đâđš Ces mĂ©dias qui ont blanchi la guerre des coups bas infligĂ©s Ă Daniel Ellsberg
Le traitement réservé à Ellsberg a créé un modÚle convaincant pour jeter en pùture aux loups les courageux diseurs de vérités occultées, modÚle qui a ensuite été appliqué à la lettre, encore & encore.
đâđš Ces mĂ©dias qui ont blanchi la guerre des coups bas infligĂ©s Ă Daniel Ellsberg
Par Kit Klarenberg, le 28 juin 2023
Le 16 juin, le célÚbre lanceur d'alerte du gouvernement américain Daniel Ellsberg est décédé à l'ùge de 92 ans. Employé par le trÚs influent groupe de réflexion RAND Corporation, il a fait l'objet d'une controverse politique internationale d'une ampleur historique en 1971, lorsqu'il a publié les "Pentagon Papers".
Ces documents constituent la vaste histoire interne des activitĂ©s politiques, militaires et de renseignement secrĂštes et flagrantes de Washington au ViĂȘt Nam, entre 1945 et 1967. Ils offrent un aperçu extraordinaire de la maniĂšre dont les responsables du gouvernement amĂ©ricain ont constamment trompĂ© public, journalistes et lĂ©gislateurs sur la rĂ©alitĂ© du conflit, prolongeant un bourbier sanglant et ingagnable.
Les "Pentagon Papers" ont Ă©tĂ© publiĂ©s par plusieurs grands journaux. En l'espace de deux semaines, Ellsberg a Ă©tĂ© inculpĂ© en vertu de la fameuse loi sur l'espionnage de 1917. Lors de son procĂšs, deux ans plus tard, alors qu'il risquait jusqu'Ă 115 ans de prison s'il Ă©tait reconnu coupable, il lui a Ă©tĂ© interdit de dĂ©fendre sa fuite d'informations classifiĂ©es en tant quâinformation dâintĂ©rĂȘt public, et/ou que les documents Ă©taient illĂ©galement classifiĂ©s pour cacher leur contenu non pas aux ennemis du pays Ă l'Ă©tranger, mais aux citoyens amĂ©ricains.
En mai 1973, lâensemble des accusations retenues contre Ellsberg ont Ă©tĂ© abandonnĂ©es et, jusqu'Ă la fin de sa vie, il a largement Ă©tĂ© cĂ©lĂ©brĂ© comme un hĂ©ros par le grand public. Plus inquiĂ©tant encore, comme l'a documentĂ© le journaliste indĂ©pendant Kevin Gzostola, le cas d'Ellsberg a Ă©tĂ© dĂ©libĂ©rĂ©ment instrumentalisĂ© et dĂ©formĂ© par l'establishment politique et mĂ©diatique amĂ©ricain pour discrĂ©diter Julian Assange, le chef de WikiLeaks, et Edward Snowden, le lanceur d'alerte de la NSA.
ParallÚlement, le mythe tenace d'Ellsberg en tant que "bon lanceur d'alerte" a été perpétué injustement. Ce mythe veut qu'il ait divulgué les "Pentagon Papers" de la "bonne" maniÚre, en utilisant les voies officielles de dépÎt de plainte, en taisant des informations qu'il considérait comme "particuliÚrement sensibles" pour protéger la sécurité nationale, puis en se rendant volontairement à la justice pour répondre de ses actes.
En tant que telle, toute personne diffusant des secrets gouvernementaux classifiĂ©s sans suivre le prĂ©tendu "exemple" d'Ellsberg doit ĂȘtre condamnĂ©e. Mais il s'agit lĂ d'une dichotomie totalement erronĂ©e que lui-mĂȘme, ardent partisan et dĂ©fenseur d'Assange, de Snowden et de Chelsea Manning jusqu'Ă la fin, a maintes fois et vigoureusement rĂ©pudiĂ©e au fil des ans. De son propre aveu, il s'y est pris "de la mauvaise maniĂšre" pour divulguer les Pentagon Papers :
"J'ai perdu des années à essayer de procéder via les canaux [officiels], d'abord au sein de l'exécutif, puis avec le CongrÚs. Pendant cette période, plus de 10 000 Américains sont morts et probablement plus d'un million de Vietnamiens. Je ne suis donc pas fier non plus d'avoir suivi les recommandations... Ces efforts ont été vains, tout comme ils l'auraient été pour Manning et Snowden".
