đâđš Chris Hedges : Julian Assange et la fin de la dĂ©mocratie amĂ©ricaine
Cette procĂ©dure nâest quâune farce judiciaire faite de violations flagrantes & rĂ©currentes. En plus de ce qu'ils lui font subir. S'ils Ă©viscĂšrent l'Ătat de droit, nous en ferons tous les frais.
đâđš Julian Assange et la fin de la dĂ©mocratie amĂ©ricaine
La rĂ©activation de l'Espionage Act dans la persĂ©cution d'Assange est en train de dĂ©truire les fondements mĂȘmes de la dĂ©mocratie.
Par Chris Hedges, le 13 septembre 2023
Le gouvernement amĂ©ricain traque Julian Assange depuis que WikiLeaks a rĂ©vĂ©lĂ© pour la premiĂšre fois l'ampleur des crimes de guerre commis par les Ătats-Unis en 2010. Pour persĂ©cuter Julian Assange, le gouvernement fĂ©dĂ©ral a utilisĂ© tous les outils Ă sa disposition et a mĂȘme dĂ©passĂ© les limites censĂ©es restreindre le pouvoir de l'Ătat en matiĂšre de dĂ©fense des libertĂ©s civiles. L'une des tactiques les plus insidieuses est le recours Ă lâEspionage Act, qui n'avait pas Ă©tĂ© utilisĂ©e contre des dĂ©nonciateurs et des journalistes depuis prĂšs d'un siĂšcle avant l'affaire Assange. Dans la premiĂšre partie d'une conversation en deux parties, Stella Assange, avocate et dĂ©fenseur des droits de l'homme, Ă©pouse de Julian Assange, s'entretient avec Chris Hedges de la vaste et vicieuse campagne menĂ©e par les Ătats-Unis pour rĂ©duire Julian Assange au silence, et de ce que tout cela prĂ©sage pour notre dĂ©mocratie.
Regarder la deuxiĂšme partie
Cliquez ici pour rejoindre le combat pour la libération d'Assange. - Vidéaste / éditeur vidéo : Niels Ladefoged
Transcription
CHRIS - Jâaimerais entre autres Ă©voquer, c'est la façon dont tous les organismes internationaux et les entitĂ©s juridiques qui ont poursuivi Julian ont enfreint leurs propres rĂšgles, et c'est tellement flagrant. C'est ce que je trouve incomprĂ©hensible parce que c'est fait au vu et au su de tous. Ce n'a rien de secret. Beaucoup de choses sont aussi faites en secret, bien sĂ»r. Mais, vous savez, rĂ©voquer l'asile politique, permettre Ă la police britannique d'intervenir sur un territoire souverain, inculper Julian en vertu de la loi sur l'espionnage alors qu'il n'est pas citoyen amĂ©ricain, enregistrer ses entretiens avec ses avocats⊠N'importe laquelle de ces mesures, dans le cadre d'une procĂ©dure juridique normale, aurait entraĂźnĂ© le rejet de l'affaire et pourtant, cela continue, encore et encore.
Cette procĂ©dure nâest quâune farce judiciaire au grand jour, et il ne s'agit pas d'une seule violation flagrante, mais de violations rĂ©currentes. En dehors, bien sĂ»r, de ce qu'ils lui font subir personnellement. Cela, et l'incapacitĂ© du public, et en particulier de la presse, Ă rĂ©agir avec indignation. Car s'ils Ă©viscĂšrent l'Ătat de droit, ce ne sera pas seulement Ă lâintention de Julian. Ils crĂ©ent ce genre de prĂ©cĂ©dent, et n'importe qui en fera les frais, voilĂ le danger. C'est si frustrant.
STELLA - Mais ne pensez-vous pas qu'ils démantÚlent délibérément le systÚme ? Ils veulent justement montrer qu'ils le démantÚlent.
CHRIS - Oui, bien sûr. Mais ils le démantÚlent sous nos yeux et nous ne faisons que regarder passivement. Je parle du grand public qui ne réagit pas.
Oui, bien sûr, c'est l'objectif.
Et donc, d'une certaine maniĂšre, cette passivitĂ© nous rend complices de ce qui signifie en fin de compte notre propre asservissement. Tout cela va bien sĂ»r au-delĂ de Julian en tant que personne, et en tant que journaliste. Jâai suivi cette affaire pendant des annĂ©es et comme vous le savez, j'Ă©tais un ami trĂšs proche de Michael Ratner, et c'est ainsi que j'ai rencontrĂ© Julian, parce que je venais Ă Londres avec Michael. Je suis juste un peu mystifiĂ©e par le fait que les gens ne se rendent pas compte oĂč cela nous mĂšne.
STELLA - Je pense qu'ils ont peur. Je ne peux pas l'expliquer autrement. Ou peut-ĂȘtre qu'ils ne veulent pas vraiment croire que c'est en train d'arriver.
