đ© Chelsea Manning: "Je suis toujours astreinte au secret"
J'ai dĂ» faire face Ă de graves retombĂ©es pour avoir partagĂ© des informations que je croyais ĂȘtre d'intĂ©rĂȘt public. Mais je crois que ce que j'ai fait Ă©tait mon obligation dĂ©mocratique et Ă©thique.
đ© Chelsea Manning: "Je suis toujours astreinte au secret".
đ° Par Chelsea Manning đŠ@xychelsea, le 8 octobre 2022
Il n'est pas possible de travailler dans le renseignement et de ne pas imaginer divulguer les nombreux secrets qui vous sont confiés.
Je ne peux pas dire exactement quand l'idĂ©e m'a traversĂ© l'esprit pour la premiĂšre fois. C'Ă©tait peut-ĂȘtre en 2008, alors que je me formais Ă devenir analyste du renseignement dans l'armĂ©e amĂ©ricaine, et que j'Ă©tais pour la premiĂšre fois confrontĂ©e Ă des informations sensibles. Ou peut-ĂȘtre que l'idĂ©e a germĂ© lorsque j'Ă©tais en poste Ă Fort Drum, dans le nord de l'Ătat de New York. J'ai Ă©tĂ© chargĂ©e de transporter une cache de disques durs classifiĂ©s dans une grande boĂźte dans la chaleur de l'Ă©tĂ©, et j'ai commencĂ© Ă imaginer ce qui pourrait arriver si je faisais une erreur et laissais la boĂźte sans surveillance. Si quelqu'un parvenait Ă s'emparer d'un disque dur Ă©garĂ©, quelles rĂ©percussions cela pourrait-il avoir?
Je connaissais la version officielle de la raison pour laquelle ces secrets devaient ĂȘtre gardĂ©s secrets. On protĂ©geait les sources. Nous protĂ©gions les mouvements de troupes. Nous protĂ©gions la sĂ©curitĂ© nationale. Ces choses avaient du sens. Mais il me semblait aussi que nous nous protĂ©gions nous-mĂȘmes.
MĂȘme si j'estimais que mon travail Ă©tait important et que je prenais mes obligations au sĂ©rieux, une partie de moi se demandait toujours: si nous agissions dans le respect de l'Ă©thique, pourquoi gardions-nous autant de secrets ?
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Les mois passés en Irak en 2009 ont changé ma façon de comprendre le monde. Chaque nuit, je me réveillais dans le désert à 21 heures et je marchais de ma minuscule caravane jusqu'au terrain de basket de l'époque de Saddam Hussein que l'armée avait transformé en centre d'opérations de renseignement.
Je m'asseyais devant un écran d'ordinateur pendant des heures, passant en revue les rapports de nos troupes sur le terrain. Suivre les rapports, c'était comme boire à la lance à incendie: l'armée utilisait au moins une douzaine de ressources de renseignement, de surveillance et de reconnaissance différentes. Chacun d'entre eux nous donnait une vision différente du conflit, et des personnes et lieux que nous observions. Mon travail consistait à analyser, avec un recul émotionnel, l'impact des décisions mil*itaires sur cette gigantesque et sanglante "guerre contre le terrorisme".
La rĂ©alitĂ© quotidienne de mon travail ressemblait Ă la vie dans un service de traumatologie. J'avais passĂ© des heures Ă apprendre chaque aspect de la vie des Irakiens qui mouraient tout autour de nous: l'heure Ă laquelle ils se levaient le matin, leur statut relationnel, leur appĂ©tit pour la nourriture, l'alcool et le sexe, s'ils Ă©taient ou non engagĂ©s dans des activitĂ©s politiques, et toutes les personnes avec lesquelles ils interagissaient par voie Ă©lectronique. Dans certains cas, j'en savais probablement plus sur eux qu'ils n'en savaient sur eux-mĂȘmes.
Je ne pouvais parler de mon travail à personne en dehors de mon unité, ni de ce co*nflit qui ne ressemblait en rien à celui décrit dans mes lectures ou dans les journaux télévisés avant de m'engager.
Cela faisait sept ans que nous menions les guerres en Irak et en Afghanistan, et les gens aux Ătats-Unis s'Ă©taient mis Ă prĂ©tendre que tous ces conflits - toutes les vies amĂ©ricaines perdues et celles, encore non comptabilisĂ©es, des Irakiens et des Afghans - en valaient la peine. Les esprits se sont dĂ©tournĂ©s. L'establishment Ă©tait passĂ© Ă autre chose. Il fallait faire face Ă la rĂ©cession. Les gens au pays perdaient tout. Le dĂ©bat sur les soins de santĂ© passait aux nouvelles tous les soirs. Pourtant, nous Ă©tions toujours lĂ . Toujours en train de mourir.