En outre, comme Ellsberg l'a Ă©crit en 2013, les Ătats-Unis sont aujourd'hui un pays "diffĂ©rent" du temps oĂč il a publiĂ© les "Pentagon Papers". Dans l'attente de son procĂšs, il est restĂ© en libertĂ© et a mĂȘme assistĂ© Ă des rassemblements anti-guerre et s'est frĂ©quemment adressĂ© aux mĂ©dias. Mais dans l'AmĂ©rique de l'aprĂšs 11 septembre, il n'aurait eu aucune chance de ne pas ĂȘtre emprisonnĂ© d'office et totalement coupĂ© du monde extĂ©rieur pendant de longues annĂ©es. Il a donc approuvĂ© Snowden d'avoir demandĂ© l'asile Ă l'Ă©tranger cette annĂ©e-lĂ .
Une terre d'asile communiste
Le 50e anniversaire des Pentagon Papers a donné lieu à un véritable cirque médiatique, au cours duquel le New York Times, le Washington Post, etc. se sont abondamment congratulés pour le courage individuel et collectif dont ils avaient fait preuve en publiant ces documents, et ont salué l'acquittement ultérieur d'Ellsberg comme une victoire sans faille pour la liberté d'expression.
En réalité, Ellsberg aurait presque inévitablement été condamné et aurait passé le reste de sa vie en prison, s'il n'avait pas été victime d'une inconduite gouvernementale flagrante et d'une collecte illégale de preuves.
ImmĂ©diatement aprĂšs avoir rĂ©vĂ©lĂ© qu'il Ă©tait la source des Pentagon Papers, le prĂ©sident Richard Nixon a crĂ©Ă© l'unitĂ© des "plombiers" de la Maison Blanche. ChargĂ©e de "colmater les fuites" au sein du gouvernement, la destruction de la rĂ©putation d'Ellsberg, voire sa "neutralisation" pure et simple, Ă©tait la prioritĂ© de cette unitĂ©. Cet objectif devait ĂȘtre atteint grĂące Ă une vaste campagne de "coups bas" clandestins.
Les stratégies envisagées comprenaient l'embauche de 12 anciens agents de la CIA pour "neutraliser totalement" Ellsberg s'il participait à un rassemblement public - qu'il s'agisse de l'envoyer à l'hÎpital, de l'assassiner purement et simplement ou de le droguer subrepticement en lui administrant des doses excessives de LSD, une drogue psychédélique, n'ont pas été clairement établies. Les plombiers se sont également introduits dans les bureaux de son psychiatre pour dérober ses dossiers médicaux confidentiels, espérant qu'ils contiendraient des révélations embarrassantes sur l'état mental et les penchants sexuels du lanceur d'alerte.
Leurs recherches n'ont rien donnĂ©, mais les âPlombiers " avaient dĂ©jĂ adoptĂ© une stratĂ©gie bien plus productive : faire passer Ellsberg publiquement pour un agent russe. Il s'agissait d'une ruse d'une efficacitĂ© dĂ©vastatrice, dans laquelle les mĂ©dias amĂ©ricains, y compris ceux-lĂ mĂȘmes qui avaient publiĂ© avec tant d'empressement les "Pentagon Papers", se sont rendus grossiĂšrement complices.
Un mémo d'août 1971 rédigé par le "plombier" et ancien agent de la CIA Howard Hunt, diffusé par la suite aux principaux journaux, déclarait que "les dirigeants du Nord-Vietnam, de la Chine rouge et de l'Union soviétique étaient les bénéficiaires incontestables" de la "déloyauté professionnelle" d'Ellsberg. Il a ensuite comparé le lanceur d'alerte au physicien Klaus Fuchs, qui avait transmis à l'Union soviétique des informations classifiées sur les recherches britanniques et américaines en matiÚre d'armes nucléaires pendant la Seconde Guerre mondiale, ainsi qu'à d'autres espions de l'époque de la guerre froide.
"Bien qu'il n'y ait pas encore de preuve concluante que Daniel Ellsberg ait agi sur des instructions spécifiques de l'Union soviétique, il est tout à fait possible que la "hiérarchie" d'Ellsberg soit un jour identifiée comme étant la puissance soviétique", a fulminé M. Hunt. " Se référant à nouveau à l'histoire, on se demande si, à l'approche de la date de son procÚs, Ellsberg ne va pas perdre son sang-froid et s'enfuir vers un asile communiste comme l'ont fait ses camarades de Cambridge, Guy Burgess, Donald MacLean, et Kim Philby ".
Par la suite, les fonctionnaires de l'administration Nixon ont inondé les journalistes de citations incendiaires provenant de sources anonymes, affirmant que des preuves secrÚtes prouvaient incontestablement qu'Ellsberg était un espion. En juillet 1973, John D. Ehrlichman, collaborateur de la Maison Blanche, a déclaré à plusieurs reprises à la commission sénatoriale du Watergate qu'Ellsberg avait secrÚtement fourni des copies des Pentagon Papers à l'ambassade soviétique à Washington DC.
