đâđš Chris Hedges : La reconquĂȘte de notre pays
Nos oligarques sont aussi vicieux & inflexibles que ceux d'hier. Mais si nous sommes prĂȘts Ă user de l'arme la plus puissante dont nous disposons -la grĂšve- nous pourrons reconquĂ©rir notre pays.
đâđš La reconquĂȘte de notre pays
Ce texte est une conférence que j'ai donnée le 4 avril à la Convention nationale indépendante d'Austin, au Texas.
Par Chris Hedges, le 5 mars 2023
Mais si nous sommes prĂȘts Ă user de l'arme la plus puissante dont nous disposons - la grĂšve - alors nous pourrons reconquĂ©rir notre pays.
Nous vivons la guerre des classes la plus vicieuse de l'histoire des Ătats-Unis. L'inĂ©galitĂ© sociale a atteint son niveau le plus extrĂȘme en plus de 200 ans, dĂ©passant l'aviditĂ© rapace de l'Ă©poque des "barons voleurs". Les pouvoirs lĂ©gislatif, exĂ©cutif et judiciaire, ainsi que les mĂ©dias et les universitĂ©s, ont Ă©tĂ© confisquĂ©s par une minuscule cabale de milliardaires et d'entreprises qui adoptent des lois et des mesures lĂ©gislatives visant Ă consolider leur pouvoir et leur richesse obscĂšne Ă nos dĂ©pens. Nous sommes des victimes sacrificielles, que nous soyons de gauche ou de droite, impuissants devant cette incarnation moderne de l'idole biblique Moloch.
En 1928, les 1% les plus riches détenaient environ 24% des revenus de la nation, un pourcentage qui n'a cessé de diminuer jusqu'en 1973. Au début des années 1970, l'assaut de l'oligarchie contre les travailleurs s'est accéléré en réponse à la montée des mouvements de masse populaires dans les années 1960. La classe des milliardaires et les entreprises ont injecté des milliards dans les partis politiques, les universités, les think tanks et les médias. Les critiques du capitalisme ont eu du mal à trouver une tribune, y compris sur les chaßnes publiques. Ceux qui chantaient la mélodie jouée par les milliardaires étaient gratifiés de bourses, de contrats d'édition, de postes de professeurs permanents, de récompenses et de porte-voix perpétuels dans la presse marchande. Les salaires ont stagné. L'inégalité des revenus a atteint des proportions monstrueuses. Les taux d'imposition des sociétés et des riches ont été réduits jusqu'à aboutir à un boycott fiscal virtuel.
Aujourd'hui, les 10 % des personnes les plus riches des Ătats-Unis possĂšdent prĂšs de 70 % de la richesse totale du pays. Les 1 % les plus riches contrĂŽlent 32 % de la richesse. Les 50 % les plus pauvres de la population amĂ©ricaine dĂ©tiennent 3 % de l'ensemble des richesses du pays.
Ces oligarques au pouvoir nous tiennent en tenaille, sans mĂȘme parler du monde naturel. Ils ont mobilisĂ© les organes de sĂ©curitĂ© de l'Ătat, militarisĂ© la police, construit le plus grand systĂšme carcĂ©ral du monde et dĂ©naturĂ© les tribunaux pour criminaliser la pauvretĂ©. Nous sommes la population la plus espionnĂ©e, la plus surveillĂ©e, la plus photographiĂ©e et la plus contrĂŽlĂ©e de l'histoire de l'humanitĂ©, et j'ai couvert l'Ătat de la Stasi en Allemagne de l'Est. Lorsque l'Ătat-entreprise vous surveille 24 heures sur 24, vous ne pouvez pas utiliser le mot "libertĂ©". C'est la relation de maĂźtre Ă esclave.