CHRIS - AprĂšs le 11 septembre, parce que je parle arabe et que j'ai passĂ© sept ans au Moyen-Orient, nous avons diabolisĂ© les musulmans aux Ătats-Unis. Je ne sais pas comment ça sâest passĂ© ici, en Europe, mais c'Ă©tait vraiment terrible et il y a eu toutes sortes d'affaires comme celle de Syed Fahad Hashmi. Je ne sais pas si vous connaissez cette affaire. Ce qui s'est passĂ© aprĂšs le 11 septembre, et qui servait bien sĂ»r les intĂ©rĂȘts d'IsraĂ«l, c'est qu'ils se sont attaquĂ©s Ă des groupes et des individus musulmans aux Ătats-Unis qui s'exprimaient ouvertement au sujet de la Palestine. Ainsi, la Holy Land Foundation, et mon bon ami Sami Al-Arian, un homme merveilleux, mais qui s'exprimait clairement et efficacement, ont Ă©tĂ© inculpĂ©s en vertu des lois sur le terrorisme. Et encore une fois, avec Sami, c'Ă©tait comme avec Julian. C'Ă©tait une affaire fabriquĂ©e de toutes piĂšces. Et bien sĂ»r, oĂč ont-ils... c'Ă©tait avec le juge Kromberg, dans le district Est de la Virginie. Je les ai donc regardĂ©s faire, et Hashmi a Ă©tĂ© un activiste palestinien trĂšs charismatique. Je ne pense pas qu'il soit palestinien. Je pense qu'il est pakistanais, mais il Ă©tait au Brooklyn College et ensuite, je pense, Ă la London School of Economics ou Ă l'UniversitĂ© de Londres ou quelque chose comme ça, et ils Ă©taient dĂ©terminĂ©s Ă lâarrĂȘter. Ils l'ont donc Ă©pinglĂ© et l'ont ramenĂ© au MCC de New York oĂč il est restĂ© 23 mois en isolement. Et au moment oĂč il a Ă©tĂ© placĂ© sous SAMs (Special Administrative Measures), il ne pouvait plus communiquer. Ils avaient des prĂ©tendues preuves secrĂštes contre lui que mĂȘme ses avocats n'Ă©taient pas autorisĂ©s Ă voir. Lorsqu'il est arrivĂ© au tribunal, c'Ă©tait un zombie. J'ai donc observĂ© ce qui s'est passĂ© et, bien sĂ»r, j'ai dit : âIls crĂ©ent des prĂ©cĂ©dents juridiques qui leur permettront de nous priver de toute protection juridique.â Et encore une fois, le public amĂ©ricain ne s'est pas contentĂ© de regarder passivement ce qui se passait, il a encouragĂ© la chose, parce que le gouvernement avait diabolisĂ© les musulmans. Et ils ont fait un travail assez efficace pour diaboliser Julian. Et c'est toujours ainsi qu'ils procĂšdent : ils diabolisent un groupe ou un individu, puis le privent de toute protection juridique. Et maintenant, je ne sais pas si vous avez suivi Cops City Ă Atlanta, oĂč la police construit cette sorte de complexe paramilitaire avec des champs de tir et toutes sortes de choses, des aires d'atterrissage pour hĂ©licoptĂšres, et en fait, c'est une guerre urbaine domestique, avec de fortes protestations Ă Atlanta, mais tous ces gens sont inculpĂ©s avec les lois sur le terrorisme.
Les défenseurs des droits des animaux sont désormais inculpés pour terrorisme. Les éco-activistes le sont aussi.
C'est ainsi qu'ils montent, comme ils l'ont fait avec Julian, une campagne de propagande trĂšs vicieuse, puis sâautorisent Ă crĂ©er ces mĂ©canismes qui font que personne n'a plus aucun droit. Et lorsque les gens se rĂ©veillent, câest trop tard. Je repense Ă cette fameuse citation de Niemoeller, âIls sont d'abord venus pour les juifs, mais je n'Ă©tais pas juifâ.
STELLA - Câest toute une machinerie pour s'en prendre Ă la menace perçue.
CHRIS - Oui. Et générer la peur, c'est ça.
STELLA - Et une fois que cette menace est surmontée, elle est redirigée vers un autre problÚme.
CHRIS - Mais pensons Ă la CIA, cet Ătat dans l'Ătat, elle n'est mĂȘme pas responsable devant le CongrĂšs. Il y a quelques annĂ©es, Feinstein, aprĂšs la rĂ©vĂ©lation des tortures, a tentĂ© de rĂ©diger un rapport du CongrĂšs et il y a eu un moment trĂšs rĂ©vĂ©lateur. Je ne suis pas un fan de Feinstein, mais Ă ce moment-lĂ , elle essayait de faire ce qu'il fallait. Je ne me souviens plus des mots exacts, mais c'Ă©tait quelque chose comme ânous ne pouvons pas nous attaquer Ă ces gens...â, parce qu'ils avaient mis sur Ă©coute tous les ordinateurs du bureau du CongrĂšs, et dĂ©truit des informations.
Je pense que c'est Ă ce moment-lĂ qu'elle a rĂ©alisĂ© personnellement que nous ne pouvons rien contrĂŽler, qu'il n'y a pas de rĂ©glementation, qu'il n'y a pas de surveillance, aucune contrĂŽle. Et cette sorte d'attitude impĂ©riale de la CIA qui peut faire n'importe quoi, parce que nous avons 17 communautĂ©s de renseignement aux Ătats-Unis. La CIA, en tant qu'organisation de renseignement, s'est transformĂ©e en une organisation paramilitaire, surtout aprĂšs le 11 septembre. Elle agit exclusivement dans l'ombre. Elle possĂšde ses propres drones et ses propres unitĂ©s de forces spĂ©ciales. Pour avoir des amis qui ont servi en Afghanistan et en Irak, ces gens crĂ©ent plus de problĂšmes qu'ils n'en rĂ©solvent, parce qu'ils font des extractions et des raids nocturnes⊠Ils sont contre-productifs. Câest maintenant une organisation incroyablement puissante qui est, par essence, une organisation paramilitaire avec d'Ă©normes ressources et cette divulgation de Vault 7 par Wikileaks a fait lâeffet dâune bombe, car ils n'ont pas l'habitude d'ĂȘtre surveillĂ©s, exposĂ©s de quelque maniĂšre que ce soit. Je pense que la colĂšre Ă©tait lĂ plus viscĂ©rale. Ils se sont dit : Nous aurons Julian.
Biden, ou peu importe qui au pouvoir, Obama, ou autre, sont les marionnettes. L'armĂ©e amĂ©ricaine n'a pas subi dâaudit depuis une dĂ©cennie. J'ai lu quelque part que nous dĂ©pensions plus pour les groupes militaires que pour le DĂ©partement d'Ătat. Encore une fois, c'est comme la Rome antique. C'est une entitĂ© Ă part entiĂšre, Ă part du gouvernement.
STELLA - Quand avez-vous rencontré Julian pour la premiÚre fois ?
CHRIS - J'Ă©tais trĂšs ami avec Michael Ratner, que nous avons malheureusement perdu. Nous avons Ă©tĂ© de trĂšs bons amis pendant de nombreuses annĂ©es. Et bien sĂ»r, aprĂšs 2010 et les journaux de bord sur la guerre en Irak, il est venu Ă Londres et a demandĂ© Ă rencontrer Julian. Selon Michael, ils lui ont dit : âNous pensons qu'ils vont venir vous chercherâ. Julian a demandĂ© âPourquoi ?â et il a rĂ©pondu : âParce que c'est comme ça qu'ils travaillent et nous pensons qu'ils vont vous inculper en vertu de la loi sur l'espionnageâ.
