đâđš Chip Gibbons: WikiLeaks a Ă©tĂ© persĂ©cutĂ© sans pitiĂ© pour avoir rĂ©vĂ©lĂ© les secrets de l'empire amĂ©ricain
"WikiLeaks a montrĂ© que la bataille contre le pouvoir secret peut ĂȘtre gagnĂ©e", Ă©crit Maurizi. "Tant que WikiLeaks existera et sera opĂ©rationnel, ce pouvoir le percevra comme une menace critique".
đâđš WikiLeaks a Ă©tĂ© persĂ©cutĂ© sans pitiĂ© pour avoir rĂ©vĂ©lĂ© les secrets de l'empire amĂ©ricain
Critique de Secret Power : WikiLeaks et ses ennemis par Stefania Maurizi, traduit par Lesli Cavanaugh-Bardelli (Pluto Press, 2022)
Par Chip Gibbons, le 22 janvier 2023
Depuis 2007, WikiLeaks a dĂ©fiĂ© le pouvoir en place en rĂ©vĂ©lant des preuves de crimes d'Ătat, de transactions politiques douteuses et d'autres secrets. Ses efforts ont provoquĂ© une sĂ©vĂšre rĂ©pression de la part du gouvernement amĂ©ricain et de ses alliĂ©s.
Nous sommes en 2008. La journaliste d'investigation italienne Stefania Maurizi avait perdu le contact avec l'une de ses sources, qui pensait ĂȘtre mise sur Ă©coute illĂ©galement. La source Ă©tait effrayĂ©e et ne s'est mĂȘme pas prĂ©sentĂ©e Ă un dernier rendez-vous.
AprĂšs que la source de Maurizi a coupĂ© les liens, la journaliste a commencĂ© Ă rechercher les meilleurs moyens de protĂ©ger une source. Ătant donnĂ© sa formation en mathĂ©matiques, elle s'est particuliĂšrement intĂ©ressĂ©e au cryptage. Un expert en la matiĂšre lui a parlĂ© d'un nouveau mĂ©dia, WikiLeaks. "Tu devrais jeter un coup d'Ćil Ă ces fous", lui a-t-il dit.
Aujourd'hui, de nombreux grands mĂ©dias utilisent le cryptage pour permettre aux sources de soumettre des informations de maniĂšre anonyme. Mais lorsque WikiLeaks a Ă©tĂ© lancĂ©e en 2007, personne d'autre ne le faisait. WikiLeaks n'Ă©tait pas seulement douĂ©e sur le plan technologique, elle Ă©tait audacieuse. Fin 2007, le site a publiĂ© les procĂ©dures opĂ©rationnelles du camp de prisonniers amĂ©ricain de Guantanamo Bay, Ă Cuba, qui dĂ©crivaient la torture psychologique et les mĂ©thodes utilisĂ©es pour empĂȘcher certains prisonniers de communiquer avec la Croix-Rouge. L'Union amĂ©ricaine pour les libertĂ©s civiles (ACLU) avait tentĂ© de dĂ©couvrir ces mĂȘmes informations par le biais d'une demande au titre de la loi sur la libertĂ© d'information (FOIA), mais elle a Ă©tĂ© bloquĂ©e. Le Pentagone a exigĂ© que WikiLeaks retire les documents, ce que WikiLeaks a refusĂ©.
Quelques mois plus tard, WikiLeaks a publié les secrets de la banque suisse Julius Baer. La banque a mis en place une stratégie juridique agressive pour supprimer les informations de l'internet, et un juge américain a ordonné la fermeture du site web de WikiLeaks. Mais WikiLeaks a mis en place des miroirs du site contenant le savoir interdit. Les défenseurs traditionnels des libertés civiles, tels que l'ACLU et l'Electronic Frontier Foundation (EFF), se sont portés au secours de l'entreprise numérique, arguant que le premier amendement protégeait ses activités. En fin de compte, le Premier amendement a sauvé la mise. Mais Julius Baer ne serait que le premier d'une longue série d'acteurs puissants qui chercheraient à détruire WikiLeaks à tout prix.
