👁🗨 Chris Hedges : La voie de la tyrannie repose sur notre souffrance collective
La société américaine engendre des traumatismes qui s'expriment par une série de pathologies autodestructrices, dont l'érosion de la démocratie et la montée du néofascisme.
👁🗨 Notre tragédie collective est la voie de la tyrannie
Par Chris Hedges, le 3 septembre 2023
Le capitalisme d'entreprise, défini par le culte du moi et l'exploitation impitoyable du monde naturel et de toute forme de vie à des fins lucratives, se nourrit de désordres psychologiques et physiques chroniques. Les maladies et pathologies du désespoir - aliénation, hypertension artérielle, diabète, anxiété, dépression, obésité morbide, fusillades de masse (près de deux par jour en moyenne), violences domestiques et sexuelles, overdoses (plus de 100 000 par an) et suicides (49 000 morts en 2022) - sont les conséquences d'une société profondément traumatisée.
Sont célébrés les caractéristiques fondamentales des psychopathes - charme superficiel, grandeur d'âme et suffisance, besoin de stimulation constante, penchant pour le mensonge, tromperie, manipulation et incapacité à éprouver remords ou culpabilité. Les vertus d'empathie, de compassion et d'abnégation sont dépréciées, rejetées et réduites à néant. Les professions qui soutiennent la communauté, telles que l'enseignement, le travail manuel, les arts, le journalisme et les soins infirmiers, sont sous-payées et surmenées. Les professions synonymes d'exploitation, comme celles de la haute finance, des grandes sociétés pharmaceutiques et pétrolières et des technologies de l'information, sont auréolées de prestige, de richesse et de pouvoir.
“Les vices que partagent des millions de personnes n'en font pas des vertus, les erreurs qu'ils partagent n'en deviennent pas pour autant des vérités, et les formes de pathologie mentale que partagent des millions de personnes ne les rendent pas saines d'esprit”,
écrit Eric Fromm dans The Sane Society [Société aliénée et société saine : du capitalisme au socialisme humaniste. Psychanalyse de la société contemporaine].
Les ouvrages classiques sur les traumatismes du Dr Bessel van der Kolk, du Dr Gabor Maté et du Dr Judith Herman affirment sans ambages que ce qui est admis en terme de comportement normal dans une société entrepreneuriale est en conflit avec les besoins humains fondamentaux et avec notre santé psychologique et physique. D'énormes pans de la population américaine, en particulier les dizaines de millions de personnes rejetées et marginalisées, souffrent de traumatismes chroniques. Dans “Nickel and Dimed : Undercover in Low-Wage USA” [“L’Amérique pauvre”, Grasset 2004], Barbara Ehrenreich décrit la vie des travailleurs pauvres comme une interminable “urgence”. Ce traumatisme est aussi destructeur pour nous sur le plan personnel que sur le plan social et politique. Il nous plonge dans un état de malaise douloureux où confusion, agitation, vide et solitude définissent notre vie. Des pans entiers de la société américaine, en particulier les pauvres, sont désormais superflus et invisibles. Comme l'écrit le Dr van der Kolk, “le traumatisme, c'est de ne pas être vu, de ne pas être reconnu”.
“Notre culture nous inculque de nous concentrer sur notre unicité personnelle, mais à un niveau plus profond, nous existons à peine en tant qu'organismes individuels”, note le Dr van der Kolk.
Le traumatisme engourdit notre capacité à ressentir. Il fracture notre moi. Il nous déconnecte de notre corps. Il nous maintient dans un état d'hyperexcitation. Il nous fait confondre nos désirs, souvent artificiellement implantés par la société de consommation, avec nos besoins. Les personnes traumatisées perçoivent le monde qui les entoure comme un univers hostile et dangereux. Elles n'ont pas d'image positive d'elles-mêmes, et perdent toute capacité à faire confiance. Beaucoup remplacent l'intimité et l'amour par le sadisme sexuel, et c'est ainsi que nous sommes devenus une culture pornographique. Le traumatisme crée ce que le psychiatre Robert Jay Lifton appelle un monde “contrefait”, défini par des ennemis fantômes, des mensonges et de sombres conspirations. Il nous prive de toute raison d'être et de sens à notre vie.
Le traumatisme, écrit le Dr Herman, “pousse les individus à fuir les relations de proximité, et à tendre désespérément vers elles”. Il induit des sentiments de honte, de culpabilité et d'infériorité, écrit-elle,
“ainsi que le besoin d'éviter les rappels du traumatisme dans la vie quotidienne. Le traumatisme compromet gravement la capacité d'intimité. Le traumatisme peut réduire considérablement la capacité de concentration à des objectifs extrêmement limités, souvent en quelques heures ou quelques jours”.