Les oligarques ont achetĂ© intellectuels et artistes pour les mettre au service d'intĂ©rĂȘts commerciaux. Les rouages de la domination des entreprises sont mis en Ćuvre par les diplĂŽmĂ©s de l'enseignement supĂ©rieur, ceux qui accĂšdent au sommet de la hiĂ©rarchie universitaire - comme l'Ă©conomiste Larry Summers qui a encouragĂ© la dĂ©rĂ©glementation de Wall Street sous Bill Clinton, ou le politologue Samuel Huntington qui a averti que des pays comme les Ătats-Unis et le Royaume-Uni souffraient d'un "excĂšs de dĂ©mocratie" -, ceux qui gĂšrent les sociĂ©tĂ©s financiĂšres et les superstructures des entreprises, ceux qui fournissent les jingles, la publicitĂ©, les marques et la propagande politique dans les sociĂ©tĂ©s de relations publiques, ceux qui, dans la presse, sont les stĂ©nographes du pouvoir et ceux qui, dans l'industrie du divertissement, nous bourrent le crĂąne de fantasmes.
L'une des plus grandes ironies est que l'Ătat-entreprise a besoin des compĂ©tences des personnes instruites, des intellectuels et des artistes pour conserver le pouvoir, mais dĂšs que l'un d'entre eux commence Ă penser de maniĂšre indĂ©pendante, il est rĂ©duit au silence. L'assaut incessant contre la culture, le journalisme, l'Ă©ducation, les arts et la pensĂ©e critique a marginalisĂ© ceux qui s'expriment dans le langage de la lutte des classes, des Cassandre frĂ©nĂ©tiques considĂ©rĂ©s comme lĂ©gĂšrement dĂ©sĂ©quilibrĂ©s et dĂ©primants et apocalyptiques. Ceux qui ont le courage de faire la lumiĂšre sur les rouages de la machine, comme Noam Chomsky, sont transformĂ©s en parias ou, comme Julian Assange, persĂ©cutĂ©s sans relĂąche.
La culture est vitale pour la démocratie. Elle est radicale et porteuse de changement. Elle exprime ce qui est au plus profond de nous. Elle met des mots sur notre réalité. Elle valide les réalités de nos vies. Elle nous permet de percevoir et de ressentir. Elle nous permet d'éprouver de l'empathie pour ceux qui sont différents ou opprimés. Elle révÚle ce qui se passe autour de nous. Elle honore le mystÚre.
"Le rĂŽle prĂ©cis de l'artiste est donc d'Ă©clairer cette obscuritĂ©, de tracer des chemins Ă travers la vaste forĂȘt", Ă©crit James Baldwin, "afin que nous ne perdions pas de vue, dans tout ce que nous faisons, sa finalitĂ©, qui est, aprĂšs tout, de faire du monde un lieu de vie plus humain".
"En fin de compte, l'artiste et le révolutionnaire fonctionnent comme ils fonctionnent et paient le prix à payer pour cela parce qu'ils sont tous deux possédés par une vision, et qu'ils ne suivent pas tant cette vision qu'ils ne se sentent poussés par elle", écrit Baldwin.
Le postulat central de la culture de masse est que le capitalisme est le moteur inattaquable du progrĂšs humain, alors mĂȘme que les capitalistes mondiaux ont rejetĂ© dans l'atmosphĂšre prĂšs de 37 % d'Ă©missions supplĂ©mentaires de gaz Ă effet de serre depuis la premiĂšre convention sur le changement climatique en 1992. Quand on parle valeurs et besoins, quand on parle systĂšmes moraux et sens, quand on dĂ©fie la primautĂ© du profit, surtout si l'on ne dispose que des quelques minutes qui vous sont allouĂ©es dans une Ă©mission de tĂ©lĂ©vision cĂąblĂ©e pour communiquer dans les deux sens avec les clichĂ©s habituels qui tuent la pensĂ©e, cela ressemble Ă du charabia pour un public conditionnĂ©.