Ă une Ă©poque oĂč beaucoup d'entre nous Ă©taient sceptiques quant Ă la capacitĂ© des mĂ©dias d'entreprise Ă dĂ©fier un pouvoir bien Ă©tabli, le dĂ©fi lancĂ© par WikiLeaks aux puissants acteurs Ă©tatiques et commerciaux Ă©tait une source d'inspiration.
Maurizi commence son livre magistral Secret Power : WikiLeaks and Its Enemies en racontant ces Ă©pisodes, capturant l'immense excitation et le potentiel qui accompagnaient WikiLeaks lorsqu'elle publiait ce que personne d'autre n'osait faire. Ă une Ă©poque oĂč beaucoup Ă©taient sceptiques quant Ă la capacitĂ© des mĂ©dias d'entreprise Ă dĂ©fier un pouvoir bien Ă©tabli, le dĂ©fi lancĂ© par WikiLeaks Ă de puissantes entreprises et Ă de puissants acteurs Ă©tatiques Ă©tait une source d'inspiration, surtout Ă une Ă©poque oĂč le potentiel dĂ©mocratisant et libĂ©rateur d'Internet dominait la conversation, plutĂŽt que son impact dĂ©lĂ©tĂšre sur la dĂ©mocratie et la psychĂ© humaine, comme c'est le cas aujourd'hui.
Maurizi a trĂšs probablement produit la version dĂ©finitive de l'histoire de WikiLeaks, et c'est un livre passionnant par-dessus le marchĂ©. Mais ce livre n'est pas seulement une histoire de la guerre de WikiLeaks contre le pouvoir secret et de la guerre ultĂ©rieure du pouvoir secret contre WikiLeaks. Mme Maurizi a Ă©tĂ© le partenaire mĂ©diatique de presque toutes les rĂ©vĂ©lations de WikiLeaks. (Elle Ă©tait Ă©galement le partenaire italien pour les rĂ©vĂ©lations de Snowden). En mĂȘlant ses propres expĂ©riences en tant que journaliste Ă l'histoire plus vaste de WikiLeaks, Maurizi dĂ©monte les fausses informations sur WikiLeaks.
Exposer les secrets du pouvoir
Maurizi cherchait WikiLeaks, mais WikiLeaks l'a trouvée. à l'été 2009, en pleine nuit, elle a été réveillée par un appel téléphonique d'une personne du site qui prétendait posséder un enregistrement audio d'un fonctionnaire italien faisant allusion à l'implication de la mafia et des services secrets dans une crise des ordures en Italie. Ils avaient besoin de son aide pour en vérifier l'authenticité. Elle avait une heure pour télécharger le fichier.
AprÚs que Maurizi ait publié une histoire basée sur des extraits de l'enregistrement pour L'Espresso, Maurizi a de nouveau cherché à communiquer avec WikiLeaks, mais a eu du mal à les contacter. Au cours de cette premiÚre période, Maurizi écrit à propos de WikiLeaks que "comme une bande de rebelles qui mÚne un raid, ils frappaient puis disparaissaient. Ils changeaient de contacts et étaient parfaitement au courant de la surveillance que les forces de police, les armées, les services secrets, utilisent contre les journalistes qu'ils perçoivent comme une menace."
Puis, de 2010 à 2011, WikiLeaks a bouleversé le monde du journalisme et des relations diplomatiques.
Un soldat de l'armĂ©e, Chelsea Manning, horrifiĂ© par l'impact de la guerre d'Irak sur les civils et les tractations corrompues en coulisses de la politique Ă©trangĂšre amĂ©ricaine, a remis Ă WikiLeaks une cache massive de secrets gouvernementaux. Parmi ceux-ci figurait la vidĂ©o choquante "Collateral Murder", qui montrait une frappe aĂ©rienne amĂ©ricaine ayant tuĂ© deux journalistes de Reuters et blessĂ© plusieurs enfants. WikiLeaks ne s'est pas contentĂ© de diffuser la vidĂ©o. Ils ont envoyĂ© Kristinn Hrafnsson, alors journaliste d'investigation Ă la tĂ©lĂ©vision publique islandaise, Ă Bagdad pour enquĂȘter, et Hrafnsson a interviewĂ© les enfants qui ont survĂ©cu Ă l'attaque. (Hrafnsson est maintenant rĂ©dacteur en chef de WikiLeaks).