Ellsberg a vigoureusement niĂ© ces accusations "totalement fausses et calomnieuses", et le scandale du Watergate - qui a Ă©clatĂ© lorsque les âPlombiersâ ont Ă©tĂ© surpris en train de commettre un autre cambriolage sans rapport avec le prĂ©cĂ©dent - a soulevĂ© des questions Ă©videntes quant Ă la fiabilitĂ© de Nixon et de ses collaborateurs sur quelque sujet que ce soit. Pourtant, des articles confortant les calomnies selon lesquelles il Ă©tait, d'une maniĂšre ou d'une autre, liĂ© illicitement Ă Moscou ont continuĂ© d'ĂȘtre publiĂ©s, mĂȘme aprĂšs son acquittement.
En décembre 1973, le New York Times a cité un responsable anonyme des services de renseignement qui affirmait qu'un "agent double" haut placé du KGB avait confirmé qu'Ellsberg était une taupe soviétique. Cette personne, selon le journal, était "l'un des informateurs les plus sérieux de l'establishment de la sécurité nationale, et opérait avec succÚs depuis des années".
Un acte délibéré
Outre le désir bien naturel de dissimuler leur rÎle dans les efforts déployés par le gouvernement américain pour déshonorer Ellsberg, aujourd'hui propulsé au rang de symbole, les médias américains ont sans doute une motivation encore plus obscÚne dans leur volonté d'oubli de cette stratégie de tromperie délibérée.
En effet, le mĂȘme faux rĂ©cit a Ă©tĂ© utilisĂ© Ă de nombreuses reprises depuis lors pour dĂ©truire la sympathie du public Ă l'Ă©gard des lanceurs d'alerte et des auteurs de fuites - et Ă chaque fois, les journalistes ont encore une fois Ă©tĂ© des dupes de confiance.
Ă la suite des rĂ©vĂ©lations spectaculaires de Snowden, celui-ci a Ă©tĂ© largement accusĂ© de collaborer avec le Kremlin par des responsables politiques, des fonctionnaires des services de sĂ©curitĂ© et du Renseignement et des journalistes occidentaux. On a avancĂ© la thĂ©orie sans fondement que son asile en Russie Ă©tait fondĂ© sur le partage d'informations sensibles avec les agences d'espionnage du Kremlin. Le fait qu'il ait simplement transitĂ© par Moscou pour se rendre de Hong Kong en Ăquateur lorsque les Ătats-Unis ont annulĂ© son passeport, le bloquant ainsi dans cette ville, a Ă©tĂ© Ă©touffĂ© ou carrĂ©ment ignorĂ©. Snowden suggĂšre que c'Ă©tait dĂ©libĂ©rĂ© :
"Je ne pouvais plus voyager. Ils l'ont fait exprĂšs pour pouvoir dire : "C'est un espion russe".
De telles attaques contre sa rĂ©putation sont aujourd'hui largement oubliĂ©es. Elles perdurent dans le cas d'Assange, grĂące Ă un long blitz de propagande menĂ© par les agences de renseignement des deux cotĂ©s de l'Atlantique, au cours des annĂ©es de dĂ©tention arbitraire du fondateur de WikiLeaks dans l'ambassade d'Ăquateur Ă Londres. ParallĂšlement, la CIA avait envisagĂ© de surveiller, d'enlever et mĂȘme de tuer le fondateur de WikiLeaks.
En septembre 2021, Yahoo News a rĂ©vĂ©lĂ© ces machinations meurtriĂšres, qui ont Ă©tĂ© presque entiĂšrement ignorĂ©es par les mĂ©dias grand public. Cependant, un des aspects fondamentaux de cette rĂ©vĂ©lation, que mĂȘme ses dĂ©fenseurs ont largement nĂ©gligĂ©, est la divulgation du fait que la CIA s'est arrachĂ© les cheveux pendant plusieurs annĂ©es pour tenter de trouver des preuves que Julian et WikiLeaks agissaient "sur ordre direct du Kremlin", sans y parvenir.
Cette "restriction" a joué un rÎle majeur lorsque, en avril 2017, Mike Pompeo, alors directeur de l'Agence, a qualifié WikiLeaks de "service de renseignement hostile non étatique". Cette affirmation infondée a ouvert les vannes de la surveillance, du harcÚlement et de la persécution sans entrave de Julian et de ses collaborateurs par la CIA.
De toute évidence, Ellsberg n'était pas le "bon" lanceur d'alerte. En fait, le traitement que lui ont réservé le gouvernement et la presse américains a créé un modÚle convaincant pour jeter en pùture aux loups les courageux découvreurs de vérités cachées, modÚle qui a par la suite été suivi à la lettre, encore et toujours.
Les opinions mentionnĂ©es dans cet article ne reflĂštent pas nĂ©cessairement l'opinion d'Al mayadeen, et nâexpriment que l'opinion de son auteur.