Le capitalisme, comme l'a compris Karl Marx, est une force rĂ©volutionnaire. Il est endĂ©miquement instable. Il exploite les ĂȘtres humains et le monde naturel jusqu'Ă l'Ă©puisement ou l'effondrement. Telle est sa nature. Mais ceux qui, dans la sociĂ©tĂ©, sont chargĂ©s d'en rĂ©vĂ©ler la nature ont Ă©tĂ© achetĂ©s ou rĂ©duits au silence. La vĂ©ritĂ© ne dĂ©coule pas de valeurs sociales ou d'une Ă©thique externe Ă la culture d'entreprise. Nos droits et nos nĂ©cessitĂ©s sociales, familiales et individuelles, ainsi que notre capacitĂ© Ă nous concentrer sur ces droits et ces nĂ©cessitĂ©s, nous ont Ă©tĂ© volĂ©s.
Il y a leur réalité, et il y a la nÎtre. Les marchés, la croissance économique, l'augmentation des bénéfices des entreprises et les restructurations, l'austérité, l'innovation technologique, la désindustrialisation et la hausse du marché boursier sont leurs réalités. La nécessité pour Janet Yellen d'orchestrer le chÎmage pour faire baisser l'inflation est, pour eux, un facteur vital.
Notre réalité, celle des expulsés, des prisonniers, des chÎmeurs, des malades non assurés, des 12 millions d'enfants qui se couchent le ventre vide ou qui vivent dans la rue, comme prÚs de 600 000 Américains, ne fait pas partie de l'équation. Notre réalité ne séduit pas les publicitaires. Notre réalité ne correspond pas au monde disneyfié que les médias et les publicitaires sont payés pour créer. Notre réalité est un obstacle à l'augmentation des profits.
On s'efforce de rĂ©aliser un rĂȘve. On vit dans une illusion. Et l'illusion dont nous sommes nourris dit qu'il n'y a jamais d'obstacle qui ne puisse ĂȘtre surmontĂ©. Que si nous creusons suffisamment en nous-mĂȘmes, si nous trouvons notre force intĂ©rieure, si nous saisissons, comme nous le disent les gourous du dĂ©veloppement personnel, que nous sommes vraiment exceptionnels, si nous croyons que JĂ©sus peut faire des miracles, si nous nous concentrons sur le bonheur, nous pouvons avoir tout ce que nous dĂ©sirons. Et lorsque nous Ă©chouons, comme c'est le cas de la plupart des gens dans les Ătats-Unis post-industriels, Ă rĂ©aliser cette illusion, on nous dit que nous n'avons pas fait assez d'efforts.
Sigmund Freud a Ă©crit que les sociĂ©tĂ©s, tout comme les individus, sont animĂ©es par deux instincts primaires. Le premier est l'instinct de vie - Eros, la quĂȘte de l'amour, de l'Ă©ducation, de la protection et de la prĂ©servation. Le second est l'instinct de mort. L'instinct de mort, appelĂ© Thanatos par les post-freudiens, est alimentĂ© par la peur, la haine et la violence. Il cherche Ă dissoudre tous les ĂȘtres vivants, y compris nous-mĂȘmes. L'une de ces deux forces, Ă©crit Freud, est toujours dominante. Les sociĂ©tĂ©s en dĂ©clin sont attirĂ©es par l'instinct de mort, comme l'observe Freud dans "Malaise dans la civilisation", Ă©crit Ă l'Ă©poque de la montĂ©e du fascisme europĂ©en et de la Seconde Guerre mondiale. L'instinct de mort considĂšre la destruction comme une crĂ©ation. La satisfaction de l'instinct de mort, Ă©crit Freud, "s'accompagne d'un degrĂ© extraordinairement Ă©levĂ© de jouissance narcissique, du fait qu'elle prĂ©sente au moi la rĂ©alisation de ses vieux dĂ©sirs de toute-puissance".