J'étais constamment confrontée à ces deux réalités contradictoires - celle que je voyais, et celle à laquelle croyaient les Américains dans leurs foyers. Il était clair qu'une grande partie des informations transmises aux gens étaient déformées ou incomplÚtes. Cette dissonance est devenue une frustration dévorante pour moi.
L'idĂ©e que les informations auxquelles j'avais accĂšs Ă©taient porteuses d'un rĂ©el et grand intĂ©rĂȘt s'est mise Ă clignoter plus souvent dans mon esprit. J'essayais de l'ignorer, mais cela revenait.
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Dans le domaine du renseignement, on vous inculque énergiquement l'idée que vous ne pouvez rien dire à personne de ce que vous faites, jamais. Ce secret en vient à contrÎler la façon dont vous pensez et dont vous agissez sur le monde. Mais le pouvoir de l'interdiction est fragile, surtout lorsque les justifications commencent à sembler arbitraires.
Lorsque je travaillais dans les services de renseignement, j'avais remarquĂ© que les dĂ©cisions de classification ne rĂ©pondaient pas Ă une logique interne cohĂ©rente. Et j'en suis venue Ă constater que le systĂšme de classification n'existait qu'exclusivement dans l'intĂ©rĂȘt du gouvernement amĂ©ricain - en d'autres termes, il semble exister non pas pour prĂ©server les secrets, mais pour co*ntrĂŽler le rĂ©cit.
En décembre 2009, j'ai commencé à télécharger les rapports de toutes nos activités en Irak et en Afghanistan.
Il s'agissait de descriptions d'engagements contre des forces hostiles ou de bombes qui avaient explosĂ©. Ces rapports contenaient des dĂ©comptes de corps, des coordonnĂ©es et des rĂ©sumĂ©s professionnels de conflits violents et confus. Ils contenaient, dans leur globalitĂ©, quelque chose de bien plus proche de la vĂ©ritĂ© de ce Ă quoi avaient vraiment l'air ces deux guerres que ce que les AmĂ©ricains dĂ©couvraient chez eux. C'Ă©tait une image pointilliste de guerres qui ne s'arrĂȘteraient pas.
J'ai gravĂ© les fichiers sur des DVD, Ă©tiquetĂ©s avec des titres comme Taylor Swift, Katy Perry, Lady Gaga, Manning's Mix. J'ai ensuite transfĂ©rĂ© les fichiers sur une carte mĂ©moire, puis j'ai brisĂ© les disques avec mes bottes sur le gravier Ă l'extĂ©rieur des caravanes. Lors de ma permission suivante, j'ai ramenĂ© les documents en AmĂ©rique dans mon appareil photo, sous forme de fichiers sur une carte mĂ©moire SD. Il s'agissait de tous les rapports d'incident que l'armĂ©e amĂ©ricaine avait rĂ©digĂ©s sur l'Irak ou l'Afghanistan, tous les cas oĂč un soldat avait jugĂ© qu'il y avait quelque chose de suffisamment important pour ĂȘtre consignĂ© et signalĂ©. Le personnel des douanes de la Marine n'a pas sourcillĂ©. Personne ne s'en souciait assez pour le remarquer.
TĂ©lĂ©charger les fichiers directement sur Internet n'Ă©tait pas mon idĂ©e premiĂšre. J'ai essayĂ© de contacter des Ă©diteurs traditionnels, mais ce fut une Ă©preuve frustrante. Je n'avais pas confiance en mon tĂ©lĂ©phone, et je ne voulais pas non plus envoyer d'email; je pouvais ĂȘtre surveillĂ©e. MĂȘme les tĂ©lĂ©phones publics n'Ă©taient pas sĂ»rs.
Je me suis rendue dans des chaßnes de magasins - Starbucks, principalement - et j'ai demandé à emprunter leur ligne fixe, prétextant que j'avais perdu mon téléphone portable, ou que ma voiture était en panne. J'ai appelé le Washington Post et le New York Times, mais je n'ai rien obtenu.
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Je me suis souvenue qu'en 2008, lors d'une formation au renseignement, notre instructeur - un vétéran du corps des Marines devenu entrepreneur - nous avait parlé de WikiLeaks, un site web consacré à la transparence radicale, tout en nous demandant de ne pas le consulter. Si je partageais l'engagement de WikiLeaks en faveur de la transparence, je pensais que, pour mes besoins, cette plateforme était trop limitée. La plupart des gens n'en avaient jamais entendu parler à l'époque. Je craignais que les informations contenues sur le site ne soient pas prises au sérieux.
