👁🗨 Chris Hedges : Écrire sur la guerre, et vivre en enfer.
Chaque empire affirme qu'il n'est pas comme les autres, qu'il a pour mission d'éclairer, de civiliser, d'apporter l'ordre et la démocratie, et qu'il n'a recours à la la force qu'en dernier recours.
👁🗨 Chris Hedges : Écrire sur la guerre, et vivre en enfer.
📰 Par Chris Hedges / TomDispatch, le 25 octobre 2022
Chris Hedges réfléchit de manière très personnelle sur deux décennies comme correspondant de guerre.
Au début de ce siècle, j'écrivais War Is a Force That Gives Us Meaning, mes réflexions sur deux décennies en tant que correspondant de guerre, dont 15 pour le New York Times, en Amérique centrale, au Moyen-Orient, en Afrique, en Bosnie et au Kosovo. Je travaillais dans un petit studio chichement meublé sur la First Avenue à New York. La pièce était équipée d'un bureau, d'une chaise, d'un futon et de quelques étagères - pas assez pour abriter ma vaste bibliothèque, de sorte que des piles de livres s'empilaient contre le mur. L'unique fenêtre donnait sur une ruelle.
Le concierge, qui vivait dans l'appartement du premier, fumait des quantités prodigieuses d'herbe, dégageant une forte odeur flotter dans le hall. Lorsqu'il a appris que j'écrivais un livre, il a suggéré de me relater son heure de gloire pendant les six jours d'affrontements connus sous le nom de Stonewall Riots, déclenchés par une descente de police en 1969 au Stonewall Inn, un club gay de Greenwich Village. Il a affirmé avoir jeté une poubelle à travers le pare-brise d'une voiture de police.
Cette vie solitaire était entrecoupée de visites périodiques à une modeste et ancienne librairie du quartier qui possédait un exemplaire de l'Encyclopedia Britannica de 1910-1911, la dernière édition publiée pour les universitaires. Je n'avais pas les moyens de me l'offrir, mais le propriétaire m'a généreusement laissé lire des articles de ces 29 volumes écrits par des gens comme Algernon Charles Swinburne, John Muir, T.H. Huxley et Bertrand Russell. L'introduction à Catulle, dont je pouvais réciter de mémoire plusieurs poèmes en latin, se lisait ainsi: "Le plus grand poète lyrique de Rome." J'aimais la certitude de ce jugement - un jugement que les universitaires d'aujourd'hui ne formuleraient pas, j'imagine, et imprimeraient encore moins.
Il y eut des jours où je n'arrivais pas à écrire. Je restais assis, désespéré, submergé par l'émotion, incapable de faire face au sentiment de perte, de douleur et aux centaines d'images violentes qui me hantaient. Écrire sur la guerre n'était pas cathartique. C'était douloureux. J'ai été obligé de déballer des souvenirs soigneusement enfouis dans le coton de l'oubli. L'avance sur le livre était modeste : 25 000 dollars. Ni l'éditeur ni moi ne nous attendions à ce que beaucoup de gens le lisent, surtout avec un titre aussi peu engageant. J'ai écrit par sens de l'obligation, parce que je croyais que, du fait de mon profond ressenti de la culture de la guerre, je me devais de l'écrire. Mais j'ai juré, une fois cette tâche accomplie, de ne plus jamais déterrer volontairement cette mémoire.
À la surprise de l'éditeur, le livre a fait un tabac. Des centaines de milliers d'exemplaires ont finalement été vendus. Les grands éditeurs, des dollars plein les yeux, m'ont fait des offres substantielles pour un autre livre sur la guerre. Mais j'ai refusé. Je ne voulais ni délayer ce que j'avais écrit ni revivre une telle expérience. Je ne voulais pas être ghettoïsé en écrivant sur la guerre pour le restant de mes jours. J'en avais assez. À ce jour, je suis toujours incapable de le relire.
▪️ La plaie béante de la guerre
Pourtant, il n'est pas vrai que j'ai fui la guerre. J'ai fui mes guerres, mais j'ai continué à écrire sur les guerres des autres. Je sais les blessures et les cicatrices. Je sais ce qui reste souvent enfoui. Je connais l'angoisse et la culpabilité. C'est étrangement réconfortant de côtoyer d'autres personnes mutilées par la guerre. Nous n'avons pas besoin de mots pour communiquer. Le silence se suffit à lui-même.
Je voulais sensibiliser les adolescents, qui sont la chair à canon des guerres, et la cible des recruteurs. Je me doutais que peu d'entre eux liraient War Is a Force That Gives Us Meaning. Je me suis lancé dans un texte qui poserait les questions les plus fondamentales sur la guerre, puis y répondrait, en m'appuyant sur des études militaires, médicales, tactiques et psychologiques du combat. Je suis parti du principe que les questions les plus simples et les plus évidentes trouvent rarement une réponse, comme par exemple: Que devient mon corps si je suis tué ?