STELLA - CâĂ©tait en 2010, n'est-ce pas ? Obama est arrivĂ© dĂ©but 2009. Et c'est sous l'administration Obama que la loi sur l'espionnage a commencĂ© Ă ĂȘtre utilisĂ©e.
CHRIS - Il l'a utilisĂ© de maniĂšre flagrante contre les lanceurs d'alerte. Et nous devons faire une distinction parce que Julian est le premier journaliste inculpĂ© en vertu de la loi sur l'espionnage. Il y a donc eu Daniel Ellsberg et d'autres personnalitĂ©s comme lui. Mais si l'on remonte Ă 1917, la loi sur l'espionnage Ă©tait avant tout un instrument destinĂ© Ă dĂ©truire la gauche. Ils ont donc fermĂ© les publications socialistes en vertu de la loi sur l'espionnage, "The Masses" et, je crois, "Appeal to Reason". Ils ont mis en prison [Eugene] Debs, le candidat socialiste. Je pense qu'il Ă©tait en fait emprisonnĂ© en vertu de la loi sur la sĂ©dition, qui Ă©tait une sorte de loi jumelle. Ils ont dĂ©portĂ© Emma Goldman, et cette lui a toujours Ă©tĂ© utilisĂ©e pour dĂ©truire la gauche. Mais entre 1917 et l'administration Obama, cette loi n'a Ă©tĂ© utilisĂ©e que trois fois contre des lanceurs d'alerte, une fois contre Ellsberg, et l'affaire s'est effondrĂ©e parce que des hommes de main, les fameux âplombiersâ avaient cambriolĂ© le bureau du psychiatre dâEllsberg, et toutes ces sortes d'astuces douteuses.
STELLA - Un autre cas a été gracié par la suite. Ce n'est qu'à partir d'Obama qu'on s'en est vraiment servi.
CHRIS - L'attaque d'Obama contre les libertĂ©s civiles a Ă©tĂ© pire que celle de Bush. Il s'en est pris Ă tous ceux qui ont divulguĂ© des informations, Kiriakou et sur bien d'autres. Et cela, bien sĂ»r, c'est l'essence mĂȘme du journalisme qui est visĂ©e. Nous avons donc besoin de gens avec une conscience et prĂȘts Ă partager des informations sur les malversations, les crimes et les mensonges que le gouvernement est en train de commettre. C'est ainsi que nous faisons notre travail.
GrĂące Ă la surveillance gĂ©nĂ©ralisĂ©e, et c'est la raison pour laquelle Snowden s'est enfui, ils savent immĂ©diatement qui est en contact avec les journalistes. J'ai rendu visite Ă Daniel Hale, et je lui ai Ă©crit des lettres. C'est une histoire tellement triste. Ce jeune officier de l'armĂ©e de l'air, d'une intĂ©gritĂ© et d'un courage incroyables, a vu que lors des attaques de drones, jusqu'Ă 90 % des victimes Ă©taient des civils, y compris des enfants. Et puis il Ă©tait assis dans ces salles oĂč les opĂ©rateurs de drones arboraient ce mĂ©pris amusĂ©, vous savez, ce permis de tuer... ils savaient qu'ils tuaient des enfants et ils les appelaient des âterroristes de petite tailleâ. C'Ă©tait tout simplement Ă©coeurant. Il a dĂ©noncĂ© cela, et il se trouve maintenant Ă Marion, dans l'Illinois, dans une prison de haute sĂ©curitĂ©, autrefois la prison de haute sĂ©curitĂ© du pays, et maintenant nous avons celle dâADX Florence, au Colorado. Mais il est enfermĂ© dans l'une de ces unitĂ©s de contrĂŽle de gestion, au milieu de nulle part. Pour aller le voir, il faut faire trois heures de route jusqu'Ă l'Illinois, dans des champs de maĂŻs, parce que, bien sĂ»r, ils ne veulent pas que vous leur rendiez visite.
Pour que nous puissions faire notre travail, nous avons besoin de gens comme Daniel Hale. Et c'est vraiment Obama qui a voulu mettre fin aux divulgations. Je ne sais plus s'il l'a utilisé neuf ou onze fois. J'ai toujours des amis au New York Times qui font du journalisme d'investigation, mais ils m'ont dit à plusieurs reprises qu'il n'y a plus de journalisme d'investigation au sein du gouvernement, dans les rouages du gouvernement, parce que tout le monde a trop peur de parler, parce qu'ils sont immédiatement traçables.
Ainsi, les derniÚres informations sur les crimes et les activités criminelles du pouvoir proviennent de personnes comme Chelsea Manning ou Snowden, qui ont accÚs à des documents et les divulguent, ou de hackers comme Jeremy Hammond, qui a poursuivi Obama en 2012 à propos de la section 1021 du National Defense Authorization Act, qu'il a signé à minuit le dernier jour de 2011, en espérant que personne ne le remarquerait, et qui annule le Posse Comitatus Act de 1878, qui interdit au gouvernement d'utiliser l'armée comme une force de police nationale.
L'article 1021 stipule que des personnes peuvent ĂȘtre dĂ©tenues sans habeas corpus, sans procĂ©dure rĂ©guliĂšre, jusqu'Ă la fin des hostilitĂ©s, ce qui est vraiment terrifiant, presque orwellien. Je l'ai poursuivi devant un tribunal fĂ©dĂ©ral et personne ne pensait que nous gagnerions, y compris Michael Ratner. Nous avons obtenu ce juge et nous avons gagnĂ©.
Et puis, bien sûr, il y a eu Obama. Il a paniqué. Ils ont paniqué. Les avocats de la NSA se sont rendus dans le cabinet de la juge une heure aprÚs la décision et ont exigé qu'elle émette une injonction temporaire, ce qui signifiait que si des citoyens américains étaient détenus à Guantanamo dans des conditions similaires à celles qui prévalent dans les sites noirs du monde entier, c'était contraire à la loi.
