👁🗨 Choisir l’espoir
Je choisis l'espoir pour me guérir, et je choisis l'espoir parce que c'est ce dont ma famille a besoin, c'est ce dont mon peuple a besoin, et c'est ce que mon père aurait fait.
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👁🗨 Choisir l’espoir
Par Lina Hamdona* pour The Electronic Intifada, le 19 décembre 2024
En avril, alors qu’un soleil printanier répandait ses rayons dorés sur les champs ravagés par la guerre et les quartiers dévastés de Gaza, ma famille a dû prendre de graves décisions.
Mon père souffrait d'un problème cardiaque chronique, et son état s'était aggravé au cours des six mois de génocide auxquels nous avions survécu.
Par l'intermédiaire du ministère de la Santé et avec l'aide d'organisations internationales, nous avions obtenu une autorisation de transfert en Égypte pour qu'il y soit soigné.
Cette autorisation était prévue pour le 16 mai.
Nous avions également acheté des permis de voyage (très chers) auprès d'un courtier égyptien pour que ma mère et ma sœur puissent partir en éclaireur afin de trouver un endroit où pouvoir loger tout le monde.
C'est ainsi que fin avril, la veille du départ de ma mère et de ma sœur, nous nous sommes tous retrouvés dans la cour de notre maison à Deir al-Balah, au centre de la bande de Gaza.
Ces moments allaient être nos derniers ensemble.
Nous avons évoqué beaucoup de choses, ce soir-là. Nous avons parlé de nos rêves d'avenir. De notre situation. Nous nous demandions si nous allions survivre, ou mourir de faim. Nous nous demandions si nous pourrions un jour reprendre une vie normale.
En fin de soirée, mon père, qui souffrait beaucoup, nous a souri avant de se coucher. “La patience”, a-t-il dit, “est la clé de la délivrance”.
Des projets contrariés
Le 30 avril, ma mère et ma sœur sont parties en Égypte.
Le 6 mai, l'armée israélienne a commencé son offensive sur Rafah, contrôlant le checkpoint de Rafah vers l'Égypte le 7 mai.
Nos projets ont été contrecarrés par le génocide d'Israël. Mon père et moi étions coincés, mais pas chez nous : avec l'intensité des bombardements dans notre secteur, nous avons été contraints, trois jours après le départ de ma mère et de ma sœur, de quitter la maison pour nous réfugier sous une tente dans un abri des environs.
Nous nous sommes finalement retrouvés à al-Mawasi, dans l'ouest, où des organisations humanitaires nous ont aidés à monter une petite tente sur le sable. Nous n'avions plus aucun confort. Nous n'avions même pas de vêtements de rechange.
Puis les bombardements se sont intensifiés. Une nuit, fin mai ou début juin, les bombent sont tombées si près que j'ai senti la terre trembler sous mes pieds.
J'ai également réalisé que je n'avais personne vers qui me tourner. Au fil des semaines, j'ai cherché de l'aide auprès de parents et d'amis pour des choses toutes simples, comme aider à porter un matelas, mais je n'ai trouvé personne.
J'en ai conclu qu'en temps de guerre, les proches ne l'étaient pas tant que ça. Et quelles sont les amitiés envisageables aujourd'hui ?
Je regardais mon père. Il essayait d'être fort, mais il souffrait. Il avait peur, et moi aussi. Comment pouvais-je fuir la région avec lui si besoin ?
Les insectes dans le sable perturbaient son sommeil. Il supportait en silence cette nuisance, et essayait de me rassurer. Mais il avait lui aussi besoin de réconfort.
J'ai senti comme du feu dans ma poitrine. Je ne ressentais que colère, impuissance et désespoir.
Le deuil
Nous n'étions cependant pas les seuls à souffrir. En voyant ce à quoi d'autres étaient confrontés, que certains avaient aussi tout perdu, avaient peur de mourir de faim, je me suis dit que j'avais peut-être été dure avec mes parents et mes amis.