Une population en proie au dĂ©sespoir, Ă un sentiment de dĂ©tresse et d'impuissance, s'enivre d'une orgie d'anĂ©antissement, qui se mue bientĂŽt en anĂ©antissement de soi. Elle n'a aucun intĂ©rĂȘt Ă nourrir un monde qui l'a trahie. Elle cherche Ă Ă©radiquer ce monde et Ă le remplacer par un monde mythique. Elle se rĂ©fugie dans l'auto-adulation, nourrie par l'illusion et l'amnĂ©sie historique.
Le danger inhĂ©rent Ă l'illusion est qu'elle vous permet de rester dans un Ă©tat d'infantilisme. Lorsque le fossĂ© se creuse entre l'illusion de ce que nous pensons ĂȘtre et la rĂ©alitĂ© des inĂ©galitĂ©s, de la violence, des saisies immobiliĂšres, des faillites causĂ©es par l'incapacitĂ© de payer les factures mĂ©dicales et, finalement, de l'effondrement de l'empire, nous ne sommes pas prĂ©parĂ©s Ă©motionnellement, psychologiquement et intellectuellement Ă ce Ă quoi nous sommes confrontĂ©s. Quand le loup est Ă la porte, quand notre maison est saisie, quand l'assurance chĂŽmage s'arrĂȘte, nous rĂ©agissons comme des enfants. Nous cherchons un dĂ©magogue ou un sauveur qui nous promet protection, renouveau moral, vengeance et regain de gloire.
Tel est le monde déformé que nos maßtres ont créé. Nous devons l'affronter et le démanteler. Pour cela, nous devons opposer le pouvoir au pouvoir. Il nous faut briser les illusions destinées à nous priver de notre pouvoir, adhérer à des valeurs fondées sur le caractÚre sacré de la vie, plutÎt que sur la recherche du profit. Nous devons franchir les fossés culturels et politiques que la classe dirigeante a creusés et construire de nouvelles coalitions politiques et sociales.
Les politiques de diversité sont devenues des gadgets publicitaires, des labels. Barack Obama n'a rien fait pour réduire les inégalités sociales et la folie impériale. Les politiques identitaires et la diversité accaparent les libéraux et les diplÎmés avec un activisme de boutique au détriment de la lutte contre les injustices systémiques ou le fléau de la guerre permanente. Les nantis reprochent aux démunis leurs mauvaises maniÚres, leur racisme, leur insensibilité linguistique et leur vulgarité, tout en ignorant les causes profondes de leur détresse économique ou du désespoir suicidaire qui s'empare d'une grande partie du pays.
La vie des AmĂ©rindiens s'est-elle amĂ©liorĂ©e grĂące Ă la lĂ©gislation imposant l'assimilation et la rĂ©vocation des titres fonciers tribaux imposĂ©e par Charles Curtis, le premier vice-prĂ©sident amĂ©rindien ? Sommes-nous mieux lotis avec Clarence Thomas, qui s'oppose Ă la discrimination positive, Ă la Cour suprĂȘme ? Ou Victoria Nuland, faucon de guerre, au dĂ©partement d'Ătat ? Notre quĂȘte de guerre permanente est-elle plus acceptable parce que Lloyd Austin, un Afro-AmĂ©ricain, est le secrĂ©taire Ă la dĂ©fense ? L'armĂ©e est-elle plus humaine parce qu'elle accepte les soldats transgenres ? L'inĂ©galitĂ© sociale et l'Ătat de surveillance qui la contrĂŽle sont-ils amĂ©liorĂ©s parce que Sundar Pichai, nĂ© en Inde, est le PDG de Google et d'Alphabet ? L'industrie de l'armement s'est-elle amĂ©liorĂ©e parce que Kathy J. Warden, une femme, est PDG de Northop Grumman? Et qu'une autre femme, Phebe Novakovic, est PDG de General Dynamics ? Les familles de travailleurs sont-elles mieux loties avec Janet Yellen, qui prĂŽne l'augmentation du chĂŽmage et de la "prĂ©caritĂ© de l'emploi" pour faire baisser l'inflation, au poste de secrĂ©taire d'Ătat au TrĂ©sor ? L'industrie cinĂ©matographique est-elle amĂ©liorĂ©e lorsqu'une rĂ©alisatrice, Kathryn Bigelow, fait de "Zero Dark Thirty" un document de propagande pour la CIA ?