J'ai fait appel à une équipe de chercheurs, pour la plupart des étudiants diplômés de l'école de journalisme de l'université Columbia, et, en 2003, nous avons publié un livre de poche bon marché - j'ai fait baisser le prix à 11 dollars en renonçant à tout futur droit d'auteur - intitulé What Every Person Should Know About War.
J'ai travaillé en étroite collaboration sur ce livre avec Jack Wheeler, diplômé de West Point en 1966, qui a ensuite servi au Vietnam, où 30 membres de sa promotion ont été tués. (The Long Gray Line de Rick Atkinson : The American Journey of West Point's Class of 1966 de Rick Atkinson est l'histoire de la promotion de Jack). Après avoir quitté l'armée, Jack a étudié le droit à Yale, et est devenu l'assistant des présidents Ronald Reagan, George H.W. Bush et George W. Bush, tout en assurant la présidence du projet de construction du mémorial des vétérans du Viêt Nam à Washington.
Il a lutté contre ce qu'il a appelé "la paie ouverte du Vietnam", et une grave dépression. Il a été vu pour la dernière fois le 30 décembre 2010, désorienté et errant dans les rues de Wilmington, dans le Delaware. Le lendemain, son corps a été découvert alors qu'il était déversé d'un camion à ordures dans la décharge de Cherry Island. Le bureau du médecin légiste de l'État du Delaware a déclaré que la cause du décès était une agression et un "traumatisme par objet contondant". La police a déclaré que sa mort était un homicide, un meurtre à jamais irrésolu. Il a été enterré au cimetière national d'Arlington avec tous les honneurs militaires.
L'idée de ce livre est née du travail de Harold Roland Shapiro, un avocat new-yorkais qui, alors qu'il représentait un ancien combattant handicapé pendant la Première Guerre mondiale, a enquêté sur ce conflit, découvrant une énorme disparité entre sa réalité et la perception qu'en avait le public. Son livre était cependant difficile à trouver. J'ai dû m'en procurer un exemplaire auprès de la Bibliothèque du Congrès. Les descriptions médicales des blessures, écrivait Shapiro, rendaient "tout ce que j'avais lu et entendu auparavant comme relevant soit de la fiction, de la réminiscence isolée, d’une généralisation très floue, ou de la propagande délibérée". Il publie son livre, What Every Young Man Should Know About War, en 1937. Craignant qu'il ne nuise au recrutement, il accepte de le retirer de la circulation au début de la Seconde Guerre mondiale. Il n'a jamais été réimprimé.
L'armée est remarquablement douée pour s'étudier elle-même (bien que de telles études ne soient pas faciles à obtenir). Elle sait comment utiliser le concept de conditionnement opérant - les mêmes techniques que celles utilisées pour dresser un chien - pour transformer de jeunes hommes et femmes en tueurs efficaces. Elle recourt habilement aux techniques scientifiques, technologiques et psychologiques pour renforcer la force létale des unités de combat. Elle sait aussi comment vendre la guerre comme une aventure, un vrai guide vers la virilité, la camaraderie et la maturité.
L'indifférence cynique à l'égard de la vie, y compris la vie de nos soldats, marins, aviateurs et marines, crève les pages des documents officiels. Par exemple, la réponse à la question "Que se passera-t-il si je suis exposé à des radiations nucléaires sans mourir immédiatement ?" se trouvait dans un passage du Textbook of Military Medicine du bureau du Surgeon General, qui se lit en partie comme suit :
Les soldats mortellement irradiés doivent recevoir tous les traitements palliatifs possibles, y compris des narcotiques, pour prolonger leur autonomie en soulageant leur détresse physique et psychologique. En fonction de la quantité d'irradiation létale, ces soldats peuvent avoir plusieurs semaines à vivre et à consacrer à la cause. Les commandants et le personnel médical doivent être familiarisés avec l'estimation du temps de survie en fonction des premiers vomissements. Les médecins doivent être prêts à administrer des médicaments pour soulager la diarrhée et prévenir les infections et autres séquelles de l'irradiation, pour permettre au soldat de servir aussi longtemps que possible. Le soldat doit être autorisé à apporter sa pleine contribution à l'effort de guerre. Il aura déjà fait le sacrifice ultime. Il mérite une chance de riposte, et ce, en éprouvant le moins d'inconfort possible.
Notre livre, comme je l'espérais, s'est retrouvé sur les tables anti-recrutement des Quakers dans les écoles secondaires.