Les avocats et moi-mĂȘme Ă©tions curieux de voir ce qui allait se passer. Nous nous demandions pourquoi ils rĂ©agissaient avec autant d'empressement. Eh bien, parce qu'ils dĂ©tenaient probablement des Afghans, vous savez, des personnes Ă double nationalitĂ©, des Irakiens, etc. Elle a refusĂ©. Ils ont donc saisi la cour d'appel. Dans le systĂšme amĂ©ricain, il y a le tribunal fĂ©dĂ©ral, puis la cour d'appel, qui est un panel de juges qui examinent la dĂ©cision.
Enfin, la derniĂšre chance est la Cour suprĂȘme. Ils se sont donc adressĂ©s Ă la cour d'appel. C'Ă©tait un vendredi. Le lundi matin, la Cour suprĂȘme a levĂ© l'injonction au nom de la sĂ©curitĂ© nationale. Le problĂšme, et on en revient Ă Julian, c'est que la loi Ă©tait une violation Ă©vidente.
Ils ne savaient pas comment statuer et n'ont donc pas statuĂ©. Ils se sont contentĂ©s d'attendre, d'attendre et d'attendre des mois encore. J'Ă©tais l'un des plaignants dans l'affaire Clapper contre Amnesty International, qui est allĂ©e jusqu'Ă la Cour suprĂȘme, oĂč des journalistes ont attaquĂ© le gouvernement au sujet de la surveillance, qui nous empĂȘche de travailler. Il est Ă©vident que nous ne pouvons pas travailler si nous sommes surveillĂ©s, tout comme les personnes qui essaient de nous contacter.
Mais vous n'avez pas le droit d'intenter dâaction. La juge a dĂ©clarĂ© que je nâavais pas qualitĂ© pour agir dans l'affaire Clapper contre Amnesty International. Par consĂ©quent, il n'y pas matiĂšre pour agir dans une procĂ©dure Hedges contre Obama. Ils ont rejetĂ© l'affaire. Nous avons dĂ©posĂ© pour aller Ă la Cour suprĂȘme et la Cour suprĂȘme ne l'a pas acceptĂ©. Tout ce processus signifie vraiment la mort du journalisme d'investigation. C'est vraiment effrayant.
Cela signifie qu'il n'y a plus de pouvoir et qu'il plus de responsabilité. Il n'y a pas de transparence, et nous savons que l'histoire nous a appris que lorsque ce type de secret est imposé à un pouvoir autocratique, les abus se multiplient. C'est pourquoi ils sont déterminés à crucifier Julian.
VoilĂ la crise dans laquelle nous nous trouvons.
Nous avons perdu la capacité de savoir ce que fait le pouvoir.
STELLA - J'ai l'impression que pour établir une base de référence, il faudrait faire un cours d'histoire.
Par exemple, en ce qui concerne l'utilisation de la loi sur l'espionnage, il faut savoir qu'elle n'a pas Ă©tĂ© utilisĂ©e pendant prĂšs de 100 ans contre les lanceurs d'alerte et les journalistes. Avec Obama, il y a eu un changement, qui a ouvert la capacitĂ© de l'Espionage Act de sâattaquer Ă des Ă©diteurs de la mĂȘme maniĂšre que contre les lanceurs d'alerte. Et la façon dont cette loi Ă©tait utilisĂ©e contre les lancers dâalerte, c'Ă©tait comme s'ils Ă©taient des espions dĂšs le dĂ©part. Il y a donc eu un changement progressif. C'est pourquoi Julian a Ă©tĂ© surpris lorsque Michael Ratner lui a dit qu'il pensait que les Ătats-Unis le jugeraient en vertu de la loi sur l'espionnage aprĂšs sa publication. C'Ă©tait sans prĂ©cĂ©dent, car le Premier Amendement est clair. Et le Premier Amendement est vraiment un instrument rĂ©volutionnaire, c'est l'Ă©talon-or dans le monde.
Je pense que, culturellement, nous sommes peut-ĂȘtre habituĂ©s Ă cet Ă©talon-or Ă travers le prisme culturel amĂ©ricain, avec laquelle j'ai grandi, car je suis nĂ©e dans les annĂ©es 80. Vous savez, trĂšs clairement, la notion de libertĂ© dĂ©mocratique libĂ©rale occidentale est liĂ©e Ă la notion delibertĂ© d'expression, et d'une presse courageuse et puissante, dans le sens oĂč elle est capable d'exposer le pouvoir, etc.
Et puis, avec ce qui a Ă©tĂ© fait Ă Julian, parce que cela a durĂ© si longtemps, nous sommes dans un contexte d'information et de sĂ©curitĂ© complĂštement diffĂ©rent, dans la mesure oĂč les pouvoirs de l'Ătat sĂ©curitaire sont beaucoup plus grands et ont Ă©rodĂ© tous les autres droits. Il y a d'une part la Constitution amĂ©ricaine et d'autre part la DĂ©claration universelle des droits de l'homme et toutes ces choses qui ont longtemps constituĂ© un fondement solide pour les dĂ©mocraties occidentales. C'est un peu comme cela que Wikileaks est nĂ©. Mais depuis que l'Ătat de surveillance est devenu si puissant, il est possible de contrĂŽler la communication de maniĂšre agressive et invisible.
Douze ou treize ans aprÚs la publication par WikiLeaks, nous nous trouvons dans un environnement complÚtement différent. D'une part, les personnes qui connaissaient le passé sont confrontées au manque d'information des personnes qui ne suivent pas les choses aussi rapidement, aussi clairement, avec autant de détails, et d'autre part, il existe un manque de connaissances historiques.
Donc, bien que nous puissions voir cette progression, cette progression rapide vers un environnement totalitaire, pas juste autoritaire, mais qui s'accélÚre vraiment de maniÚre agressive, je pense que de nombreuses personnes qui sont, vous savez, juste un peu plus jeunes que moi, ne le voient pas. Parce qu'ils nne disposent pas de ces références.