Dans son dernier livre "Achieving Our Country", Richard Rorty a vu oĂč nous nous dirigeons. Il Ă©crit :
âLes syndicalistes et les travailleurs non qualifiĂ©s, non organisĂ©s, rĂ©aliseront tĂŽt ou tard que leur gouvernement n'essaie mĂȘme pas d'empĂȘcher les salaires de baisser ou de prĂ©venir l'exportation des emplois. Ils rĂ©aliseront Ă peu prĂšs en mĂȘme temps que les cols blancs des banlieues - eux-mĂȘmes dĂ©sespĂ©rĂ©ment effrayĂ©s par les compressions d'effectifs - n'accepteront pas d'ĂȘtre taxĂ©s pour fournir des avantages sociaux Ă autrui.
Et c'est Ă ce stade-lĂ que les choses vont se gĂąter. L'Ă©lectorat non suburbain dĂ©cidera que le systĂšme a Ă©chouĂ©, et se mettra Ă la recherche d'un homme fort pour lequel voter - quelqu'un prĂȘt Ă lui assurer qu'une fois Ă©lu, les bureaucrates suffisants, les avocats rusĂ©s, les vendeurs d'obligations surpayĂ©s et les professeurs postmodernistes ne mĂšneront plus la danse. Un scĂ©nario semblable Ă celui du roman de Sinclair Lewis "It Can't Happen Here" (Ăa ne peut pas arriver ici) pourrait alors voir le jour. En effet, lorsqu'un homme fort prend le pouvoir, personne ne peut prĂ©dire ce qui se passera. En 1932, la plupart des prĂ©dictions faites sur ce qui se passerait si Hindenburg nommait Hitler chancelier Ă©taient follement optimistes.
Il est trĂšs probable que les acquis des quarante derniĂšres annĂ©es pour les Noirs et les Bruns d'AmĂ©rique, ainsi que pour les homosexuels, seront anĂ©antis. Le mĂ©pris grivois Ă l'Ă©gard des femmes reviendra Ă la mode. Les mots [insulte pour un Afro-AmĂ©ricain qui commence par "n"] et [insulte pour un Juif qui commence par "k"] se feront Ă nouveau entendre sur notre lieu de travail. Tout le sadisme que la gauche acadĂ©mique a tentĂ© de rendre inacceptable Ă ses Ă©tudiants reviendra en force. Tout le ressentiment que les AmĂ©ricains peu instruits Ă©prouvent Ă l'idĂ©e que leurs maniĂšres leur soient dictĂ©es par des diplĂŽmĂ©s de l'enseignement supĂ©rieur trouvera un exutoire.â
Le public a été divisé en tribus antagonistes. Satisfaire ces tribus antagonistes est le modÚle économique des médias, qu'il s'agisse de Fox News ou de MSNBC. Non seulement ces groupes démographiques concurrents sont nourris de ce qu'ils veulent entendre, mais la tribu opposée est diabolisée, et les discours enflammés creusent le fossé au sein de l'opinion publique. Les oligarques s'en réjouissent.
Si nous voulons reprendre le pouvoir aux entreprises et Ă la classe des milliardaires qui ont menĂ© ce coup d'Ătat au ralenti, et empĂȘcher la montĂ©e du nĂ©ofascisme, nous devons construire une coalition gauche-droite libĂ©rĂ©e de l'absolutisme moral des zĂ©lateurs de l'Ă©veil. Nous devons nous organiser pour utiliser la seule arme que possĂšdent les travailleurs Ă mĂȘme de paralyser et de dĂ©truire le pouvoir Ă©conomique et politique de la classe des milliardaires. La grĂšve.