WikiLeaks a Ă©galement collaborĂ© avec d'autres partenaires mĂ©diatiques, y compris un certain nombre d'anciens mĂ©dias, pour organiser la publication de dossiers secrets sur la guerre d'Afghanistan, la guerre d'Irak, le dĂ©partement d'Ătat amĂ©ricain et Guantanamo Bay.
"Meurtre collatĂ©ral" n'Ă©tait que le dĂ©but. Au cours des deux annĂ©es suivantes, WikiLeaks a Ă©galement collaborĂ© avec d'autres partenaires mĂ©diatiques, dont un certain nombre d'organisations traditionnelles, afin d'organiser la diffusion de dossiers secrets sur la guerre d'Afghanistan, la guerre d'Irak, le dĂ©partement d'Ătat amĂ©ricain et Guantanamo Bay. Wikileaks a recherchĂ© des partenaires d'Ă©dition internationaux pour rendre compte de ses rĂ©vĂ©lations fracassantes ; Maurizi Ă©tait le partenaire mĂ©diatique italien pour la publication de ces dossiers.
Les reportages de Maurizi ont rĂ©vĂ©lĂ© l'Ă©tendue de l'ingĂ©rence des Ătats-Unis dans les affaires intĂ©rieures d'autres pays. Dans les cĂąbles du dĂ©partement d'Ătat italien examinĂ©s par Maurizi, l'administration Bush exprimait son inquiĂ©tude quant Ă la douceur du centre-gauche italien. En tant que membre de l'OTAN, l'Italie s'Ă©tait engagĂ©e Ă envoyer des troupes dans la guerre de Bush en Afghanistan. Un mĂ©mo du dĂ©partement d'Ătat prĂ©vient qu'une victoire du centre-gauche "ramĂšnerait les syndicats et les "partenaires sociaux" au pouvoir avec des demandes prĂ©visibles d'augmentation des dĂ©penses sociales qui pourraient Ă©roder les engagements en matiĂšre d'affaires Ă©trangĂšres et de dĂ©fense".
Un autre mĂ©mo Ă©voquait la maniĂšre dont le gouvernement italien, sur ordre des Ătats-Unis, a "neutralisĂ©" les manifestants anti-guerre qui auraient pu perturber les transferts d'armes amĂ©ricaines sur le sol italien. Les moyens de cette neutralisation n'Ă©taient pas prĂ©cisĂ©s. Le pays d'origine de Maurizi Ă©tait une "dĂ©mocratie en laisse courte", Ă©crit-elle - une laisse tenue par les Ătats-Unis.
Mme Maurizi ne se contente pas de détailler ce qu'elle a publié, mais aussi ce qu'a été sa collaboration avec WikiLeaks. Les forces anti-WikiLeaks ont dépeint l'organisation comme ayant déversé imprudemment des informations sur Internet. Mais la description que fait Maurizi des conditions de sécurité auxquelles WikiLeaks a subordonné son accÚs donne une image différente.
Pour avoir accĂšs aux journaux de guerre afghans, Mme Maurizi a dĂ» se rendre Ă Berlin, oĂč elle a rencontrĂ© Julian Assange et Hrafnsson en pleine nuit. Assange a donnĂ© Ă Maurizi une clĂ© USB avec les fichiers pertinents. Elle Ă©tait cryptĂ©e avec un mot de passe compliquĂ©. Les fichiers ne pouvaient jamais ĂȘtre envoyĂ©s par courrier Ă©lectronique, et on ne pouvait y accĂ©der que sur un ordinateur "air-gapped" (c'est-Ă -dire non connectĂ© Ă l'internet). Il Ă©tait interdit Ă Mme Maurizi de parler des fichiers par tĂ©lĂ©phone ou par courriel. Elle ne pouvait communiquer avec WikiLeaks Ă leur sujet qu'en utilisant des dispositifs cryptĂ©s. Elle a dĂ» signer un accord de partenariat mĂ©diatique au nom du journal pour lequel elle travaillait, acceptant ces conditions.