CHRIS - Et aussi parce que c'est occultĂ©. Essayer de faire 4 minutes sur CNN, c'est ce que quelqu'un comme moi obtenait quand j'avais l'habitude de passer sur CNN. Quand je travaillais pour le New York Times, j'avais l'habitude de dire que la vraie devise du New York Times est âNe pas s'aliĂ©ner de maniĂšre significative ceux dont nous dĂ©pendons financiĂšrementâ. Donc, en tant que journaliste du Times, si vous Ă©crivez des articles qui nuisent Ă votre accĂšs aux puissants, vous ĂȘtes lĂ©sĂ© professionnellement.
STELLA - Cela se passait-il avant publication, ou aprĂšs ?
CHRIS - Non, on Ă©crivait des articles qui faisaient quâon pouvait s'aliĂ©ner les puissants, occasionnellement. Mais si vous en preniez l'habitude... Je peux vous donner un exemple. J'ai couvert la guerre en Yougoslavie, puis l'accord de paix de Dayton. J'Ă©tais donc sur le terrain et j'ai parfaitement compris que l'accord de paix de Dayton n'avait fait que geler le conflit. C'Ă©tait une sorte d'absence de guerre. Ce n'Ă©tait pas un accord de paix, parce que tous les tueurs et seigneurs de la guerre Ă©taient toujours aux commandes, terrorisant leurs propres concitoyens dans les villes de Bosnie. J'ai commencĂ© Ă Ă©crire lĂ -dessus, et Clinton a fait une partie de sa campagne de rĂ©Ă©lection sur la façon dont il avait ramenĂ© la paix en Bosnie. Sandy Berger, qui dirigeait le Conseil national de sĂ©curitĂ©, s'en est pris Ă moi. Ils dĂ©jeunent avec l'Ă©diteur, commencent Ă dire du mal de vous, puis les rĂ©dacteurs en chef commencent Ă se sentir mal Ă l'aise.
Vous devenez alors une sorte de problĂšme de gestion.
La seule chose qui m'a sauvĂ© et m'a permis de rester aussi longtemps au Times, c'est que je me suis mis dans des situations vraiment extrĂȘmes comme Ă Sarajevo, alors que personne d'autre ne voulait le faire.
Lorsque je me suis portĂ© volontaire pour Sarajevo, le rĂ©dacteur en chef m'a dit : âEh bien, je suppose que cela commence et se termine avec vousâ, parce qu'au moment oĂč je suis arrivĂ©, 45 journalistes avaient Ă©tĂ© tuĂ©s.
Et puis je n'ai pas eu à interviewer les officiels parce que j'étais dans la rue. Comme lorsque j'ai couvert la premiÚre guerre du Golfe, je n'ai pas assisté à des conférences de presse avec Schwarzkopf.
Je n'ai pratiquement pas interviewé de personnes au-delà du grade de sergent.
Vous savez, je traĂźnais avec des caporaux. J'Ă©tais dans le corps des Marines.
C'est ce qui m'a sauvĂ©. Par ailleurs, plus vous vous rapprochez gĂ©ographiquement des centres de pouvoir - j'Ă©tais Ă l'Ă©tranger - mais si vous ĂȘtes Ă Washington ou Ă New York - plus ils se montrent intolĂ©rants Ă l'Ă©gard de vos confrontations avec les pouvoirs.
Ainsi, un journaliste à l'étranger qui tente d'écrire un récit, presque toujours en conflit avec le récit officiel, n'est pas seulement en guerre avec l'administration qui dirige le pays, mais aussi avec son bureau à Washington : son journalisme dépend de lui, vous savez, et de ceux avec qui ils déjeunent.
Si vous prenez les grands reporters sur le Vietnam, ils se battaient contre le bureau de Washington, leur propre bureau, autant qu'ils se battaient, vous savez, contre les dirigeants.
Ainsi, une publication d'élite comme le Times est trÚs obséquieuse à l'égard du pouvoir, et se plie à ses exigences.
Et je ne sais pas si je vous l'ai dit, mais j'ai entendu dire qu'aprÚs la publication des War Logs... pourquoi ces journaux comme The Guardian, qui a été terrible, ou The Times, pourquoi se sont-ils retournés contre Julian ?
J'ai rĂ©pondu : âVous ne comprenez pas. Ils ont dĂ©testĂ© Julian dĂšs qu'il a publiĂ© ce document.â
Il leur a fait hontede ne pas avoir fait leur travail. Et ils l'ont détesté pour cela.
STELLA - Mais cela n'a plus d'importance, n'est-ce pas ? Je pense que ça ne les dĂ©range pas d'ĂȘtre humiliĂ©s. Ils n'ont pas honte, par exemple, prenez les Twitter Files.
CHRIS - Oui, mais les Twitter Files Ă©taient plus nuancĂ©s et plus opaques, peut-ĂȘtre.
Je pense que mĂȘme aujourd'hui, il serait difficile d'ignorer ce que Julian a publiĂ©. C'Ă©tait tellement cataclysmique, tellement Ă©norme, tellement important.
Et les gens l'oublient, non seulement parce qu'ils ont dĂ©noncĂ© les mensonges et les crimes des Ătats-Unis, mais aussi parce qu'ils l'ont fait dans le monde entier.
Haïti a été bouleversé par ces révélations : des malversations ont montré comment l'ambassade américaine travaillait avec le gouvernement haïtien, pour tous ces ateliers clandestins pour supprimer le salaire minimum. Ce genre de choses fait partie du quid pro quo ; parlons de la CIA, le quid pro quo est que vous ferez le sale boulot pour détruire les journalistes qui exposent, comme Gary Webb.
Gary Webb travaillait je crois pour le San Francisco Chronicle, l'un de ces journaux californiens, et il a rĂ©vĂ©lĂ© toute cette relation - et j'Ă©tais en AmĂ©rique centrale Ă l'Ă©poque - avec la CIA, qui soutenait les Contras en sous-main et vendait de la cocaĂŻne, et expĂ©diait en fait de la cocaĂŻne aux Ătats-Unis, inondant les quartiers d'Oakland et d'autres endroits avec cette drogue.