Le site web était la publication de dernier recours, mais comme les semaines passaient et que je n'obtenais aucune réponse des journaux traditionnels, j'étais de plus en plus désespérée. Alors, le tout dernier jour de mon congé, je me suis rendue dans un Barnes & Noble avec mon ordinateur portable.
Installée sur une chaise dans le café de la librairie, j'ai bu un grand moka triple et j'ai écouté de la musique électronique - Massive Attack, Prodigy - en attendant la fin des téléchargements. Il y avait sept blocs de données à sortir, et chacun prenait entre 30 minutes et une heure. Internet était lent, et la connexion médiocre. Je commençais à m'inquiéter de ne pas pouvoir terminer ma tùche avant la fermeture du magasin. Mais la Wi-Fi a finalement fait son travail.
Les retombĂ©es ont Ă©tĂ© instantanĂ©es et intenses. Les documents prouvaient, sans ambiguĂŻtĂ© et de maniĂšre irrĂ©futable, Ă quel point la guerre Ă©tait encore dĂ©sastreuse. Une fois rĂ©vĂ©lĂ©e, la vĂ©ritĂ© ne pouvait ĂȘtre niĂ©e ou cachĂ©e: cette horreur, cette constellation de vendettas mesquines sur fond de corruption, telle Ă©tait la vĂ©ritĂ© de la guerre.
Les révélations sont devenues le point de départ d'un débat plus large sur la maniÚre dont les Etat-Unis devaient s'engager sur la scÚne internationale, et sur ce que le public méritait de savoir sur la maniÚre dont son gouvernement agissait en son nom. J'avais changé les termes du débat et tiré le rideau. Mais pendant que tout cela se déroulait, je n'en savais rien. J'étais en cage.
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Tout le monde sait maintenant - à cause de ce qui m'est arrivé - que le gouvernement tentera de vous détruire complÚtement, de vous accuser de tout ce qu'il y a sous le soleil, pour avoir mis en lumiÚre l'horrible vérité sur ses propres actions. Ce que j'essayais de faire n'avait jamais été fait auparavant, et les conséquences étaient donc, à l'époque, inconnues.
Daniel Ellsberg, qui avait divulguĂ© les "Pentagon Papers" pendant la guerre du ViĂȘt Na*m, a Ă©vitĂ© la prison grĂące Ă la collecte illĂ©gale de preuves par la Maison Blanche de Ni*xon (qui avait ordonnĂ© l'intrusion dans le bureau de son psychiatre, Ă la recherche d'informations susceptibles de le discrĂ©diter).
Personne n'Ă©tait allĂ© en prison pour ce genre de chose ; je n'avais pas entendu parler de M. Ellsberg Ă l'Ă©poque, mais je connaissais trĂšs bien Thomas Drake, un lanceur d'alerte de la National Security Agency qui avait Ă©tĂ© poursuivi en vertu de l'Espionage Act. Il Ă©tait accusĂ© de chefs d'accusation passibles de 35 ans de prison, mais peu avant le procĂšs, il avait conclu un accord qui ne lui laissait que la probation et des travaux d'intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral.
J'ai bien sĂ»r Ă©valuĂ© les consĂ©quences potentielles. Si on m'attrapait, je serais dĂ©tenue, mais je me disais qu'au mieux, je serais renvoyĂ©e ou je perdrais mon habilitation de sĂ©curitĂ©. Je tenais Ă mon travail, et il Ă©tait effrayant d'imaginer perdre mon emploi - j'avais Ă©tĂ© sans abri avant de m'engager - mais je pensais que si je passais en cour martiale, cela n'entamerait que la crĂ©dibilitĂ© du gouvernement lui-mĂȘme. Je n'ai jamais vraiment envisagĂ© l'idĂ©e d'une vie passĂ©e en prison, ou pire.
Les dĂ©tails de ce qui m'est arrivĂ© sont maintenant bien connus. J'ai Ă©tĂ© dĂ©tenue pendant plusieurs mois dans une cage au KoweĂŻt. J'ai Ă©tĂ© condamnĂ©e Ă 35 ans dans une prison de haute sĂ©curitĂ©, oĂč j'ai passĂ© sept ans, la plupart du temps en isolement. Pendant cette pĂ©riode, j'ai fait mon coming out en tant que transsexuel, et j'ai effectuĂ© une transition. PrivĂ©e de soins de santĂ© adaptĂ©s Ă mon sexe, j'ai fait une grĂšve de la faim. J'ai fait deux tentatives de suicide.
