đâđš Ces histoires pour lesquelles nous nâavons pas encore les mots
Trouver de l'eau et de quoi manger. Les listes d'attente pour secourir ceux qui sont pris sous les décombres. Les corps dévorés par les animaux, les vivants qui ne se reconnaissent plus.
đâđš Ces histoires pour lesquelles nous nâavons pas encore les mots
Par Tareq S. Hajjaj, le 10 novembre 2023
Dans la journĂ©e, les familles se consacrent Ă ce seul objectif : trouver de la nourriture et de l'eau. Dans le sud de la bande de Gaza, Dans le sud de la bande de Gaza, cette quĂȘte ressemble Ă celle de chercheurs d'or.
Il y a quelques semaines, les familles se plaignaient des files d'attente incroyablement longues dans les boulangeries - 6 à 8 heures pour obtenir un petit sac de pain. Aujourd'hui, alors que les boulangeries ferment leurs portes par pénurie de farine et de carburant, beaucoup se tournent vers la fabrication de pain chez eux, recourant à des procédés apparemment impossibles. Les parents envoient les enfants à la recherche de plastique, de carton, ou de tout ce qui peut servir à allumer un feu - ce sont les familles chanceuses qui ont pu se procurer de la farine.
DÚs la tombée de la nuit, chacun est de retour dans son abri ou sa maison et parle de la guerre. Les conversations tournent en général autour de la mort, parfois de l'ampleur des destructions.
Hier, alors que j'Ă©tais assis dans la cour de la maison oĂč nous sommes logĂ©s, nous avons entendu un sifflement perçant juste avant qu'une bombe ne tombe tout prĂšs de nous. Un jeune homme, effrayĂ© par le bruit, m'a demandĂ© si nous aurions le temps de fuir si la bombe allait tomber sur nous. Un autre a rĂ©pondu : âQuand elle nous tombera dessus, nous ne l'entendrons pas. Elle nous tuera avant mĂȘme que nous ayons pu penser Ă fuir.â
Les conversations se poursuivent. On compte les morts de nos proches. Quelqu'un s'enquiert du sort de telle ou telle personne, il veut prendre de ses nouvelles. La rĂ©ponse tombe, brutale : âIl a Ă©tĂ© tuĂ©â. Quelqu'un d'autre demande des nouvelles d'une famille vivant dans un quartier qui a subi d'intenses bombardements. La rĂ©ponse : âIls sont restĂ©s coincĂ©s sous les dĂ©combres pendant des heures, et personne n'a survĂ©cuâ. La mĂȘme conversation se rĂ©pĂšte. Nous commençons Ă spĂ©culer sur les chances de survie de chacun d'entre nous.
Nous entendons des histoires étranges dont nous avons du mal à croire qu'elles sont réelles. Une femme qui a fui le nord nous raconte l'histoire de son fils de 29 ans, Issam Ileywa, marié et pÚre de trois enfants, qui vendait de l'eau potable. Elle raconte qu'il ne voulait pas aller dans le sud parce qu'il voulait continuer à fournir de l'eau à ceux qui en avaient besoin dans le nord de la ville de Gaza. Il a fait partir sa femme et ses enfants, mais il est resté.
Issam traversait les quartiers sinistrĂ©s Ă la recherche de personnes isolĂ©es privĂ©es d'accĂšs Ă l'eau, et livrait des bouteilles dans les hĂŽpitaux qu'il croisait sur son chemin. MĂȘme si de telles circonstances sont propices aux monopoles qui peuvent exploiter la situation et augmenter les prix, il y a aussi des hĂ©ros qui Ă©mergent Ă ces moments-lĂ . Issam ne se faisait pas payer pour l'eau, mais acceptait des dons pour faire le plein de sa voiture et la faire rouler.
Sa mĂšre nous a dit qu'ils avaient perdu le contact avec Issam pendant quatre jours et qu'elle a demandĂ© Ă de nombreux habitants d'al-Nasr qui avaient pu fuir vers le sud s'ils l'avaient rencontrĂ©. Le cinquiĂšme jour, un homme a donnĂ© Ă la mĂšre d'Issam des nouvelles de son fils. Il dormait dans sa voiture aprĂšs que leur immeuble Ă al-Nasr a Ă©tĂ© rasĂ© au dĂ©but de l'invasion terrestre du nord-ouest de Gaza, et la voiture a Ă©tĂ© bombardĂ©e alors qu'Issam dormait dedans. Son corps a Ă©tĂ© calcinĂ© avant de pouvoir ĂȘtre transportĂ© Ă l'hĂŽpital.
Les récits de guerre se poursuivent. Le déluge de souffrances humaines est si vaste et si abondant qu'il nous faudrait une vie entiÚre pour le documenter et le raconter au monde entier.