En exposant les secrets des puissants, WikiLeaks se faisait des ennemis influents au sein du gouvernement américain et ailleurs.
L'implication de Maurizi dans WikiLeaks n'était pas sans danger. En exposant les secrets des puissants, WikiLeaks se faisait des ennemis influents au sein du gouvernement américain et ailleurs. Alors qu'elle travaillait avec WikiLeaks sur un ensemble de fichiers trÚs sensibles révélant la surveillance des dirigeants mondiaux par la National Security Agency (NSA), Mme Maurizi s'est fait voler son sac à dos. Elle attendait un train lorsqu'un inconnu le lui a arraché ; Maurizi les a poursuivis à pied mais n'a pas pu les rattraper. Le sac à dos ne contenait pas d'informations sur son travail avec WikiLeaks ou sur les révélations de Snowden (ce que le ou les voleurs ne pouvaient certainement pas savoir), mais il contenait des informations liées à ses autres activités journalistiques. Lorsqu'elle a signalé l'incident à la police, celle-ci lui a répondu qu'il s'agissait d'un "vol atypique". L'identité du voleur reste un mystÚre, car Maurizi n'a jamais retrouvé son sac.
Lorsque Mme Maurizi a travaillé sur les révélations super secrÚtes concernant les outils de piratage de la CIA, appelées Vault 7, elle n'a pris aucune note et n'a effectué aucune recherche sur Google concernant les termes mentionnés dans les fichiers, agissant par excÚs de prudence aprÚs ce qui s'est passé à la gare. Lorsque les fichiers ont finalement été rendus publics, Mike Pompeo, alors directeur de la CIA, était furieux. La CIA est entrée en guerre contre Assange - de façon incroyable, allant jusqu'à élaborer des complots pour le kidnapper ou l'assassiner.
Pour mener Ă bien ses complots, la CIA aurait demandĂ© l'aide d'une sociĂ©tĂ© de sĂ©curitĂ© espagnole, UC Global. UC Global Ă©tait censĂ©e assurer la sĂ©curitĂ© de l'ambassade d'Ăquateur, mais d'anciens employĂ©s affirment qu'ils ont travaillĂ© pour la CIA, surveillant Assange et ses visiteurs. En tant que visiteuse d'Assange, Mme Maurizi a laissĂ© ses appareils Ă©lectroniques aux agents de sĂ©curitĂ© d'UC Global. Une enquĂȘte criminelle espagnole sur les liens entre UC Global et la CIA a rĂ©vĂ©lĂ© comment les employĂ©s ont dĂ©montĂ© et photographiĂ© les appareils de Mme Maurizi pendant sa rencontre avec Assange.
Ces Ă©pisodes mettent en Ă©vidence les dangers auxquels sont confrontĂ©s les journalistes qui dĂ©fient l'Ătat de sĂ©curitĂ© nationale. Les plus grands dangers, cependant, seraient supportĂ©s directement par WikiLeaks.
L'Empire contre-attaque
En mai 2008, bien avant que WikiLeaks ne devienne un nom familier, le commandement du contre-espionnage de l'armĂ©e amĂ©ricaine a rĂ©digĂ© un document de trente-trois pages dĂ©crivant l'organisation comme une menace pour la sĂ©curitĂ© nationale des Ătats-Unis. Des Ătats comme la Russie, la Chine, la CorĂ©e du Nord et IsraĂ«l avaient bloquĂ© le site web. Se sentant menacĂ©s par les rĂ©vĂ©lations de WikiLeaks, un large Ă©ventail d'Ătats puissants ont sĂ©vi contre le site.
