👁🗨 Chris Hedges : La saga Trump-Russie, et la spirale de mort du journalisme américain
Quand les faits se substituent aux opinions, que la vérité n'est pas pertinente, qu'on ne dit aux gens que ce qu'ils veulent entendre, le journalisme n'est plus du journalisme, mais de la propagande.
👁🗨 La saga Trump-Russie et la spirale de mort du journalisme américain
Par Chris Hedges / Original to ScheerPost, le 26 février 2023
Les médias s'adressent à un groupe démographique particulier, en lui disant ce qu'il croit déjà - même si c'est non vérifié ou faux. Cette attitude définit la couverture de la saga Trump-Russie.
Les reporters font des erreurs. La nature même du métier. Nous avons toujours quelques histoires qui mériteraient d'être rapportées avec plus de soin. Écrire dans les délais, souvent quelques heures seulement avant la publication, est un art imparfait. Mais lorsque des erreurs se produisent, elles doivent être reconnues et rendues publiques. Les dissimuler, prétendre qu'elles n'ont jamais existé, détruit notre crédibilité. Une fois cette crédibilité perdue, la presse ne devient rien de plus qu'une chambre d'écho pour un groupe démographique déterminé. C'est, malheureusement, le modèle qui définit aujourd'hui les médias marchands.
L'incapacité à rendre compte avec précision de la saga Trump-Russie pendant les quatre années de la présidence Trump est déjà assez grave. Pire encore, les grandes organisations médiatiques, qui ont produit des milliers d'histoires et de rapports mensongers, refusent de s'engager dans un sérieux post-mortem. L'échec systématique était si flagrant et généralisé qu'il jette une ombre très dérangeante sur la presse. Comment CNN, ABC, NBC, CBS, MSNBC, le Washington Post, le New York Times et Mother Jones peuvent-ils admettre que, pendant quatre ans, ils ont fait passer des ragots salaces et non vérifiés pour des réalités ? Comment expliquer aux téléspectateurs et aux lecteurs que les règles les plus élémentaires du journalisme ont été écartées pour participer à une chasse aux sorcières, un nouveau maccarthysme virulent ? Comment expliquent-ils au public que leur haine pour Trump les a conduits à l'accuser, pendant des années, d'activités et de crimes qu'il n'a pas commis ? Comment justifient-ils leur manque actuel de transparence et leur malhonnêteté ? Ce n'est pas un bel aveu, c'est pourquoi il n'aura pas lieu. Selon un rapport publié en 2022 par l'Institut Reuters pour l'étude du journalisme, les médias américains sont les moins crédibles - 26 % - parmi 46 nations. Et ce n'est pas sans raison.
Le modèle commercial du journalisme a changé par rapport à l'époque où j'ai commencé à travailler comme reporter, en couvrant les conflits en Amérique centrale au début des années 1980. À l'époque, quelques grands médias s'efforçaient d'atteindre un large public. Je ne veux pas faire l'apologie de cette ancienne presse. Ceux qui rapportaient des histoires remettant en cause le récit dominant étaient des cibles, non seulement du gouvernement américain, mais aussi des hiérarchies au sein des organismes de presse tels que le New York Times. Ray Bonner, par exemple, a été réprimandé par les rédacteurs en chef du New York Times lorsqu'il a révélé les violations flagrantes des droits de l'homme commises par le gouvernement salvadorien, que l'administration Reagan avait financé et armé. Il a démissionné peu après avoir été muté à un poste sans avenir au service financier. Sydney Schanberg a remporté un prix Pulitzer pour son reportage sur les Khmers rouges au Cambodge, qui a servi de base au film "The Killing Fields". Il a ensuite été nommé rédacteur en chef métropolitain du New York Times, où il a chargé des journalistes de couvrir les sans-abri, les pauvres et les personnes chassées de leurs maisons et appartements par les promoteurs immobiliers de Manhattan. Schanberg m'a raconté que le rédacteur en chef du journal, Abe Rosenthal, le qualifiait avec dérision de "communiste attitré". Il a mis fin à la chronique bihebdomadaire de Schanberg et l'a forcé à partir. J'ai vu ma carrière au journal prendre fin lorsque j'ai publiquement critiqué l'invasion de l'Irak. Les campagnes de sabotage de carrière contre ceux qui rapportaient des histoires controversées ou exprimaient des opinions controversées n'ont pas échappé aux autres journalistes et rédacteurs qui, pour se protéger, ont pratiqué l'autocensure.
Mais les anciens médias, parce qu'ils cherchaient à toucher un large public, rendaient compte d'événements et de questions qui ne plaisaient pas à tous leurs lecteurs. Ils laissaient beaucoup de choses de côté, c'est certain. Ils accordaient trop de crédibilité à l'administration, mais, comme me l'a dit Schanberg, l'ancien modèle d'information a sans doute empêché "le marécage de gagner du terrain, de se creuser davantage".
