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Comment savoir si - et pour qui - nos guerres obscures "ont du bon" si on accepte que nos dirigeants pratiquent une version plus privatisée des conflits, afin d'occulter le carnage qu'ils ont généré.
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Les mercenaires engagés au nom de l'Amérique.
Par Andrea Mazzarino / TomDispatch, le 11 mai 2023
Comment savoir si - & pour qui - nos guerres obscures & fluctuantes "ont du bon" si nous acceptons de nos dirigeants une version de plus en plus privatisée des conflits, afin d'occulter le carnage qu'ils ont généré ?
La façon dont le chef mercenaire Evgueni Prigojine et son armée privée ont mené une partie importante de la guerre de Vladimir Poutine en Ukraine a été bien couverte par les médias américains, notamment parce que sa société, le Groupe Wagner, tire la plupart de ses hommes du systÚme carcéral russe. Wagner offre la "liberté" des camps de travail de Poutine, mais envoie les condamnés libérés sur les lignes de front du conflit, souvent dans le cadre de missions suicides brutales.
Au moins, le prĂ©sident russe et ses mĂ©dias d'Ătat n'ont pas cachĂ© l'alliance de son rĂ©gime avec Wagner. Le gouvernement amĂ©ricain, quant Ă lui, reconnaĂźt rarement sa propre version de la privatisation de la guerre - les dizaines de milliers d'entreprises de sĂ©curitĂ© privĂ©es qu'il a utilisĂ©es dans sa guerre malavisĂ©e contre le terrorisme, impliquant des opĂ©rations militaires et de renseignement pour un nombre stupĂ©fiant de 85 pays.
Les "contractors", comme nous aimons les appeler, sont prĂ©sents depuis longtemps, au moins depuis la guerre de SĂ©cession jusqu'Ă la premiĂšre guerre du Golfe, en passant par les deux guerres mondiales, la guerre de CorĂ©e et la guerre du ViĂȘt Nam. Ce n'est toutefois que rĂ©cemment qu'ils ont commencĂ© Ă jouer un rĂŽle aussi considĂ©rable dans nos guerres, puisqu'on estime que 10 Ă 20 % d'entre eux sont directement impliquĂ©s dans les opĂ©rations de combat et de renseignement.
Les "contractors" ont à la fois commis d'horribles abus et agi courageusement sous le feu (parce qu'ils ont trop souvent été sous le feu). De la torture à la prison d'Abu Ghraib en Irak aux interrogatoires au camp de détention de Guantånamo Bay, des hommes de la société de sécurité privée Blackwater tirant sans discernement sur des civils irakiens désarmés à ceux qui défendent une base américaine attaquée en Afghanistan, ils ont joué un rÎle essentiel dans la guerre contre le terrorisme. Et oui, ils ont à la fois tué des Afghans et aidé certains d'entre eux, qui avaient travaillé en tant que contractants, à échapper au régime des talibans.
L'implication de sociĂ©tĂ©s privĂ©es a permis Ă Washington de continuer Ă mener ses opĂ©rations dans le monde entier, mĂȘme si de nombreux AmĂ©ricains pensent que notre guerre contre le terrorisme en Afghanistan, en Irak et ailleurs est terminĂ©e. J'ai essayĂ© de trouver une enquĂȘte sur le nombre d'entre nous qui rĂ©alisent qu'elle se poursuit en Irak et ailleurs, mais tout ce que j'ai pu trouver, c'est l'analyse du sondeur Nate Silver sur les "leçons tirĂ©es" de ce conflit mondial, comme s'il faisait partie de notre histoire. Et Ă moins que les personnes interrogĂ©es ne s'occupent d'un vĂ©tĂ©ran blessĂ© au combat, elles ont tendance Ă ne pas ĂȘtre dĂ©favorables Ă l'idĂ©e d'envoyer nos troupes au combat dans des pays lointains - Ă rayer donc de la liste des leçons tirĂ©es de nos guerres incessantes.
Rien de tout cela ne me surprend. Les troupes américaines ne sont plus tuées en grand nombre, et il n'y a plus autant de personnes sur les listes d'attente des hÎpitaux du ministÚre des anciens combattants, qui sont saturés, que si elles avaient été seules à se battre.