Les mesures ouvertement autoritaires n'Ă©taient pas le seul moyen d'attaquer l'organisation. WikiLeaks dĂ©pendait de la confiance des "initiĂ©s, faiseurs de fuites et lanceurs dâalerte", qui devaient rester anonymes. Si cette confiance pouvait ĂȘtre dĂ©truite en identifiant, exposant et poursuivant leurs sources, le puits de sources potentielles de WikiLeaks se tarirait. Deux annĂ©es complĂštes avant l'arrestation de Manning, le gouvernement amĂ©ricain avait dĂ©jĂ compris que le moyen de dĂ©truire WikiLeaks Ă©tait de cibler et de terroriser ses sources.
L'inculpation de Manning a eu lieu en 2013, pendant l'attaque sans prĂ©cĂ©dent de l'administration Obama contre les lanceurs d'alerte. L'administration de l'ancien professeur de droit constitutionnel libĂ©ral a poursuivi plus de dĂ©nonciateurs au titre de l'Espionage Act que toutes les administrations prĂ©cĂ©dentes rĂ©unies. Pourtant, mĂȘme selon les normes de cette rĂ©pression, le traitement rĂ©servĂ© Ă Manning Ă©tait d'une duretĂ© choquante.
Deux années entiÚres avant l'arrestation de Manning, le gouvernement américain avait déjà compris que le moyen de détruire WikiLeaks était de cibler et de terroriser ses sources.
La dĂ©tention provisoire de Manning constituait de la torture. Les procureurs ont cherchĂ© Ă faire condamner Manning devant un tribunal militaire non seulement pour violation de la loi sur l'espionnage, mais aussi pour aide Ă l'ennemi (notamment Al-QaĂŻda et Oussama ben Laden). Ils prĂ©voyaient de requĂ©rir la prison Ă vie si Manning Ă©tait condamnĂ© pour ce dernier chef d'accusation ; l'aide Ă l'ennemi est passible de la peine de mort, mais les procureurs n'ont pas voulu aller aussi loin. En juin 2013, Manning a Ă©tĂ© acquittĂ©e du chef d'accusation d'aide Ă l'ennemi mais condamnĂ©e au titre de la loi sur l'espionnage (elle a Ă©galement plaidĂ© coupable pour d'autres chefs d'accusation). Elle a reçu la plus longue peine de l'histoire des Ătats-Unis pour avoir donnĂ© des informations aux mĂ©dias.
Assange lui-mĂȘme a passĂ© plus de dix ans en captivitĂ©. Il a fait l'objet d'enquĂȘtes successives sur des allĂ©gations d'agression sexuelle en SuĂšde en 2010. L'agression sexuelle est un crime trĂšs grave qui reste trop souvent impuni. Mais le rapporteur spĂ©cial des Nations unies sur la torture et le groupe de travail des Nations unies sur la dĂ©tention arbitraire ont tous deux estimĂ© que la SuĂšde avait commis de graves violations des droits fondamentaux d'Assange. Le rapporteur spĂ©cial sur la torture a accusĂ© la SuĂšde de cinquante violations de la procĂ©dure rĂ©guliĂšre, y compris la "manipulation proactive des preuves". Le groupe britannique Women Against Rape a critiquĂ© l'enquĂȘte transparente et politisĂ©e de la SuĂšde sur Assange.
Aucun de ces organismes ne s'est prononcĂ© sur la culpabilitĂ© ou l'innocence d'Assange. Mais ils ont tous trouvĂ© des failles considĂ©rables dans les actions trĂšs bizarres des enquĂȘteurs.
Bien que l'enquĂȘte ait durĂ© neuf ans, Assange n'a jamais Ă©tĂ© accusĂ© d'aucun dĂ©lit. En fait, l'enquĂȘte n'a jamais dĂ©passĂ© le stade prĂ©liminaire. Assange a Ă©tĂ© interrogĂ© deux fois par des fonctionnaires suĂ©dois. La premiĂšre fois a eu lieu en SuĂšde en aoĂ»t 2010, aprĂšs qu'Assange eut prolongĂ© son sĂ©jour dans le pays afin d'ĂȘtre interrogĂ©. AprĂšs son dĂ©part du pays en septembre, la SuĂšde a demandĂ© l'extradition d'Assange pour un nouvel interrogatoire. Assange a acceptĂ© de revenir si la SuĂšde acceptait de ne pas le transfĂ©rer aux Ătats-Unis.