L'avènement des médias numériques et le cloisonnement du public en catégories démographiques antagonistes ont détruit le modèle traditionnel du journalisme commercial. Dévastés par une perte de revenus publicitaires et un déclin brutal des téléspectateurs et des lecteurs, les médias marchands ont tout intérêt à s'adresser aux fidèles. Les quelque trois millions et demi d'abonnés aux nouvelles numériques que le New York Times a acquis pendant la présidence de Trump étaient, selon des enquêtes internes, très majoritairement anti-Trump. Une boucle de contre-réactions s'est mise en place, le journal donnant à ses abonnés numériques ce qu'ils voulaient entendre. Il s'avère que les abonnés numériques sont également très sensibles.
"Si le journal publiait des informations susceptibles d'être interprétées comme favorables à Trump ou pas assez critiques à son égard", m'a récemment confié Jeff Gerth, un journaliste d'investigation qui a passé de nombreuses années au New York Times, certains abonnés "résiliaient leur abonnement ou allaient se plaindre sur les réseaux sociaux."
Donner aux abonnés ce qu'ils veulent a un sens commercial. Cependant, ce n'est pas du journalisme.
Les organismes de presse, dont l'avenir est le numérique, ont dans le même temps rempli les salles de rédaction avec les férus de technologie capables d'attirer des adeptes sur les réseaux sociaux, même s'ils n'ont pas de compétences journalistiques. Margaret Coker, chef du bureau du New York Times à Bagdad, a été licenciée par la rédaction du journal en 2018, après que la direction a affirmé qu'elle était responsable de l'interdiction faite à sa journaliste vedette sur le terrorisme, Rukmini Callimachi, de retourner en Irak, une accusation que Coker a toujours niée. Il était pourtant de notoriété publique, pour beaucoup au sein du journal, que Coker avait déposé un certain nombre de plaintes concernant le travail de Callimachi, qu'elle considérait comme indigne de confiance. Le journal devra par la suite escamoter un podcast en 12 parties très acclamé, "Caliphate", animé par Callimachi en 2018, car il était basé sur le témoignage d'un imposteur. "'Caliphate' représente le New York Times moderne", a déclaré Sam Dolnick, un directeur adjoint de la rédaction, en annonçant le lancement du podcast. Cette déclaration s'est avérée exacte, mais d'une manière que Dolnick n'avait probablement pas prévue.
Gerth, journaliste d'investigation lauréat du prix Pulitzer qui a travaillé au New York Times de 1976 à 2005, a passé les deux dernières années à rédiger un article exhaustif sur l'échec systémique de la presse dans l'affaire Trump-Russie. Il a écrit une série de quatre articles de 24 000 mots publiée par la Columbia Journalism Review. C'est une lecture essentielle, bien que déprimante. Les organes de presse se sont saisis à plusieurs reprises de n'importe quelle histoire, documente-t-il, même non vérifiée, pour discréditer Trump et ont régulièrement ignoré les rapports mettant en doute des rumeurs présentées comme des faits. Vous pouvez suivre mon interview avec Gerth ici.
Le New York Times, par exemple, en janvier 2018, a fait abstraction d'un document rendu public montrant que l'enquêteur principal du FBI, après une enquête de dix mois, n'a pas trouvé de preuves de collusion entre Trump et Moscou. Ce mensonge par omission a été associé au recours à des sources colportant des fictions destinées à satisfaire les personnes qui détestent Trump, ainsi qu'à l'absence d'interview des personnes accusées de collaborer avec la Russie.
Le Washington Post et NPR ont rapporté, à tort, que Trump avait affaibli la position du GOP sur l'Ukraine dans le programme du parti parce qu'il s'opposait à un discours appelant à doter l'Ukraine d'"armes défensives létales" - une position identique à celle de son prédécesseur, le président Barack Obama. Ces médias ont omis le soutien du programme aux sanctions contre la Russie ainsi que son appel à "une assistance appropriée aux forces armées ukrainiennes et à une plus grande coordination avec les plans de défense de l'OTAN". Les organes de presse ont amplifié cette accusation. Dans une colonne du New York Times qui a qualifié Trump de "candidat sibérien", Paul Krugman a écrit que le programme avait été "édulcoré jusqu'à la fadeur" par le président républicain. Jeffrey Goldberg, rédacteur en chef de The Atlantic, a décrit Trump comme un "agent de facto" de Vladimir Poutine. Ceux qui ont tenté de dénoncer ces reportages bâclés, notamment la journaliste russo-américaine et critique de Poutine Masha Gessen, ont été ignorés.