“Si le traumatisme entraîne une déconnexion du soi, il est logique de dire que nous sommes collectivement inondés d'influences qui exploitent et renforcent le traumatisme”, écrit le Dr Maté. “Les impératifs professionnels, le multitâche, les réseaux sociaux, l'actualité, la multiplicité des sources de divertissement - tout cela nous incite à nous perdre dans des pensées, des activités trépidantes, des gadgets, des conversations dénuées de sens. Nous sommes happés par toutes sortes d'activités qui nous absorbent, non par nécessité, ni par inclination, ni par désir d'élévation, ni parce qu'elles enrichissent notre vie ou lui donnent un sens, mais tout simplement parce qu'elles oblitèrent le présent”.
Les traumatismes poussent également de nombreuses personnes à fuir dans les bras de ceux qui orchestrent les abus.
Les traumatismes systématiques et répétitifs, qu'ils soient le fait d'un seul agresseur ou d'un système politique, détruisent l'autonomie personnelle. L'agresseur devient omnipotent. Toute résistance est perçue comme futile. “L'objectif de l'agresseur est d'inculquer à sa victime non seulement la peur de la mort, mais aussi la gratitude d'avoir été autorisée à vivre”, écrit le Dr Herman. Ce traumatisme jette les bases de la caractéristique la plus insidieuse de toutes les tyrannies, grandes ou petites : le contrôle total. Un traumatisme prolongé réduit ses victimes à un état d'infantilisme psychologique. Il les conditionne à défendre leur propre asservissement.
“Nous ne nous contentons pas d'une obéissance négative, pas même de la soumission la plus abjecte”, écrit George Orwell à propos du “Parti interne” au pouvoir dans son roman “1984”. “Lorsque vous vous soumettez enfin à nous, vous devez le faire de votre plein gré. Nous ne détruisons pas l'hérétique parce qu'il nous résiste ; tant qu'il nous résiste, nous ne le détruirons pas. Nous le convertissons, pour nous emparer de son esprit profond, que nous remodelons. Nous brûlons en lui le mal et l'illusion, nous le faisons passer dans notre camp, non pas en apparence, mais réellement, dans son cœur et dans son âme.”
Le fascisme chrétien, sujet de mon livre “American Fascists : The Christian Right and the War on America” [Les fascistes américains : la droite chrétienne et la guerre contre l'Amérique], se nourrit de ce traumatisme. Il reproduit les systèmes de contrôle communs à toutes les tyrannies, y compris les sectes. Les fascistes chrétiens brisent habilement les adeptes, les coupant de leur famille et de leur communauté. Ils manipulent leur honte, leur désespoir, leur sentiment d'inutilité et de culpabilité - les sous-produits de leur traumatisme - pour exiger une obéissance totale aux dirigeants de l'église, presque toujours des hommes blancs. Ces dirigeants, censés être les porte-parole de Dieu, ne peuvent être ni interrogés ni critiqués. Le lien entre les groupes de miliciens disparates, les théoriciens de la conspiration QAnon, les activistes anti-avortement, les organisations patriotiques de droite, les défenseurs du deuxième amendement [Le Deuxième Amendement de la Constitution des États-Unis d'Amérique reconnaît la possibilité pour le peuple américain de constituer une milice pour contribuer “à la sécurité d'un État libre”, et il garantit en conséquence à tout citoyen américain le droit de détenir des armes], les néo-Confédérés et les partisans de Trump qui ont pris d'assaut le Capitole le 6 janvier, ne sont pas seulement des fascistes chrétiens, mais aussi un traumatisme.
“Les gouvernements totalitaires exigent de leurs victimes une confession et une conversion politique”, écrit le Dr Herman. “Les esclavagistes exigent de la gratitude de la part de leurs esclaves. Les cultes religieux exigent des sacrifices ritualisés en signe de soumission à la volonté divine du chef. Les auteurs de violences domestiques exigent de leurs victimes qu'elles fassent preuve d'une obéissance et d'une loyauté totales, en sacrifiant toutes leurs autres relations. Les délinquants sexuels exigent de leurs victimes qu'elles tirent leur épanouissement sexuel de leur soumission. Le contrôle total d'une autre personne est la dynamique de pouvoir au cœur de la pornographie. L'attrait érotique de ce fantasme pour des millions d'hommes terrifiants et ordinaires alimente une immense industrie dans laquelle des femmes et des enfants sont abusés, non pas dans le fantasme, mais dans la réalité”.