Mais mĂȘme en prison, je suis restĂ© active. J'ai commencĂ© Ă Ă©crire une tribune pour le Guardian. J'ai rĂ©digĂ© un projet de loi, "Projet de loi visant Ă rĂ©tablir l'intĂ©gritĂ© nationale et Ă protĂ©ger la libertĂ© d'expression et la libertĂ© de la presse", que j'ai proposĂ© sur Twitter et envoyĂ© aux membres du CongrĂšs. Il visait Ă rendre illĂ©gales certaines des pratiques les plus flagrantes dont la loi sur l'espionnage et la loi sur la fraude et l'abus informatiques avaient Ă©tĂ© utilisĂ©es contre moi, afin que d'autres ne soient pas confrontĂ©s Ă de telles difficultĂ©s pour avoir voulu faire ce qu'il fallait. Il prĂ©voyait Ă©galement de modifier la loi sur la libertĂ© d'information, et de renforcer la protection fĂ©dĂ©rale des journalistes. C'Ă©tait une chimĂšre, et elle a Ă©tĂ© traitĂ©e comme telle.
Le 17 janvier 2017, le prĂ©sident Barack Obama a commuĂ© ma peine, et j'ai Ă©tĂ© libĂ©rĂ©e. Tout le monde s'attendait Ă ce que je sois sous le choc de ma libĂ©ration, que j'embrasse le sol ou quelque chose comme ça. C'Ă©tait effectivement surrĂ©aliste d'ĂȘtre libre, mais j'avais aussi l'impression que ce Ă quoi j'avais Ă©tĂ© confrontĂ©e pendant les sept annĂ©es prĂ©cĂ©dentes ne prendrait jamais fin. Ce n'est d'ailleurs toujours pas fini. Je ne pourrai jamais oublier cette expĂ©rience.
C'Ă©tait la premiĂšre fois que j'Ă©tais une femme libre. J'avais passĂ© plusieurs annĂ©es en transition, et je me sentais Ă l'aise dans la façon dont mon corps bougeait et se percevait. MĂȘme en prison, avec des restrictions sur la longueur des cheveux et les vĂȘtements, les gens ont commencĂ© Ă m'accepter en tant que femme. Ils me traitaient comme un ĂȘtre humain. Mais maintenant, je devais naviguer dans un monde plus vaste avec cette nouvelle identitĂ©.
Je suis sortie de prison avec un statut de célébrité. On avait fait de moi, sans me consulter, un symbole et une figure de proue pour toutes sortes d'idées. Certaines de ces idées étaient amusantes - Annie Leibovitz m'a photographié pour le numéro de septembre de Vogue. Mais le reste l'était beaucoup moins : le directeur de la CIA a fait pression sur Harvard pour que ma candidature à une bourse de recherche ne soit pas retenue, et Fox News s'est servi de mon existence comme d'un moyen bon marché d'exciter ses téléspectateurs.
Le principal avantage de ma notoriĂ©tĂ© a Ă©tĂ© de me permettre de faire un travail important. Le mil*itantisme est rapidement devenu presque un emploi Ă plein temps. Je suis allĂ© Ă la Pride Parade Ă New York; je me suis prĂ©sentĂ©e aux sĂ©natoriales dans le Maryland; j'ai protestĂ© contre les politiques de l'administration Trump en matiĂšre d'immigration et de rĂ©fugiĂ©s, et contre le rĂ©tablissement par le prĂ©sident Donald Trump de l'interdiction du personnel transgenre dans l'armĂ©e. Le contexte politique dans lequel j'ai Ă©mergĂ© est celui oĂč nous cherchons Ă comprendre ce qui nous a menĂ©s ici en tant que nation.
Ce que j'ai fait pendant mon engagement s'inscrit dans une profonde tradition américaine de rébellion, de résistance et de désobéissance civile - une tradition de longue date dans laquelle nous puisons pour imposer le changement, et nous opposer à la tyrannie. Les documents que j'ai rendus publics exposent le peu que nous savions de ce qui était fait en notre nom pendant tant d'années.
Bien que je sois devenue célÚbre pour mes actions de divulgation, je suis toujours, à bien des égards, astreinte au secret. Il y a des choses que les médias ont rendues publiques à propos de cette histoire que je ne peux pas commenter, confirmer ou nier. Certains détails restent confidentiels. Je suis en quelque sorte limitée dans ma capacité à rendre compte de mes activités.
Certaines personnes m'ont qualifiĂ© de traĂźtre, ce que je continue de rejeter. J'ai dĂ» faire face Ă de graves retombĂ©es pour avoir partagĂ© des informations que je croyais ĂȘtre d'intĂ©rĂȘt public. Mais je crois que ce que j'ai fait Ă©tait mon obligation dĂ©mocratique et Ă©thique.
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Chelsea Manning est une militante américaine, auteur des mémoires à paraßtre "README.txt", dont cet essai a été adapté.
https://www.nytimes.com/2022/10/08/opinion/chelsea-manning.html