Après la première rencontre de Trump en tant que président avec Poutine, il a été attaqué comme si la rencontre elle-même prouvait qu'il était un larbin de la Russie. Le chroniqueur Roger Cohen du New York Times a alors écrit sur le "spectacle écœurant du président américain se prosternant à Helsinki devant Vladimir Poutine." Rachel Maddow, l'animatrice la plus populaire de MSNBC, a déclaré que la rencontre entre Trump et Poutine confirmait qu'elle avait bien abordé les allégations Trump-Russie "plus que n'importe qui d'autre dans la presse nationale" et a fortement laissé entendre - et le compte Twitter et la page YouTube de son émission l'ont explicitement indiqué - que les Américains étaient désormais "confrontés au pire des scénarios, à savoir que le président des États-Unis était compromis par une puissance étrangère hostile".
Les reportages anti-Trump, note Gerth, se cachaient derrière le rempart des sources anonymes, fréquemment identifiées comme "des gens (ou une personne) bien informés" - le New York Times l'a utilisé plus de mille fois dans des histoires impliquant Trump et la Russie, entre octobre 2016 et la fin de sa présidence, a constaté Gerth. Toute rumeur ou diffamation était reprise dans le cycle des actualités, les sources étant souvent non identifiées et les informations non vérifiées.
Une certaine routine a rapidement pris forme dans la saga Trump-Russie. "D'abord, une agence fédérale comme la CIA ou le FBI informe secrètement le Congrès", écrit Gerth. "Ensuite, les démocrates ou les républicains divulguent sélectivement des bribes. Enfin, l'histoire sort, en utilisant une vague mention de la source" Ces morceaux d'information triés sur le volet ont largement déformé les conclusions des briefings.
Les rapports selon lesquels Trump était un atout russe ont démarré avec le dossier dit Steele, financé d'abord par les opposants républicains à Trump, puis par la campagne d'Hillary Clinton. Les accusations du dossier - qui comprenaient des rapports selon lesquels Trump aurait bénéficié d'un "cadeau en or" de la part de femmes prostituées dans une chambre d'hôtel de Moscou et des affirmations selon lesquelles Trump et le Kremlin avaient des liens remontant à cinq ans - ont été discréditées par le FBI.
"Bob Woodward, apparaissant sur Fox News, a qualifié le dossier de 'document poubelle' qui 'n'aurait jamais dû' faire partie d'un briefing des services de renseignement", écrit Gerth dans son rapport. "Il m'a dit plus tard que le Post n'était pas intéressé par sa critique sévère du dossier. Après ses remarques sur Fox, Woodward a déclaré qu'il avait "contacté les personnes qui ont couvert ce dossier" au journal, les identifiant seulement de manière générique comme des "reporters", pour expliquer pourquoi il était si critique. À la question de savoir comment ils ont réagi, Woodward a répondu : "Pour être franc, la curiosité des gens du Post pour ce que j'avais dit, pourquoi j'avais dit cela, était inexistante, et je l'ai accepté sans forcer personne".
D'autres reporters ayant dénoncé les affabulations - Glenn Greenwald à The Intercept, Matt Taibbi à Rolling Stone et Aaron Mate à The Nation - ont eu maille à partir avec leurs organes de presse, et travaillent désormais comme journalistes indépendants.
Le New York Times et le Washington Post se sont partagé les prix Pulitzer en 2019 pour leurs reportages sur "l'ingérence russe dans l'élection présidentielle de 2016 et ses liens avec la campagne Trump, l'équipe de transition du président élu et son éventuelle administration."
Le silence des organismes de presse qui, pendant des années, ont perpétué cette fraude est de mauvais augure. Il pérennise un nouveau modèle médiatique, sans crédibilité ni responsabilité. La poignée de journalistes qui ont répondu à l'article d'investigation de Gerth, comme David Corn de Mother Jones, ont réentonné les anciens mensonges, comme si la montagne de preuves discréditant leurs reportages, dont la plupart proviennent du FBI et du rapport Mueller, n'existait pas.
Quand les faits sont substituables aux opinions, quand la vérité n'est pas pertinente, quand on ne dit aux gens que ce qu'ils veulent entendre, le journalisme cesse d'être du journalisme, il devient de la propagande.
* Chris Hedges est un journaliste lauréat du prix Pulitzer qui a été correspondant à l'étranger pendant quinze ans pour le New York Times, où il a occupé les postes de chef du bureau du Moyen-Orient et du bureau des Balkans. Il a auparavant travaillé à l'étranger pour le Dallas Morning News, le Christian Science Monitor et NPR. Il est l'hôte de l'émission The Chris Hedges Report.