Donald Trump est à la fois coupable et sauveur. Il personnifie l'indifférence insensible du patriarcat, de la richesse, des privilèges et du pouvoir à l'égard des personnes vulnérables, ainsi que la promesse de protection de ses adeptes du culte, une fois soumis à lui. Il inspire à parts égales la peur et le réconfort.
“Ceux qui embrassent les petites tyrannies sont bien plus susceptibles de se rallier aux grandes”, m'a dit le Dr Herman. “Quand un parti politique soutient la subordination des femmes, des gens de couleur, des personnes non-conformes au genre et des non-chrétiens, il ne favorise pas la démocratie. C'est un parti en quête d'un leader fasciste, et qui en trouvera un”.
Dans son ouvrage “The Body Keeps Score : Brain, Mind, and Body in the Healing of Trauma”, le Dr van der Kolk évoque d'abord des statistiques brutales compilées par les Centres de contrôle et de prévention des maladies, qui montrent
qu'“un Américain sur cinq a subi des attouchements sexuels dans son enfance ; un sur quatre a été battu par un parent au point d’avoir marqué son corps ; et un couple sur trois s'adonne à la violence physique. Un quart d'entre nous a grandi avec des parents alcooliques, et un sur huit a vu sa mère être frappée ou malmenée”.
Le traumatisme endémique de la société américaine, qui s'aggrave sous les assauts de l'économie des petits boulots, des inégalités sociales prononcées, de la violence policière aveugle, de la crise climatique et de la mainmise des entreprises et des oligarques au pouvoir sur le processus politique et la plupart des institutions, est la plus grave crise de santé publique jamais vécue par l'Amérique. Elle entraîne de lourdes répercussions sur le plan individuel, social et politique.
“Si le traumatisme est vraiment un problème social”, écrit le Dr Herman dans “Truth and Repair : How Trauma Survivors Envision Justice” :
“Si le traumatisme est vraiment un problème social, la guérison ne peut pas simplement relever de la sphère privée. Les blessures du traumatisme ne sont pas seulement celles causées par la perception de la violence et de l'exploitation. Les actions ou non-actions des observateurs, de tous ceux qui sont complices ou qui préfèrent ignorer les abus ou qui blâment les victimes, entraînent souvent des blessures plus profondes". "La guérison complète, ajoute-t-elle, parce qu'elle trouve son origine dans une injustice fondamentale, exige que la communauté soit pleinement entendue afin de réparer, par le biais d'une certaine forme de justice, les traumatismes subis par les survivants”.
Vous pouvez consulter mon récent entretien en deux parties avec le Dr Herman ici et ici, ainsi que mon entretien avec le Dr Maté ici.
“La guérison passe par le développement des relations”, a déclaré le Dr Herman lors de l'entretien en question. “Lorsque les personnes se sentent à nouveau connectées à leur communauté et acceptées par celle-ci, la honte et l'isolement s'estompent, créant ainsi une véritable plateforme de guérison”.
La clé, c'est la communauté. Pas des communautés virtuelles. Mais des communautés au sein desquelles nous pouvons nous reconnecter et constater que nos blessures sont aussi celles des autres. Pour cela, l'accès à des professionnels de la santé mentale est nécessaire, sans factures médicales onéreuses. Il faut démanteler les structures d'oppression des entreprises. Cela exige une nouvelle éthique, valorisant l'empathie et l'abnégation. Il nous faut rejeter le cynisme, l'indifférence et le culte du moi que toutes les tyrannies inculquent à ceux qu'elles dominent pour les maintenir en état de passivité. Nous devons tendre la main à nos voisins, en particulier à ceux qui sont en détresse et ceux qui sont diabolisés. Nous devons nous détacher de la société de consommation et nous détourner de l'attrait de notre narcissisme culturel.
Le philosophe moraliste Bernard Williams affirme que le ressentiment et l'indignation revêtent autant d'importance que l'empathie et la solidarité pour consolider les liens sociaux. Nous ne devons pas seulement préserver notre dignité, mais aussi celle des autres. Ces "sentiments partagés", écrit-il, " relient les gens entre eux dans une communauté de sentiments". Les actes de résistance autour de ces "sentiments partagés", de cette "communauté de sentiments", nous définissent comme des êtres distincts et autonomes. Nous ne vaincrons peut-être pas ces tyrannies, mais en luttant contre elles, nous nous libérons de l'emprise des petites et grandes tyrannies qui déforment la société américaine.