Une telle demande est parfaitement conforme au principe international de non-refoulement. Elle Ă©tait Ă©galement particuliĂšrement nĂ©cessaire dans ce cas. La SuĂšde avait dĂ©jĂ violĂ© le principe de non-refoulement lorsqu'elle avait remis des personnes Ă la CIA pour qu'elles soient torturĂ©es pendant les premiĂšres annĂ©es de la "guerre contre le terrorisme". Les actions de la SuĂšde, que le ComitĂ© des Nations unies contre la torture a condamnĂ©es en 2005, Ă©taient bien connues Ă l'Ă©poque. La SuĂšde a refusĂ© d'accepter de s'abstenir de remettre Assange Ă la garde des Ătats-Unis. Comme l'a commentĂ© l'ancien rapporteur spĂ©cial des Nations Unies sur la torture, Nils Melzer, dans son propre livre The Trial of Julian Assange : A Story of Persecution, "Dans le monde des relations diplomatiques, le fait que Stockholm ait refusĂ© d'Ă©mettre une garantie de non-refoulement Ă Assange a parlĂ© un langage clair et n'a laissĂ© aucune place aux malentendus." Le Royaume-Uni a ordonnĂ© l'extradition d'Assange vers la SuĂšde, prĂ©tendument pour ĂȘtre interrogĂ© dans le cadre de l'enquĂȘte prĂ©liminaire concernant les allĂ©gations d'agression sexuelle.
ParallĂšlement Ă tout cela, le gouvernement amĂ©ricain avait convoquĂ© un grand jury secret pour enquĂȘter sur WikiLeaks. Ă peu prĂšs Ă la mĂȘme Ă©poque, WikiLeaks a publiĂ© des cĂąbles divulguĂ©s par Stratfor, un prestataire privĂ© de services de renseignement ayant des liens Ă©troits avec le FBI et d'autres agences de renseignement, dans lesquels le vice-prĂ©sident de Stratfor chargĂ© de la lutte contre le terrorisme prĂ©tend qu'une source du FBI lui a parlĂ© de l'enquĂȘte sur Manning. Il affirme aussi Ă deux reprises qu'il existe un acte d'accusation secret contre Assange.
Il y a lieu de croire que le vice-prĂ©sident, qui a Ă©crit avec joie sur l'exĂ©cution de Manning et le waterboarding d'Assange Ă Guantanamo pour ĂȘtre un "pacifiste", ne faisait que fanfaronner. Mais face Ă la situation d'Assange, presque tout le monde prendrait au sĂ©rieux la menace d'extradition par les Ătats-Unis.
Un groupe de travail de l'ONU statuerait qu'en créant les circonstances qui ont piégé Assange à l'intérieur de l'ambassade, les gouvernements de la SuÚde et du Royaume-Uni l'ont détenu arbitrairement en violation du droit international.
Le gouvernement Ă©quatorien de Rafael Correa, reconnaissant la menace d'extradition vers les Ătats-Unis, a accordĂ© l'asile Ă Assange en aoĂ»t 2012. Le gouvernement britannique a refusĂ© de le reconnaĂźtre, indiquant clairement qu'il arrĂȘterait Assange Ă vue. Assange vivait maintenant Ă l'ambassade de l'Ăquateur Ă Londres en tant qu'asilĂ© politique. Le Royaume-Uni surveillait l'ambassade de Londres 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, dans l'intention d'arrĂȘter Assange si jamais il en sortait. Un groupe de travail des Nations Unies statuerait qu'en crĂ©ant les circonstances qui ont piĂ©gĂ© Assange Ă l'intĂ©rieur de l'ambassade, les gouvernements suĂ©dois et britannique l'ont dĂ©tenu arbitrairement en violation du droit international.