En fait, Ă certains moments de la guerre contre le terrorisme de ce siĂšcle, les Ătats-Unis ont fait appel Ă davantage de sous-traitants civils dans leurs guerres en cours que de personnel militaire en uniforme. Ainsi, en 2019, selon le projet Costs of War de l'universitĂ© Brown, que j'ai cofondĂ©, il y avait 50 % de sous-traitants de plus que de soldats dans la rĂ©gion du Commandement central des Ătats-Unis, qui comprend l'Afghanistan, l'Irak et 18 autres pays du Moyen-Orient, ainsi que l'Asie centrale et l'Asie du Sud. En dĂ©cembre 2022, le Pentagone comptait environ 22 000 contractants dĂ©ployĂ©s dans cette rĂ©gion, dont prĂšs de 8 000 concentrĂ©s en Irak et en Syrie. Certes, la plupart de ces employĂ©s n'Ă©taient pas armĂ©s et fournissaient des services de restauration, d'aide Ă la communication, etc. Mais ce qui est encore plus rĂ©vĂ©lateur, c'est qu'environ deux tiers d'entre eux Ă©taient des citoyens d'autres pays, en particulier des pays Ă faible revenu.
En 2020, Danny Sjursen, officier de l'armĂ©e Ă la retraite, a proposĂ© une explication intĂ©ressante Ă la privatisation croissante de la guerre contre le terrorisme : la pandĂ©mie de Covid-19 avait modifiĂ© la stratĂ©gie de guerre du Pentagone, l'opinion publique commençant Ă s'interroger sur les dĂ©penses et les vies consacrĂ©es Ă la guerre Ă l'Ă©tranger plutĂŽt qu'aux soins de santĂ© Ă l'intĂ©rieur du pays. En consĂ©quence, selon M. Sjursen, les Ătats-Unis ont commencĂ© Ă dĂ©ployer de plus en plus de sous-traitants, de drones Ă distance, de paramilitaires de la CIA et de forces locales (souvent violentes) dans cette guerre contre le terrorisme, tandis que les troupes amĂ©ricaines Ă©taient redĂ©ployĂ©es en Europe et dans le Pacifique pour contenir la rĂ©surgence de la Russie et de la Chine. En d'autres termes, pendant la pandĂ©mie, Washington a confiĂ© de plus en plus la sale besogne Ă des entreprises et Ă des sociĂ©tĂ©s Ă©trangĂšres.
(Ne pas) compter les contractants
Il a Ă©tĂ© difficile d'Ă©crire sur les entreprises de sĂ©curitĂ© privĂ©es parce que notre gouvernement est loin de bien les dĂ©nombrer. Bien que le ministĂšre de la dĂ©fense tienne des registres trimestriels indiquant le nombre de sous-traitants civils qu'il emploie et leur localisation, il ne tient pas compte des employĂ©s sous contrat avec la Central Intelligence Agency ou le dĂ©partement d'Ătat.
Lorsque Costs of War a tentĂ© pour la premiĂšre fois de recenser les dĂ©cĂšs de contractuels en consultant les sources officielles du gouvernement, nous n'avons pas obtenu de rĂ©sultats satisfaisants. L'Ă©pouse d'un contractant armĂ© gravement blessĂ© m'a orientĂ© vers son blog, oĂč elle avait commencĂ© Ă dresser une liste de ces dĂ©cĂšs sur la base de recherches quotidiennes sur Google, alors mĂȘme qu'elle s'efforçait de s'occuper de son conjoint et de gĂ©rer ses dossiers d'invaliditĂ©. Nous avons fini par nous perdre de vue, et il semble qu'elle ait cessĂ© de compiler ces chiffres depuis longtemps. NĂ©anmoins, nous avons repris une page de son livre, tout en ajoutant Ă notre formule les dĂ©cĂšs de guerre signalĂ©s parmi les ressortissants Ă©trangers travaillant pour le Pentagone. Les chercheurs du projet Costs of War ont alors estimĂ© que 8 000 contractants avaient Ă©tĂ© tuĂ©s dans nos guerres au Moyen-Orient en 2019, soit environ 1 000 de plus que les soldats amĂ©ricains morts au cours de la mĂȘme pĂ©riode.
Les chercheurs en sciences sociales Ori Swed et Thomas Crosbie ont tenté d'extrapoler à partir des décÚs de contractants signalés afin de dresser un tableau de leurs profils lorsqu'ils étaient encore en vie. Ils estiment que la plupart d'entre eux étaient des vétérans blancs ùgés d'une quarantaine d'années ; beaucoup étaient d'anciens agents des forces spéciales et un certain nombre d'anciens officiers diplÎmés).