Gary Webb a été détruit par la presse, car la CIA organisait des réunions d'information et je connais le journaliste du New York Times qui s'est rendu à ces réunions et qui a discrédité son reportage.
Un bon journaliste se rendrait sur place et rediffuserait l'information.
Il vérifierait les sources, essaierait de trouver des informations, suivrait la piste suivie par Webb. C'est cela, du bon journalisme.
Le Washington Post s'est donc acharnĂ© sur Webb, mais n'a pas fait de reportage. Et, bien sĂ»r, il s'est suicidĂ©. Les journaux comme le Times se considĂšrent comme faisant partie du systĂšme de pouvoir de l'Ă©lite, et ils ne veulent pas perdre leur position. En mĂȘme temps, ils essaient de se positionner en tant que journalistes dâinvestigation.
Ce n'étaient pas forcément de trÚs bons journalistes. J'étais trÚs ami avec Sydney Shanberg, je ne sais pas si vous avez vu The Killing Fields, le film sur Sidney et Dith Pran que je connaissais également.
Sydney, bien qu'il ait gagnĂ© le Pulitzer, a Ă©tĂ© Ă©vincĂ© du Times parce qu'aprĂšs avoir vu comment les promoteurs immobiliers chassaient la classe ouvriĂšre et la classe moyenne de Manhattan et dĂ©truisaient le contrĂŽle des loyers, il a commencĂ© Ă Ă©crire sur le sujet. E tous les riches amis de l'Ă©diteur se sont mis en colĂšre et le rĂ©dacteur en chef a commencĂ© Ă l'appeler âSydney, mon petit communisteâ, et il a fini par ĂȘtre Ă©vincĂ© du journal, pour travailler pour âThe Village Voiceâ. Sidney m'a donnĂ© la meilleure description du fonctionnement du Times ou des journaux comme le Times. Il m'a dit : âNous n'amĂ©liorons peut-ĂȘtre pas les choses, mais si nous faisons notre travail du mieux possible, nous empĂȘchons les choses d'empirer.â
Je pense que c'est une bonne définition de la presse commerciale.
Et cela nous ramĂšne Ă Julian, car toutes les grandes avancĂ©es du journalisme sont venues de la presse non commerciale qui a fait honte, comme Julian l'a fait, Ă la presse traditionnelle. J'Ă©cris donc aujourdâhui pour Scheer Post. Il s'agit du site web de Bob Scheer, qu'il finance en grande partie grĂące Ă un chĂšque de la sĂ©curitĂ© sociale. Mais vous savez, c'est l'un des journalistes lĂ©gendaires. Il Ă©tait rĂ©dacteur en chef du magazine Ramparts, qui Ă©tait le magazine de gauche aux Ătats-Unis, et c'est lui qui a fait Ă©clater Cointelpro.
La photo emblématique de la petite fille vietnamienne courant nue sur la route a été publiée pour la premiÚre fois dans Ramparts.
Et ce sont des publications comme Ramparts, de la mĂȘme maniĂšre que nous l'avons vu avec Julian, qui ont forcĂ© ces gens Ă agir contre leur volontĂ©. Mais Bob, Ă l'Ă©poque de la guerre en Irak, Ă©tait chroniqueur au LA Times. Ils l'ont renvoyĂ© Ă cause de lâopposition quâil exprimait, et j'ai Ă©galement Ă©tĂ© renvoyĂ© du Times car jâĂ©tais opposĂ© Ă la guerre.
Je me souviens qu'une fois, alors que je travaillais pour le Times, un stagiaire, probablement diplĂŽmĂ© de Harvard, m'a demandĂ© : âQui sont, selon vous, les meilleurs journalistes du pays ?â
J'ai rĂ©pondu : âJe pourrais vous le dire, mais vous n'en auriez jamais entendu parler.â
Il a dit : âIls ne travaillent pas pour nous ?â
J'ai rĂ©pondu : âNon, ils ne travaillent pas pour vous. Ils ne travaillent pas pour nous.â
VoilĂ pourquoi j'admire tellement Julian. VoilĂ ce qu'est le grand journalisme. Et j'ai travaillĂ© Ă l'intĂ©rieur de la bĂȘte, avec toutes les limitations que cela implique.
Mais je sais comment fonctionne le systÚme. Et que sans des personnalités comme Julian, le systÚme est moralement en faillite.
STELLA - C'est trĂšs intĂ©ressant. J'ai pensĂ© que c'Ă©tait un peu comme ça quand l'histoire a Ă©clatĂ© Ă propos de Mike Pompeo qui faisait des projets demandant Ă la CIA de dĂ©crire comment ils allaient kidnapper, restituer ou mĂȘme tuer Julian Ă l'ambassade, quand l'histoire a Ă©clatĂ© en 2021.
C'était aprÚs l'affaire d'extradition initiale, publiée par trois journalistes spécialisés dans la sécurité nationale de l'unité d'investigation de Yahoo News. L'article était trÚs détaillé. Ces journalistes ont des antécédents avec des sources au sein de la CIA, etc.
La rĂ©action de M. Pompeo a Ă©tĂ© de le confirmer, car il a dĂ©clarĂ© que les sources, qui Ă©taient plus de 30, devaient ĂȘtre poursuivies en vertu de lâEspionage Act. Et bien sĂ»r, on ne peut ĂȘtre poursuivi en vertu de la loi sur l'espionnage que si les informations sont authentiques.
Il s'agit donc d'une histoire Ă©norme, et on ne peut pas imaginer une histoire plus intĂ©ressante et plus digne d'intĂ©rĂȘt que celle-ci, n'est-ce pas ?
Avec un journaliste réfugié à l'intérieur d'une ambassade bénéficiant de l'asile politique, et le chef de la CIA planifiant et demandant à son personnel de présenter des croquis et des options.
C'était trÚs détaillé. Le Guardian a fini par le publier. Alors que le New York Times et le Washington Post n'y ont pas touché. En fait, j'en ai parlé à la BBC, lors d'une interview en direct à la radio.