La lutte d'Assange contre l'extradition
Comme beaucoup de ceux qui suivaient WikiLeaks à l'époque, Mme Maurizi avait du mal à comprendre ce qui se passait. Lorsqu'elle avait rencontré Assange à Berlin, c'était peu aprÚs les premiÚres allégations d'agression. Assange était venu directement de SuÚde. Troublée par ces circonstances inhabituelles, Mme Maurizi s'est engagée dans ce qu'elle a appelé une "guerre de tranchées" pour découvrir la vérité sur ces circonstances en déposant des demandes de documents publics dans plusieurs pays. Nombre des documents qu'elle a obtenus ont été cités par le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture dans son propre travail. La plupart des documents relatifs à cette extradition trÚs médiatisée, créés par le Crown Prosecution Service britannique (alors dirigé par Keir Starmer), ont été détruits.
Ce que Maurizi a découvert, c'est que, trÚs tÎt, le gouvernement suédois a envisagé de retirer la demande d'extradition, et que le Royaume-Uni lui a dit : "N'ayez pas peur de vous dégonfler". Le gouvernement britannique s'efforçait de faire durer le processus autant que possible.
Assange a Ă©galement acceptĂ© une entrevue avec les procureurs suĂ©dois Ă l'intĂ©rieur de l'ambassade. Un tel geste aurait pu rĂ©soudre l'impasse. MĂȘme si le gouvernement britannique dĂ©pensait des millions de livres pour assiĂ©ger virtuellement l'ambassade, il a dĂ©couragĂ© les procureurs suĂ©dois d'accepter l'offre d'Assange. Encore une fois, les procureurs britanniques faisaient pression pour maintenir la demande d'extradition en vie. Lorsque les procureurs suĂ©dois ont finalement interrogĂ© Assange Ă l'ambassade, ils ont clos l'enquĂȘte prĂ©liminaire une deuxiĂšme fois.
Sans demande d'extradition, Assange aurait dĂ» pouvoir sortir en homme libre. Pourtant, les Britanniques n'en avaient pas encore fini avec Assange. Ils ont portĂ© leurs propres accusations contre Assange pour avoir sautĂ© une caution. En demandant et en recevant l'asile politique de l'Ăquateur, au lieu de se laisser extrader vers un pays qui refusait de le livrer aux Ătats-Unis, Assange s'Ă©tait soustrait Ă sa libertĂ© sous caution. Bien que le non-respect de la libertĂ© sous caution soit une infraction mineure, les Britanniques ont continuĂ© Ă consacrer des millions de livres sterling Ă la surveillance de l'ambassade dans le but d'arrĂȘter Assange s'il en sortait. (Des annĂ©es plus tard, une enquĂȘte de Yahoo News rĂ©vĂ©lera que l'accusation de saut de caution a Ă©tĂ© imaginĂ©e par des "fonctionnaires de la Maison-Blanche". Une telle arrestation pour une accusation mineure au Royaume-Uni donnerait aux Ătats-Unis le temps de dĂ©poser leurs propres accusations si Assange quittait l'ambassade).
Les descriptions de Maurizi de l'isolement croissant d'Assange et de la détérioration de sa santé physique sont déchirantes.
Maurizi a continuĂ© Ă rendre visite Ă Assange pendant son sĂ©jour Ă l'ambassade d'Ăquateur. Ses descriptions de l'Ă©tat d'isolement croissant et de la dĂ©tĂ©rioration de la santĂ© physique d'Assange sont dĂ©chirantes. Assange ne pouvait pas sortir au soleil, Ă©tant enfermĂ© Ă l'intĂ©rieur. Maurizi a donc apportĂ© Ă Assange un masque vĂ©nitien du soleil, fabriquĂ© par la mĂȘme boutique qui a produit les masques du film Eyes Wide Shut.