Les oligarques ont passé des décennies à abolir ou à domestiquer les syndicats, transformant les rares organisations syndicales encore existantes en partenaires subalternes obséquieux du systÚme capitaliste. Seuls 10,1 % des travailleurs sont syndiqués. En janvier 2022, le taux de syndicalisation dans le secteur privé était à son plus bas niveau depuis l'adoption de la loi sur les relations de travail (National Labor Relations Act) de 1935. Pourtant, 71 % des travailleurs américains déclarent qu'ils aimeraient appartenir à un syndicat, soit le taux le plus élevé depuis prÚs de 60 ans, contre 48 % en 2009, selon un sondage Gallup réalisé l'été dernier.
Une sĂ©rie de lois anti-ouvriĂšres, dont la loi Taft-Hartley de 1947 et les lois dites "Right-to-Work", qui interdisent les activitĂ©s syndicales, ont Ă©tĂ© Ă©laborĂ©es pour affaiblir le pouvoir de nĂ©gociation des travailleurs et paralyser le droit de grĂšve. Lorsque la loi Taft-Hartley a Ă©tĂ© adoptĂ©e, environ un tiers de la main-d'Ćuvre Ă©tait syndiquĂ©e, avec un pic de 34,8 % en 1954. Cette loi constitue une attaque frontale contre les syndicats. Elle interdit les grĂšves juridictionnelles, les grĂšves sauvages, les grĂšves de solidaritĂ© ou les grĂšves Ă caractĂšre politique, ainsi que les boycotts indirects, par lesquels les syndicats s'attaquent aux employeurs qui continuent Ă faire affaire avec les entreprises concernĂ©es par une grĂšve. Elle interdit les piquets de grĂšve indirects ou sur des sites communs, ainsi que la fermeture d'ateliers.
La loi autorise les entreprises Ă exiger de leurs employĂ©s qu'ils assistent Ă des rĂ©unions de propagande antisyndicale, ce que fait Amazon avec ses salariĂ©s. Le gouvernement fĂ©dĂ©ral est habilitĂ© Ă obtenir des injonctions pour briser la grĂšve et Ă imposer un accord aux travailleurs si une grĂšve imminente ou en cours met en pĂ©ril "la santĂ© ou la sĂ©curitĂ© nationale", comme l'a fait l'administration Biden avec les travailleurs des chemins de fer du fret. Le droit de grĂšve n'existe pratiquement pas aux Ătats-Unis.
La grĂšve est la seule arme dont disposent les travailleurs pour tenir le pouvoir en Ă©chec. Les partis tiers peuvent prĂ©senter des candidats pour contester le duopole, mais ce sont des appendices inutiles s'ils ne sont pas soutenus par le pouvoir des syndicats. Comme l'histoire l'a prouvĂ© Ă maintes reprises, le travail organisĂ©, alliĂ© Ă un parti politique dĂ©vouĂ© Ă ses intĂ©rĂȘts, est le seul moyen de nous protĂ©ger des oligarques.
Nick French, dans un article paru dans Jacobin, s'appuie sur les travaux du sociologue Walter Korpi, qui a examinĂ© la montĂ©e de l'Ătat-providence suĂ©dois dans son livre "The Democratic Class Struggle" ["La lutte des classes dĂ©mocratique"]. Korpi a expliquĂ© comment les travailleurs suĂ©dois "ont construit un mouvement syndical fort et bien organisĂ©, structurĂ© selon des lignes industrielles et uni par une fĂ©dĂ©ration syndicale centrale.... qui a travaillĂ© en Ă©troite collaboration avec le Parti social-dĂ©mocrate des travailleurs de SuĂšde (SAP)". La bataille pour la construction de l'Ătat-providence a nĂ©cessitĂ© une organisation - 76 % des travailleurs Ă©taient syndiquĂ©s-, des vagues de grĂšves, une activitĂ© militante et une pression politique de la part du SAP.