Et l'interviewer a dit : âOh, mais la CIA a dĂ©menti.â
Et j'ai rĂ©pondu : âNon, ils ne l'ont pas fait. Elle ne l'a pas niĂ©. Elle n'a fait aucun commentaire et Pompeo vient de le confirmerâ.
Ensuite, aprĂšs l'interview, j'ai vĂ©rifiĂ© que la CIA n'ait pas dĂ©menti. La seule fois oĂč le New York Times a fait Ă©tat de ce projet d'assassinat de Pompeo, c'est aprĂšs que la dĂ©fense a intĂ©grĂ© ces faits dans les preuves de l'affaire d'extradition. Cela leur a donc donnĂ© une excuse pour pouvoir en parler.
Mais avant cela, c'Ă©tait incroyable, aucune mention de ce complot, ils avaient en fait besoin de ce document du tribunal pour se permettre dây faire rĂ©fĂ©rence. Cela montre bien qu'ils avaient besoin de cette excuse. Parce qu'il s'agissait clairement d'un sujet d'actualitĂ©.
CHRIS - C'est exact. Ils ne voulaient pas vraiment s'attaquer aux reportages, parce qu'ils ne voulaient pas se dĂ©biner, et voulaient faire taire leurs sources Ă la CIA. C'est un ballet trĂšs dĂ©licat, ces journalistes au sein d'institutions comme le New York Times, tout ce qu'ils font, c'est d'ĂȘtre nourris, en particulier le Bureau de Washington, juste nourris de merde. Ils ne rapportent rien. Et ils sont tenus en trĂšs haute estime par l'institution.
AprĂšs le 11 septembre, j'ai couvert Al-QaĂŻda. J'Ă©tais basĂ© Ă Paris. Les services de renseignement français ne voulaient pas que les AmĂ©ricains envahissent l'Irak. J'ai couvert Richard Reid, l'auteur de l'attentat Ă la chaussure piĂ©gĂ©e, et les Britanniques ne me donnaient aucune information, ils Ă©taient horribles, et je disais simplement : âPrenez les dossiers.â Et je regardais des photos de Richard Reid sortant de la mosquĂ©e [de Brixton], ce genre de choses. Les Français savaient que Saddam Hussein n'avait rien Ă voir avec Al-QaĂŻda. Les Français, contrairement aux AmĂ©ricains, disposaient de ressources humaines au sein d'Al-QaĂŻda, ce qui n'Ă©tait pas le cas des AmĂ©ricains, qui se contentaient d'Ă©coutes Ă©lectroniques. Ils pouvaient capter les conversations, ils avaient l'habitude de coder en images. Je ne comprends rien Ă tout ça. Il faut appeler Julian et lui demander. Mais ils codaient les messages en images. N'oubliez pas qu'Ă l'Ă©poque, le New York Times Ă©tait un partenaire Ă part entiĂšre du mensonge selon lequel Saddam Hussein possĂ©dait des armes de destruction massives... ce genre de choses.
J'avais donc de trĂšs bons renseignements exploitables et on m'a tout simplement Ă©cartĂ©. Et en pĂ©riode de crise nationale, qu'elle soit rĂ©elle ou fabriquĂ©e, la presse s'aligne toujours, traditionnellement. Cela remonte Ă la guerre de CrimĂ©e. Tous les journaux l'ont fait. Et c'est le rĂŽle jouĂ© par le Times. Ainsi, mĂȘme si j'avais de meilleurs renseignements, ils ont Ă©tĂ© rejetĂ©s.
STELLA - Une partie du problĂšme vient du fait que la presse amĂ©ricaine, je dirais anglo-amĂ©ricaine, mais surtout la presse amĂ©ricaine, est un moteur pour la presse europĂ©enne, en tout cas. J'ai parlĂ© Ă des journalistes europĂ©ens, et je leur ai racontĂ© que Pompeo avait dĂ©ployĂ© toute la CIA pour faire tomber Julian et WikiLeaks, et qu'il avait mĂȘme prĂ©vu une restitution, une restitution extraordinaire Ă partir du Royaume-Uni. Il a Ă©tĂ© question de sites noirs et de l'inculpation qui a suivi ces plans, parce qu'ils ont alors Ă©tĂ© confrontĂ©s Ă ce problĂšme : et si on le kidnappait et qu'il n'y avait pas d'inculpation ? C'est la preuve qu'il s'agit d'une poursuite politique... si vous avez besoin de plus de preuves, mais qu'il s'agit de poursuites motivĂ©es par des raisons politiques. Et la rĂ©ponse a Ă©tĂ©... le New York Times ne l'a pas publiĂ©... le Washington Post non plus. Le point de vue des journaux grand public Ă©tait donc le suivant : c'est peut-ĂȘtre vrai, mais comme le New York Times ne l'a pas rapportĂ©, nous n'allons pas le faire non plus.
CHRIS - C'est pire que cela. C'est parce que le New York Times ne l'a pas rapportĂ© que cela n'a pas eu lieu. Lorsque je travaillais pour des journaux plus petits, disons, et revenons Ă la guerre au Salvador, lorsque je travaillais pour le Dallas Morning News, je publiais des choses assez horribles. Et cela n'avait aucun impact parce que le Times... Le Times avait Ă lâĂ©poque une horrible correspondante qui ne sortait jamais. Elle se rendait Ă l'ambassade et publiait ce qu'on lui donnait, ce qui est non seulement criminel en soi, mais qui nuit aux vrai journalisme, car mĂȘme mes rĂ©dacteurs en chef disaient : âCe n'est pas ce que le Times publie.â Et je ne sais pas si le Times a encore ce genre de pouvoir. Je sais que lorsque je travaillais pour le Times, notre pouvoir consistait, comme vous l'avez dit, Ă fixer l'ordre du jour. Par exemple, j'Ă©crivais un article et tous les grands rĂ©seaux - CBS, ABC, NBC - les producteurs venaient me voir et me disaient : âEh bien, qu'allez-vous publier demain ?â Parce que leurs rĂ©dacteurs en chef les lisaient dans le journal du matin et leur disaient de le faire. C'est ainsi que cela fonctionnait. Le tirage du Times quand j'y Ă©tais, se montait à ⊠je ne sais pas, 800 000, un million, bien qu'il y ait aussi les dĂ©pĂȘches, qui sont reprises, de sorte que les journaux de tout le pays publiaient mes articles. Mais le vĂ©ritable pouvoir du journal Ă©tait qu'il fixait l'ordre du jour. Et donc vous avez raison, si ce n'Ă©tait pas dans le Times, d'une certaine maniĂšre, on pouvait l'ignorer. C'Ă©tait trĂšs frustrant. Il y a mĂȘme eu des moments oĂč nous avons transmis des fuites, oĂč nous avons donnĂ© des informations au New York Times, Ă des journalistes ineptes du New York Times, parce que nous en avions assez de ne pas avoir d'impact. Il fallait en quelque sorte leur tenir la main.