Ă un autre moment, Maurizi dĂ©crit sa derniĂšre visite avec Assange. AprĂšs l'avoir rencontrĂ©, elle a envoyĂ© un message Ă ses rĂ©dacteurs en chef : "Julian Assange se meurt lentement, et ce n'est pas exagĂ©rĂ©." La guerre contre WikiLeaks n'est pas seulement une histoire de libertĂ© de la presse dans l'abstrait ; c'est aussi une tragĂ©die humaine. Ătant donnĂ© que la plupart des reprĂ©sentations publiques d'Assange l'ont privĂ© de tout semblant d'humanitĂ©, il est facile de l'oublier. Mais les rĂ©cits de premiĂšre main de Maurizi rĂ©tablissent la profondeur humaine de son histoire.
Les tentatives amĂ©ricaines d'obtenir Assange ont Ă©tĂ© facilitĂ©es par le fait que l'Ăquateur a Ă©lu un nouveau gouvernement qui s'est rapprochĂ© des Ătats-Unis. AprĂšs avoir reçu un prĂȘt du Fonds monĂ©taire international (FMI) de 4,2 milliards de dollars, le nouveau gouvernement a permis Ă la police britannique d'entrer dans son ambassade et d'arrĂȘter Assange pour avoir sautĂ© une caution. (De nombreuses personnes, dont l'ancien ministre Ă©quatorien des Affaires Ă©trangĂšres Guillaume Long, ont Ă©mis l'hypothĂšse que la remise d'Assange par l'Ăquateur Ă©tait liĂ©e au prĂȘt du FMI). Les Ătats-Unis ont ensuite fait de mĂȘme en dĂ©voilant un acte d'accusation pour conspiration en vue de commettre une intrusion dans un ordinateur. Quelques mois plus tard, les Ătats-Unis ont dĂ©posĂ© un deuxiĂšme acte d'accusation, portant dix-sept chefs d'accusation contre Assange en vertu de la loi sur l'espionnage.
Les Ătats-Unis Ă©taient sur le point de mettre enfin la main sur Assange et de le poursuivre pour avoir dĂ©noncĂ© leurs crimes de guerre.
"La bataille contre le pouvoir secret peut ĂȘtre gagnĂ©e"
Assange reste confinĂ© dans une aile mĂ©dicale spĂ©ciale de la prison de Sa MajestĂ© Belmarsh, une prison particuliĂšrement dure, connue pour son rĂŽle dans la "guerre contre le terrorisme". Assange attend son extradition vers les Ătats-Unis, oĂč le fondateur de WikiLeaks a la distinction peu enviable d'ĂȘtre le premier Ă©diteur d'informations vĂ©ridiques inculpĂ© en vertu de l'Espionage Act.
Et ce n'est pas seulement le ministÚre public qui exerce cette répression musclée. Presque toutes les agences à trois lettres - CIA, NSA, FBI - ont été enrÎlées dans une sale guerre contre WikiLeaks. Des experts de l'ONU ont constaté qu'Assange a été victime de détention arbitraire et de torture psychologique.
Mais l'histoire d'Assange n'est pas qu'une histoire de persĂ©cution. Assange a contribuĂ© Ă la crĂ©ation de WikiLeaks, l'un des projets journalistiques les plus audacieux de ce siĂšcle. WikiLeaks a rĂ©vĂ©lĂ© quelques-uns des plus grands scoops du XXIe siĂšcle, en publiant des preuves de premiĂšre main de crimes d'Ătat, d'affaires politiques louches, d'accords commerciaux secrets et de malversations d'entreprises.
"WikiLeaks a montrĂ© que la bataille contre le pouvoir secret peut ĂȘtre gagnĂ©e", Ă©crit Maurizi. "Tant que WikiLeaks existera et sera opĂ©rationnel, ce pouvoir le percevra comme une menace critique."
* Chip Gibbons est directeur politique de Defending Rights & Dissent. Il a animĂ© le podcast Still Spying, qui explore l'histoire de la surveillance politique du FBI. Il travaille actuellement Ă la rĂ©daction d'un livre sur l'histoire du FBI, qui explore la relation entre la surveillance politique intĂ©rieure et l'Ă©mergence de l'Ătat de sĂ©curitĂ© nationale amĂ©ricain.