▪️ "Je suis écœuré"
J'étais écœuré par la couverture simpliste et souvent mensongère de notre guerre post-11 septembre en Irak, un pays que j'avais couvert en tant que chef du bureau du Moyen-Orient pour le New York Times. En 2007, j'ai travaillé avec la journaliste Laila Al-Arian sur un long article d'investigation dans le Nation, "The Other War : Iraq Veterans Bear Witness", qui a fini par faire l'objet en version étoffée d'un autre livre sur la guerre, Collateral Damage : America's War Against Iraqi Civilians.
Nous avons passé des centaines d'heures à interroger 50 anciens combattants américains d'Irak sur les atrocités dont ils avaient été témoins ou auxquelles ils avaient participé. Il s'agissait d'un réquisitoire accablant contre l'occupation américaine, avec des récits de raids domiciliaires terrorisants et abusifs, de tirs de suppression féroces régulièrement effectués dans des zones civiles pour protéger les convois américains, de tirs aveugles de la part des patrouilles, du large rayon d'action des bombardements et des frappes aériennes dans les zones peuplées, et du massacre de familles entières qui s'approchaient trop près ou trop rapidement des postes de contrôle militaires. Ces reportages ont fait les gros titres des journaux européens, mais ont été largement ignorés aux États-Unis, où la presse n'était généralement pas disposée à s'opposer au discours rassurant sur la "libération" du peuple irakien.
Pour l'épigraphe du livre, nous avons utilisé une lettre d'adieu laissée le 4 juin 2005 par le colonel Theodore "Ted" Westhusing à ses commandants en Irak. Westhusing (dont on m'a dit plus tard qu'il avait lu et recommandé War is a Force That Gives Us Meaning) était le capitaine major de sa promotion de 1983 à West Point. Il s'est tiré une balle dans la tête avec son revolver de service Beretta de 9 mm. Sa lettre de suicide - que l'on peut considérer comme une épitaphe pour la guerre mondiale contre le terrorisme - dit en partie ceci:
Merci pour m'avoir annoncé que c'était une bonne journée jusqu'à ce que je vous le dise - [Nom expurgé] - Vous ne vous intéressez qu'à votre carrière et ne procurez aucun soutien à vos effectifs - aucun soutien msn [mission], et vous vous en moquez. Je ne peux soutenir une entreprise qui engendre corruption, violations des droits de l'homme et mensonges. Je me sens sali - c'est fini. Je ne me suis pas porté volontaire pour soutenir des entreprises corrompues et assoiffées d'argent, ni pour servir des officiers uniquement centrés sur eux-mêmes. Je suis venu pour servir dans l'honneur, et je me sens déshonoré.
La guerre en Ukraine a ravivé la bile familière, le dégoût de ceux qui ne participent pas à la guerre, et se délectent pourtant du pouvoir destructeur et dément de la violence. Une fois de plus, en regardant de loin le monde binaire enfantin du bien et du mal, la guerre se métamorphose en spectacle de moralité accaparant l'imagination populaire. Après notre humiliante défaite en Afghanistan et les débâcles de l'Irak, la Libye, la Somalie, la Syrie et le Yémen, voici un conflit qui pouvait être vendu au public comme redoreur de vertu américaine. Le président russe Vladimir Poutine, comme l'autocrate irakien Saddam Hussein, est instantanément devenu le nouvel Hitler. L'Ukraine, que la plupart des Américains n'auraient sans doute pas su trouver sur une carte, était soudain la ligne de front de l'éternel combat pour la démocratie et la liberté.
Et la célébration orgiaque de la violence a repris de plus belle.
▪️ Les fantômes de la guerre
Il est impossible, en vertu du droit international, de défendre la guerre de la Russie en Ukraine, comme il est impossible de défendre notre invasion de l'Irak. La guerre préventive est un crime de guerre, une guerre d'agression criminelle. Pourtant, il était hors de question de replacer l'invasion de l'Ukraine dans son contexte. Il était interdit d'expliquer - comme l'avaient fait les spécialistes soviétiques (dont le célèbre diplomate de la guerre froide George F. Kennan) - que l'expansion de l'OTAN en Europe centrale et orientale était une provocation pour la Russie. Kennan l'avait qualifiée d'"erreur la plus funeste de la politique américaine de toute l'ère de l'après-guerre froide", qui allait "orienter la politique étrangère russe dans une direction qui n'était décidément pas à notre goût".