STELLA - Qui fixe l'ordre du jour maintenant ?
CHRIS - La presse a changĂ© depuis... le New York Times, comme les grands rĂ©seaux, essayait de toucher un large public. Aujourd'hui, ils ne font plus aucun effort. La presse s'est complĂštement cloisonnĂ©e, de sorte qu'elle s'adresse Ă un groupe dĂ©mographique particulier, qu'il s'agisse de Fox News, vous pouvez le voir en termes de pourcentage de rĂ©publicains qui regardent Fox News Ă 94 %, le pourcentage de dĂ©mocrates... et le chiffre est peut-ĂȘtre lĂ©gĂšrement diffĂ©rent qui regardent MSNBC ou quelque chose comme 90 %, je crois que 87 % des dĂ©mocrates qui lisent le New York Times.
La presse a changé de modÚle, elle donne à ses lecteurs ou à ses téléspectateurs ce qu'ils veulent, et peu importe s'il s'agit d'un mensonge ou non. En ce sens, si l'ancien modÚle était mauvais, le nouveau est bien pire. En effet, en nourrissant votre public de à quoi il aspire, vous diabolisez le public concurrent. Ainsi, les médias de droite diabolisent les libéraux, les libéraux diabolisent les marginaux, ce qui nous ramÚne à ce que j'ai vu en Yougoslavie.
La mĂȘme chose s'est produite en Yougoslavie lors de son Ă©clatement. Des entitĂ©s ethniques, Serbes, Musulmans, Croates, se sont emparĂ©es de leurs propres mĂ©dias. Les premiĂšres personnes qu'ils persĂ©cutent ne sont pas les opposants, dont ils ont besoin d'une certaine maniĂšre pour se construire... mais les personnes qui, au sein de leur propre population, tentent encore de rapporter la vĂ©ritĂ©.
Ce qui se passe aux Ătats-Unis, et je ne sais pas ce qu'il en est au Royaume-Uni, est similaire Ă l'effondrement de la Yougoslavie, parce qu'aucun des deux camps n'est plus enracinĂ© dans des faits vĂ©rifiables.
Au moins, par le passĂ©, le Times s'appuyait sur certains faits vĂ©rifiables, et je concĂšde que le mensonge par omission est toujours un mensonge. Aujourd'hui, il n'est mĂȘme plus ancrĂ© dans des faits vĂ©rifiables. Je me promenais dans Montgomery, en Alabama, avec Bryan Stevenson, le grand avocat des droits civiques, et la moitiĂ© de Montgomery est noire, et Bryan me montrait tous les mĂ©moriaux confĂ©dĂ©rĂ©s Ă©rigĂ©s. Il me dit que la plupart d'entre eux ont Ă©tĂ© Ă©rigĂ©s au cours des dix derniĂšres annĂ©es. Je lui rĂ©ponds que c'est exactement ce qui s'est passĂ© en Yougoslavie. Avec l'effondrement Ă©conomique de la Yougoslavie et ce sentiment de dĂ©responsabilisation, de dĂ©trĂŽnement, les gens se sont repliĂ©s sur ces identitĂ©s mythiques, en particulier la suprĂ©matie blanche, le nationalisme blanc qui s'est emparĂ© des Ătats, et c'est ce qui s'est passĂ© en Yougoslavie. Mais ces identitĂ©s sont enracinĂ©es dans le mythe, elles ne sont pas enracinĂ©es dans la vĂ©ritĂ©. Et je pense que nous sommes allĂ©s trĂšs loin sur cette voie, et les consĂ©quences potentielles, surtout depuis que les Ătats-Unis sont inondĂ©s d'armes automatiques, sont vraiment effrayantes, comme en tĂ©moignent tant de fusillades de masse, ce n'est pas un scoop. Et il s'agit de fusillades d'enfants et d'Ă©coles. C'est le genre de violence nihiliste. Et comme l'Ă©crit le grand sociologue Durkheim dans son livre sur le suicide, les personnes qui cherchent Ă anĂ©antir les autres sont en fait animĂ©es par le dĂ©sir de s'anĂ©antir elles-mĂȘmes. Ces tueurs entrent donc en scĂšne, et c'est soit une forme de suicide en se faisant descendre par un flic, soit ils se tirent une balle. Cela rĂ©vĂšle une pathologie trĂšs sombre aux Ătats-Unis, Ă laquelle la presse contribue dĂ©sormais.
STELLA - Oui, s'ils prenaient au sérieux les fusillades de masse, surtout la prévention des fusillades de masse, car il y a un débat politique à mener sur le contrÎle des armes, mais il y a aussi la façon dont les médias interprÚtent ces fusillades de masse...
CHRIS - C'est comme pour le changement climatique. Les mĂ©dias sont dĂ©connectĂ©s de la rĂ©alitĂ©. On parle toujours d'Ă©vĂ©nements ponctuels sans aucun lien avec quoi que ce soit d'autre. Sâil est relatĂ© quâil n'y a pas d'eau en Arizona... âEh bien, quelle histoire intĂ©ressante, et maintenant, parlons de Madonna quiâ... On supprime le contexte. Et sans contexte, peu importe ce que vous publiez, cela nâa aucun impact. Et cette nĂ©cessitĂ© du contexte a Ă©tĂ© complĂštement gommĂ©e du paysage mĂ©diatique.
https://therealnews.com/julian-assange-and-the-end-of-american-democracy