"MesurĂ© en termes de nombre de jours de travail par salariĂ©", Ă©crit Korpi, "du dĂ©but du siĂšcle jusqu'au dĂ©but des annĂ©es 1930, la SuĂšde a connu le plus grand nombre de grĂšves et de blocages parmi les nations occidentales". De 1900 Ă 1913, "il y a eu 1 286 jours d'inactivitĂ© dus aux grĂšves et aux blocages pour mille travailleurs en SuĂšde. De 1919 Ă 1938, il y en a eu 1 448. Ă titre de comparaison, aux Ătats-Unis, l'annĂ©e derniĂšre, selon les donnĂ©es du National Bureau of Economic Research, il y a eu moins de 3,7 jours d'inactivitĂ© pour mille travailleurs en raison d'arrĂȘts de travail.
Ă quel moment une population assiĂ©gĂ©e, vivant prĂšs ou en dessous du seuil de pauvretĂ©, se soulĂšve-t-elle pour protester ? Ă quel moment s'engagera-t-elle dans une rĂ©sistance civile de longue haleine pour briser l'emprise de l'Ă©lite au pouvoir ? Ă quel moment les gens seront-ils prĂȘts Ă accepter le risque d'ĂȘtre arrĂȘtĂ©s, emprisonnĂ©s ou pire encore ?
Si l'on se fie Ă l'histoire, on l'ignore. Mais il est dĂ©sormais indĂ©niable que l'amorce est lĂ , mĂȘme pour la classe dirigeante. Comme l'a signalĂ© le philosophe amĂ©ricain Richard Rorty, si nous laissons ces divisions s'Ă©tendre, nous courons le risque de permettre aux fascistes chrĂ©tiens de tuer ce qui reste de notre rĂ©publique anĂ©mique. Mais si nous nous organisons autour de prĂ©occupations communes, notamment l'arrĂȘt de mort infligĂ© Ă des milliards de personnes dans le monde par l'industrie des combustibles fossiles, nous pouvons faire en sorte que l'attention ne soit plus focalisĂ©e sur les autres, diabolisĂ©s, mais sur le vĂ©ritable ennemi, Ă savoir nos entreprises dominantes.
La France nous donne une excellente leçon sur la maniĂšre d'opposer le pouvoir populaire Ă une Ă©lite dirigeante. La tentative du prĂ©sident français Emmanuel Macron de relever unilatĂ©ralement l'Ăąge de la retraite a dĂ©clenchĂ© des grĂšves et des manifestations massives dans toute la France, notamment Ă Paris, Lyon, Marseille et Bordeaux. Quelque 3,5 millions de travailleurs ont dĂ©brayĂ© en France la semaine derniĂšre, Ă l'occasion de leur neuviĂšme journĂ©e de grĂšve reconductible. La tentative du Premier ministre Benjamin Netanyahu d'affaiblir le contrĂŽle judiciaire a Ă©tĂ© suspendue lorsque la plus grande centrale syndicale du pays a organisĂ© des grĂšves qui ont entraĂźnĂ© la paralysie des transports, des universitĂ©s, des restaurants et des commerces de dĂ©tail. Notre propre histoire d'activitĂ©s syndicales militantes, en particulier dans les annĂ©es 1930, a dĂ©bouchĂ© sur une sĂ©rie de mesures qui ont protĂ©gĂ© les travailleurs et les travailleuses Ă travers les Ătats-Unis, notamment la sĂ©curitĂ© sociale, la journĂ©e de travail de huit heures et la fin de l'exploitation du travail des enfants.