Des perspectives limitées pour les vétérans
Comment des personnes relativement privilégiées sur le plan de la race, de l'économie et du sexe peuvent-elles se retrouver à des postes qui, bien que bien rémunérés, sont encore plus précaires que ceux qu'elles occupent dans les forces armées ? En tant que thérapeute au service des familles de militaires et en tant qu'épouse de militaire, je dirais que le parcours vers le contrat de sécurité reflÚte un profond fossé culturel dans notre société entre la vie militaire et la vie civile. Bien que le taux de chÎmage des vétérans soit légÚrement inférieur à celui de la population civile, nombre d'entre eux ont tendance à rechercher ce qu'ils connaissent le mieux, à savoir la formation militaire, le recrutement, la production d'armes et, pour certains, le combat.
J'ai récemment discuté avec un vétéran de l'infanterie de marine qui avait effectué quatre missions de combat. Il m'a dit qu'aprÚs avoir quitté le service, il n'avait pas trouvé de communauté qui comprenne ce qu'il avait vécu. Il a cherché à éviter la désocialisation en obtenant un emploi dans la fonction publique. Cependant, aprÚs avoir postulé à plusieurs emplois dans les forces de l'ordre, il a "échoué" au détecteur de mensonges (en raison des réactions de stress courantes chez les anciens combattants traumatisés par la guerre). Tombé par hasard sur un groupe à but non lucratif de soutien aux vétérans, il a finalement trouvé des contacts qui l'ont amené à décider de retourner à l'école et de se reconvertir dans une nouvelle profession. Mais, comme il l'a fait remarquer, "beaucoup de mes autres amis des Marines ont anesthésié leur douleur avec des drogues ou en retournant à la guerre en tant que contractants de sécurité".
Tout le monde ne considÚre pas la sous-traitance comme une stratégie de dernier recours. Néanmoins, le fait que les cinq premiÚres entreprises qui les emploient soient de grandes sociétés au service du ministÚre de la défense dans le cadre d'activités telles que le soutien aux technologies de l'information, la production d'armes ou l'offre de personnel, armé ou non, est révélateur du peu de possibilités qu'ont ces vétérans de s'en sortir.
Les blessés du secteur privé
N'oubliez pas que ces emplois sont loin d'ĂȘtre simples. De nombreux vĂ©tĂ©rans se retrouvent confrontĂ©s Ă la mĂȘme situation - des dĂ©ploiements rapides et successifs au combat en tant que sous-traitants.
à l'Úre des méga-corporations d'assurance, quiconque a déjà dû se battre pour obtenir une couverture sait que la chose est ardue. Les assureurs privés peuvent maximiser leurs profits en conservant le paiement des primes aussi longtemps que possible tout en refusant les services couverts.
Une loi fĂ©dĂ©rale appelĂ©e Defense Base Act (1941) (DBA) exige que les entreprises financent les demandes d'indemnisation des travailleurs pour leurs employĂ©s travaillant dans le cadre de contrats amĂ©ricains, quelle que soit leur nationalitĂ©, le contribuable payant la facture. Le programme a connu une croissance exponentielle aprĂšs le dĂ©but de la guerre contre le terrorisme, mais les compagnies d'assurance n'ont pas toujours respectĂ© leurs obligations en vertu de la loi. En 2008, une enquĂȘte conjointe du Los Angeles Times et de ProPublica a rĂ©vĂ©lĂ© que des assureurs comme CAN Financial Corps, basĂ© Ă Chicago, rĂ©alisaient jusqu'Ă 50 % de bĂ©nĂ©fices sur certaines de leurs polices d'assurance pour les zones de guerre, alors que de nombreux employĂ©s des sous-traitants ne bĂ©nĂ©ficiaient pas de soins adĂ©quats ni d'une indemnisation pour leurs blessures.
MĂȘme aprĂšs que le CongrĂšs a demandĂ© au Pentagone et au ministĂšre du travail de mieux appliquer le DBA en 2011, certaines entreprises ont continuĂ© Ă opĂ©rer en toute impunitĂ© vis-Ă -vis de leurs propres travailleurs, parfois mĂȘme en ne leur souscrivant pas d'assurance, ou en refusant de les aider Ă dĂ©poser des demandes d'indemnisation comme l'exige la loi. Alors que les compagnies d'assurance ont rĂ©alisĂ© des dizaines de millions de dollars de bĂ©nĂ©fices au cours de la deuxiĂšme dĂ©cennie de la guerre contre le terrorisme, entre 2009 et 2021, le ministĂšre du travail n'a infligĂ© aux assureurs de ces entreprises contractantes qu'une amende totale de 3 250 dollars pour avoir omis de dĂ©clarer les demandes d'indemnisation au titre de la loi sur les accidents du travail.