En 1989, je couvrais les révolutions en Allemagne de l'Est, en Tchécoslovaquie et en Roumanie qui présageaient l'effondrement prochain de l'Union soviétique. J'étais parfaitement conscient de la "cascade de promesses" données à Moscou que l'OTAN, fondée en 1949 pour empêcher l'expansion soviétique en Europe centrale et orientale, ne s'étendrait pas au-delà des frontières d'une Allemagne unifiée. En fait, avec la fin de la guerre froide, l'OTAN aurait dû devenir obsolète.
Je pensais naïvement que les "dividendes de la paix" promis se concrétiseraient, surtout avec le dernier dirigeant soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, qui cherchait à former des alliances sécuritaires et économiques avec l'Occident. Au cours des premières années de a présidence de Vladimir Poutine, la Russie a même prêté main forte à l'armée américaine dans sa guerre contre le terrorisme, y voyant la lutte de la Russie pour contenir les extrémistes islamiques nés de ses guerres en Tchétchénie. Il a fourni un soutien logistique et des voies de réapprovisionnement aux forces américaines combattant en Afghanistan. Mais les proxénètes de la guerre n'en voulaient pas. Washington allait faire de la Russie l'ennemi, avec ou sans la coopération de Moscou.
La toute nouvelle croisade sainte entre anges et démons était lancée.
La guerre répand le poison du nationalisme, et avec lui les fléaux de l'auto-exaltation et du sectarisme. Elle crée un sentiment illusoire d'unité et de finalité. Les pom-pom girls sans vergogne qui nous ont vendu la guerre en Irak sont à nouveau sur les ondes à faire résonner les tambours de guerre pour l'Ukraine. Comme Edward Said l'a écrit un jour à propos de ces courtisans du pouvoir:
Chaque empire, dans son récit officiel, affirme qu'il n'est pas comme les autres, que son contexte est spécifique, qu'il a pour mission d'éclairer, de civiliser, d'apporter l'ordre et la démocratie, et qu'il n'a recours à la la force qu'en dernier recours. Et, ce qui est encore plus navrant, il y a toujours un chœur d'intellectuels bien disposés pour prodiguer des paroles apaisantes sur les empires inoffensifs ou altruistes, comme si on ne pouvait pas nous se fier à ce que nos propres yeux peuvent voir de la destruction, de la misère et de la mort engendrée par la dernière mission civilisatrice.
J'ai été replongé dans le marasme. Je me suis retrouvé à écrire, pour Scheerpost et mon site Substack, des chroniques condamnant le sang répandu par l'Ukraine. Fournir plus de 50 milliards de dollars en armes et en aide à l'Ukraine signifie non seulement que le gouvernement ukrainien n'est pas incité à négocier, mais également qu'il condamne des centaines de milliers d'innocents à souffrir, et à mourir. Pour la première fois de ma vie, je suis tombé d'accord avec Henry Kissinger, qui lui, au moins, sait ce qu'est la realpolitik, y compris le danger de pousser la Russie et la Chine à faire alliance contre les États-Unis, en provoquant un immense potentiel nucléaire.
Greg Ruggiero, qui dirige City Lights Publishers, m'a incité à écrire un livre sur ce nouveau conflit. Au début, j'ai refusé, ne voulant pas ressusciter les fantômes de la guerre. Mais en repensant à mes chroniques, articles et conférences depuis la publication de War is a Force That Gives Us Meaning en 2002, j'ai été surpris de voir à quel point je suis encore et toujours revenu sur le thème de la guerre.
J'ai rarement écrit sur moi-même ou sur mes expériences. J'ai plutôt écouté les gens rejetés comme des détritus de la guerre, les personnes physiquement et psychologiquement mutilées comme Tomas Young, un tétraplégique blessé en Irak, à qui j'ai rendu visite récemment à Kansas City après qu'il ait déclaré qu'il était prêt à débrancher son tube d'alimentation et à mourir.
Il était logique de rassembler ces fragments pour dénoncer la nouvelle ivresse du massacre industriel. J'ai condensé les chapitres jusqu'à ne conserver que l'essence de la guerre, avec des parties intitulées "L'acte de tuer", "Les cadavres" ou "Quand les corps rentrent à la maison".
The Greatest Evil Is War vient d'être publié par Seven Stories Press.
Ce sera, je l'espère, ma dernière incursion sur le sujet.
* Chris Hedges est un journaliste lauréat du prix Pulitzer qui a été correspondant à l'étranger pendant quinze ans pour le New York Times, où il a occupé les postes de chef du bureau du Moyen-Orient et du bureau des Balkans. Il a auparavant travaillé à l'étranger pour le Dallas Morning News, le Christian Science Monitor et NPR. Il est l'hôte de l'émission The Chris Hedges Report.
https://scheerpost.com/2022/10/25/chris-hedges-writing-on-war-and-living-in-a-world-from-hell/