Nous vivons tous la même épreuve. Et nous sommes tous accablés, tentant juste de survivre.
Nous avons essayé de trouver un peu d'espoir au milieu de ce chaos. Nous nous réunissions autour d'un petit feu, mon père, moi-même et des gens de notre entourage. Nous nous racontions de vieilles histoires. Nous arrivions même à rire dans notre souffrance.
Les jours se sont mués en semaines. La violence génocidaire d'Israël n'a fait que s'intensifier. Notre détermination à survivre n'a fait que grandir.
Je suivais mes études de pharmacie à l'université d'Al-Azhar. Les cours ont été interrompus - en fait, l'université elle-même a été bombardée dès le 11 octobre 2023 et plusieurs fois depuis - mais des cours magistraux étaient disponibles en ligne.
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Mais cela supposait que je quitte al-Mawasi et mon père pour trouver des connexions internet pour télécharger les cours et rendre mes devoirs.
En août, l'état de santé de mon père s'est aggravé. Il mangeait et buvait à peine. J'entendais à peine sa voix, tant elle était devenue faible.
Mais j'avais aussi des examens à passer, et le 23 août, un cousin était resté avec mon père pendant que j'allais réviser.
Il est mort ce jour-là. Après tout ce que nous avions vécu, lui et moi, pendant les mois qui ont suivi le départ de ma mère et de ma sœur, je n'ai même pas été là pour ses derniers instants.
Ce soir-là, j'étais assise, seule, dans une petite tente sur un banc de sable, à l'extrême ouest de Gaza. Mon cœur était brisé et mes larmes ruisselaient comme la pluie. Comment vivre dans un monde privé de son rire ? Comment continuer à vivre sans sa voix, si forte et si intense, qui emplissait notre maison ?
Je ne savais pas comment annoncer la mort de mon père à ma mère, mais j'ai fini par rassembler le peu de force qu'il me restait pour le lui dire.
Son chagrin était au-delà de ce que je peux exprimer par des mots.
L'espoir
J'ai réussi mes examens.
Je suis toujours à al-Mawasi, dans une petite tente sur un talus sablonneux.
Je suis toujours seule.
La solitude m’a portée vers l'écriture, et je tiens un journal dans lequel je note mes ressentis et mes pensées.
L'écriture m'apporte un peu de réconfort.
Depuis l'Égypte, ma mère m'a dit qu'elle et ma sœur ont enfin trouvé un endroit où vivre. Cela m'a remplie de joie, mais aussi d'inquiétude. Si je les rejoins, pourrai-je revenir un jour ? Est-ce que je peux même quitter cet endroit, ma patrie, où vivent tous les souvenirs de mon père ?
Mais le checkpoint de Rafah est toujours bouclé. Je n'ai donc pas à choisir.
Si, il me reste à choisir entre le chagrin et l'espoir.
Ce qu'on ne vous dit jamais à propos d'un génocide, c'est qu'en dépit du poids de la perte et de la dévastation, en dépit de la souffrance oppressante omniprésente et visible par tous, en dépit de la faim, de la peur, la vie continue, encore et toujours.
La vie continue, et il faut choisir la façon de la vivre. Et mon père nous a toujours appris à être forts, à ne pas avoir peur de relever les défis.
J'opte donc pour l'espoir. Je choisis l'espoir pour me guérir, et je choisis l'espoir parce que c'est ce dont ma famille a besoin, c'est ce dont mon peuple a besoin, et c'est ce que mon père aurait fait.
Mon père s'appelait Munther Hamdouna. Il était tailleur. Je suis sûre qu'il nous regarde de loin, et qu’il sera toujours présent sur ma route
* Lina Hamdouna est écrivain et étudiante en pharmacie à Gaza.
Au terme de toutes les souffrances endurées, espoir et désespoir se confondent et constituent l’ultime outil de survie animale sur le fil ténu qui sépare ces âmes tourmentées du gouffre de la folie…