeraenglish sur Instagram & sur le compte du @Haider110_ sur X/Twitter
Nous ne voulons pas mourir. Mais lorsque certains d'entre nous rêvent de la mort, c'est parce que nous sommes saturés de toute cette souffrance. Nos mères nous chuchotent qu'elles envient ceux qui sont morts vite, et en paix. Je me suis moi-même douché à l'eau froide la nuit, juste pour sentir quelque chose de froid. Le bébé de ma voisine est mort de déshydratation à peu près quand mon fils et moi avons été diagnostiqués en état de malnutrition, en mars 2024. Elle garde toujours sa couverture dans son sac.
Et ici, mes amis me disent de rester fort et de prendre soin de moi. Mais je ne veux plus être fort. Je ne veux pas être celui qui a survécu à toutes ces épreuves. Je ne veux pas que mon fils grandisse en croyant qu'on s'habitue à la douleur ou que perdre tout ce qu'on a, et qu’être encore en vie est une chance.
Chacun a ses petites astuces pour essayer de moins souffrir. Certains cessent de parler de ceux qu'ils ont perdus, car rien que l'évocation de leur nom leur est insupportable. D'autres se mentent à eux-mêmes et font comme si leurs proches vivaient toujours quelque part, mais loin d'eux. D'autres encore arrêtent de manger, car manger, ce serait trahir ceux avec qui ils partageaient leurs repas.
J'ai cru qu'écrire m'aiderait à donner un sens à tout cet enfer et que coucher ces histoires sur le papier les rendrait plus supportables. Mais ça ne fonctionne plus. Je n'arrive plus à écrire sur les fosses communes en prétendant documenter et relater la souffrance que je vis au quotidien.
Il n'y a rien de poétique dans ce chagrin. Il est laid, pesant et récurrent. Parfois, je marche des heures pour ne pas penser et faire bouger mon corps pendant que mon esprit se ferme, ou simplement pour repousser le souvenir suivant.
Je me réveille encore parfois en me croyant de retour à la maison, et je m'attends à entendre la voix de ma mère préparer le café dans notre ancienne cuisine.
La vérité, c'est que la survie, interminable, vide et faite de rien d'autre que la faim, le deuil et la peur... commence à être vécue comme une punition.
Nous vivons une vie que nul dans ce monde ne nous envie.
Ce qui nous empêche, nous les survivants de Gaza, de prier pour notre sécurité, c'est que nous avons trop vu, et trop perdu.
Traduit par Spirit of Free Speech