Une autre femme, Mariam Qannu', nous raconte qu'elle a un fils qui n'a pas pu fuir la ville de Gaza vers le sud avec eux, et qu'elle Ă©tait dĂ©terminĂ©e Ă revenir pour le retrouver, mort ou vif. Mariam nous raconte qu'elle a pu atteindre le nord quand l'occupation a autorisĂ© un passage limitĂ© (gĂ©nĂ©ralement dans l'autre sens). Lorsqu'elle a atteint le quartier oĂč se trouvait leur maison, elle nous a dit qu'elle a Ă©tĂ© incapable de rester debout face au spectacle qu'elle a dĂ©couvert. Les corps Ă©taient Ă©parpillĂ©s dans les rues et sur les trottoirs, et les corbeaux se nourrissaient de leur chair en dĂ©composition. Son fils Ă©tait parmi eux. Elle n'a pu l'identifier que grĂące au pantalon qu'il portait toujours, et Ă sa ceinture de cuir si particuliĂšre.
Elle raconte que les corps prĂ©sentaient des marques inhabituelles et des traces de rongement, car les corbeaux les dĂ©voraient le jour et les animaux errants s'en emparaient la nuit, quand il n'y avait plus personne dans les parages. Ce sont les zones oĂč l'invasion terrestre a progressĂ©, ces mĂȘmes zones que les ambulances ne peuvent plus atteindre et oĂč les corps des victimes ont Ă©tĂ© laissĂ©s Ă l'abandon.
Mariam nous raconte qu'elle a enveloppĂ© le corps de son fils dans une couverture et l'a portĂ© Ă pied sur plus d'un kilomĂštre jusqu'Ă ce qu'elle trouve quelqu'un conduisant l'une de ces charrettes tirĂ©es par des bĂȘtes devenues habituelles depuis qu'il n'y a plus de carburant. Elle a pu emmener le corps de son fils vers le sud, oĂč elle l'a enterrĂ©.
Les rĂ©cits de guerre relatent souvent des faits horribles, mais aujourd'hui, ils sont aussi Ă©maillĂ©s de faits surrĂ©alistes. Les longues files d'attente pour obtenir du pain et de l'eau ont perdu de leur intĂ©rĂȘt depuis que des listes d'attente existent, pour savoir qui sera sauvĂ© de sous les dĂ©combres et quel corps en dĂ©composition sera dĂ©terrĂ©. Il y a quelques jours, mon ami et collĂšgue Hani Abu Rizeq a publiĂ© sur Instagram l'histoire d'une famille ensevelie sous les dĂ©combres d'une frappe aĂ©rienne israĂ©lienne. Les voisins de la famille ont appelĂ© la protection civile, les suppliant de venir sauver la famille. La dĂ©fense civile a rĂ©pondu qu'il y avait une liste d'attente des maisons oĂč les secours et les bulldozers Ă©taient dĂ©pĂȘchĂ©s pour sauver d'autres familles. La famille devrait attendre son tour.
La rĂ©ponse n'Ă©tait pas impitoyable, plutĂŽt le constat d'une rĂ©alitĂ© implacable. Des milliers de familles sont piĂ©gĂ©es sous les dĂ©combres, attendant leur tour d'ĂȘtre secourues.
Tout ce qui vivait autrefois est en train de mourir. Tout ce qui Ă©tait beau Ă Gaza est maintenant dĂ©figurĂ© - ses bĂątiments, ses lieux emblĂ©matiques, sa terre et ses habitants. La rĂ©alitĂ© et l'ampleur du gĂ©nocide sont bien pires que ce qui est diffusĂ© dans le monde. Mes collĂšgues journalistes sont dĂ©sormais piĂ©gĂ©s lĂ oĂč ils se trouvaient avant le dĂ©but de l'invasion terrestre. La plupart d'entre eux se trouvent dans le sud, dans des hĂŽpitaux et des abris, et ils ne sont pas en mesure de documenter ce qui se passe dans le paysage de guerre, au-delĂ . Seules les rares personnes vivant encore dans des communautĂ©s isolĂ©es sont en mesure de prendre la mesure d'une petite fraction de ce qui est en train de se passer.
Mais au-delĂ des histoires enfouies sous les dĂ©combres que nous ne sommes pas en mesure d'atteindre, il y a celles que nous ne pouvons pas encore dĂ©crire. Celles de ceux qui pensent avoir pour l'instant survĂ©cu Ă la guerre, mais qui se reconnaissent Ă peine. Des ĂȘtres dont le corps est intact, mais que rien ne rattache plus Ă la vie.
https://mondoweiss.net/2023/11/the-stories-we-dont-know-how-to-tell/