Privatisation de la politique Ă©trangĂšre
Au fond, la guerre contre le terrorisme visait Ă donner des Ătats-Unis Ă l'Ă©tranger l'image d'un phare de la dĂ©mocratie et de l'Ătat de droit. Pourtant, il n'y a probablement pas de meilleure preuve de l'Ă©chec de cette dĂ©marche dans la pratique, chez nous et Ă l'Ă©tranger, que le recours (abusif) discret de sous-traitants en matiĂšre de sĂ©curitĂ©. Sans que l'on s'en aperçoive vraiment, ils ont prolongĂ© cette sĂ©rie de conflits mondiaux, infligeant des dommages Ă d'autres sociĂ©tĂ©s et subissant eux-mĂȘmes des dommages au nom de l'AmĂ©rique. Le mois dernier, le projet "Costs of War" a rapportĂ© que les Ătats-Unis faisaient dĂ©sormais appel aux sous-traitants Bancroft Global Development et Pacific Architects and Engineers pour former l'armĂ©e nationale somalienne dans le cadre de ses efforts de lutte contre le terrorisme. Entre-temps, l'intervention amĂ©ricaine dans ce pays n'a fait quâaccĂ©lĂ©rer une nouvelle hausse des attaques terroristes dans la zone.
La prĂ©sence mondiale crĂ©Ă©e par ces entrepreneurs se manifeste Ă©galement dans la maniĂšre dont nous rĂ©pondons aux menaces qui pĂšsent sur leur vie. En mars 2023, un drone autodestructeur a explosĂ© dans une installation de maintenance amĂ©ricaine sur une base de la coalition dans le nord-est de la Syrie, tuant un contractant employĂ© par le Pentagone et en blessant un autre, tout en blessant cinq soldats amĂ©ricains. AprĂšs qu'il a Ă©tĂ© Ă©tabli que ce drone Ă©tait d'origine iranienne, le prĂ©sident Biden a ordonnĂ© une frappe aĂ©rienne sur des installations en Syrie utilisĂ©es par des forces alliĂ©es Ă l'Iran. Le secrĂ©taire Ă la dĂ©fense, Lloyd Austin, a dĂ©clarĂ© : "Aucun groupe ne frappera nos troupes en toute impunitĂ©". Bien qu'il ait par la suite exprimĂ© ses condolĂ©ances Ă la famille de l'entrepreneur qui a Ă©tĂ© le seul Ă ĂȘtre tuĂ© dans cette attaque, sa dĂ©claration aurait pu reconnaĂźtre plus explicitement que les contractants sont encore plus nombreux que les soldats parmi les morts de nos guerres perpĂ©tuelles.
Fin décembre 2019, un contractant travaillant comme interprÚte sur une base militaire américaine en Irak a été tué par des roquettes tirées par une milice soutenue par l'Iran. Peu aprÚs, le président Trump a ordonné une frappe aérienne qui a tué le commandant d'une unité militaire d'élite iranienne, suscitant des inquiétudes quant à une dangereuse escalade avec ce pays. M. Trump a ensuite tweeté : "L'Iran a tué un contractant américain, blessant de nombreuses personnes. Nous avons réagi fermement, et nous le ferons encore."
Je n'arrive pas Ă croire que je puisse dise ce qui suit, mais le tweet de Trump Ă©tait plus honnĂȘte que la dĂ©claration officielle d'Austin : ces contractants sont dĂ©sormais un Ă©lĂ©ment essentiel des guerres de plus en plus privatisĂ©es de l'AmĂ©rique et continueront Ă l'ĂȘtre, en nombre apparemment toujours plus Ă©levĂ©. MĂȘme si les reprĂ©sailles contre les atteintes Ă leur vie n'ont pas grand-chose Ă voir avec une lutte antiterroriste efficace (comme le montre clairement depuis longtemps le projet Costs of War), tĂ©moigner des victimes de la guerre dans toute leur sinistre diversitĂ© est le moins que nous puissions faire en tant que citoyens amĂ©ricains. Car comment peut-on savoir si - et pour qui - nos guerres obscures et fluctuantes "ont du bon", si on accepte que nos dirigeants pratiquent une version de plus en plus privatisĂ©e des conflits, afin d'occulter le carnage qu'ils ont provoquĂ© ?
* Andrea Mazzarino, une habituée de TomDispatch, a cofondé le projet Costs of War de l'université Brown. Elle a occupé divers postes dans les domaines de la clinique, de la recherche et de la défense des droits, notamment dans un centre de soins ambulatoires pour le SSPT du ministÚre des anciens combattants, chez Human Rights Watch et dans un organisme communautaire de santé mentale. Elle est co-éditrice de War and Health : The Medical Consequences of the Wars in Iraq and Afghanistan.