Les Ătats-Unis ont connu les guerres ouvriĂšres les plus sanglantes de tous les pays industrialisĂ©s, qui n'ont Ă©tĂ© Ă©galĂ©es que par l'Ă©radication du travail organisĂ© par les rĂ©gimes fascistes en Europe. Des centaines de travailleurs amĂ©ricains ont Ă©tĂ© tuĂ©s. Des milliers dâautres blessĂ©s. Des dizaines de milliers d'entre eux ont Ă©tĂ© mis Ă l'index. Des syndicalistes radicaux comme Joe Hill ont Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©s sur la base d'accusations de meurtre forgĂ©es de toutes piĂšces, emprisonnĂ©s comme Eugene V. Debs, ou contraints Ă l'exil comme "Big Bill" Haywood. Les syndicats militants sont interdits. Lors des raids Palmer menĂ©s Ă l'occasion du deuxiĂšme anniversaire de la rĂ©volution russe, le 17 novembre 1919, plus de 10 000 communistes, socialistes et anarchistes prĂ©sumĂ©s ont Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s. Nombre d'entre eux ont Ă©tĂ© dĂ©tenus pendant de longues pĂ©riodes sans procĂšs. Des milliers d'Ă©migrĂ©s nĂ©s Ă l'Ă©tranger, comme Emma Goldman, Alexander Berkman et Mollie Steimer, ont Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s, emprisonnĂ©s et finalement expulsĂ©s. Des revues socialistes, telles que Appeal to Reason et The Masses, ont Ă©tĂ© suspendues.
Lors de la grande grĂšve des chemins de fer de 1922, des voyous armĂ©s par la compagnie ont ouvert le feu, tuant des grĂ©vistes. Le prĂ©sident des chemins de fer de Pennsylvanie, Samuel Rea, a engagĂ© Ă lui seul plus de 16 000 hommes armĂ©s pour briser une grĂšve de prĂšs de 20 000 salariĂ©s dans les ateliers de la compagnie Ă Altoona, en Pennsylvanie, la plus importante au monde. Les chemins de fer ont organisĂ© une vaste campagne de presse pour diaboliser les grĂ©vistes. Ils ont embauchĂ© des milliers de briseurs de grĂšve, dont beaucoup Ă©taient des travailleurs afro-amĂ©ricains Ă qui la direction du syndicat avait interdit d'adhĂ©rer. La Cour suprĂȘme a confirmĂ© les contrats "yellow dog" qui interdisaient aux travailleurs de se syndiquer. La presse de l'establishment, ainsi que le parti dĂ©mocrate, ont pleinement participĂ© Ă la diabolisation et au dĂ©nigrement du monde du travail. La mĂȘme annĂ©e, des grĂšves ferroviaires sans prĂ©cĂ©dent ont eu lieu en Allemagne et en Inde.
Pour lutter contre les grĂšves des chemins de fer, qui ont perturbĂ© le commerce national en 1877, 1894 et 1922, le gouvernement fĂ©dĂ©ral a adoptĂ© en 1926 la loi sur le travail dans les chemins de fer [The Railway Labor Act] - que les syndicalistes appellent "la loi anti-ouvriĂšre sur les chemins de fer" - qui fixe de nombreuses conditions, notamment la nomination d'un conseil prĂ©sidentiel d'urgence avant qu'une grĂšve ne puisse ĂȘtre dĂ©clenchĂ©e. M. Biden a mis en place un comitĂ© prĂ©sidentiel d'urgence en juillet de l'annĂ©e derniĂšre. Un mois plus tard, les travailleurs des chemins de fer de marchandises ont Ă©tĂ© contraints d'accepter un contrat qui excluait tout congĂ© de maladie rĂ©munĂ©rĂ©.
Nos oligarques d'aujourd'hui sont tout aussi vicieux et inflexibles que ceux d'hier. Ils se battront avec tout ce qui est Ă leur disposition pour Ă©craser les aspirations des travailleurs et la demande de rĂ©formes dĂ©mocratiques. La bataille ne sera ni rapide, ni aisĂ©e. Mais si nous nous concentrons sur l'oppresseur, au lieu de diaboliser dâautres opprimĂ©s, si nous accomplissons le dur travail de construction de mouvements de masse pour tenir les puissants en Ă©chec, si nous acceptons que la dĂ©sobĂ©issance civile a un coĂ»t, y compris la prison, si nous sommes prĂȘts Ă utiliser l'arme la plus puissante dont nous disposons - la grĂšve - alors nous pourrons reconquĂ©rir notre pays.