đ© Chris Hedges: La guerre, le pire des maux.
Vous pouvez Ă©chapper Ă la justice, mais vous ĂȘtes tous coupables de crimes de guerre flagrants, de pillage, et de meurtre, y compris celui de milliers de jeunes AmĂ©ricains dont vous avez volĂ© la vie.
đ© La guerre, le pire des maux.
đ Extrait du nouveau livre de Chris Hedges - Chapitre X: Ces blessures qui ne guĂ©rissent jamais, le 20 septembre 2022
Couverture réalisée par Mr. Fish
J'ai pris l'avion pour Kansas City pour voir Tomas Young. Tomas s'est retrouvé paralysé en Irak en 2004. Il recevait des soins palliatifs à son domicile. Je le connaissais de réputation et grùce au documentaire Body of War. Il a été l'un des premiers anciens combattants à s'opposer publiquement à la guerre en Irak. Il s'est battu aussi longtemps et aussi fort qu'il le pouvait contre cette guerre qui l'a handicapé, jusqu'à ce que sa détérioration physique le rattrape.
"Je caressais l'idĂ©e du suicide depuis longtemps parce que j'Ă©tais devenu impuissant", m'a-t-il confiĂ© dans sa petite maison de la banlieue de Kansas City oĂč il avait l'intention de mourir. "Je ne pouvais plus m'habiller tout seul. Les gens doivent m'aider pour les choses les plus rudimentaires. J'ai dĂ©cidĂ© que je ne voulais plus vivre comme ça. La douleur, la frustration...."
Il s'est arrĂȘtĂ© brusquement et a appelĂ© sa femme. "Claudia, je peux avoir de l'eau ?" Elle a ouvert une bouteille d'eau, en a pris une gorgĂ©e pour qu'elle ne se renverse pas quand il a sirotĂ©, et la lui a tendue.
"Je me sentais au bout du rouleau", a poursuivi le vĂ©tĂ©ran de l'armĂ©e de 33 ans. "J'ai pris la dĂ©cision de me faire soigner en hospice, d'arrĂȘter de me nourrir et de m'Ă©teindre. De cette façon, au lieu de me suicider de maniĂšre conventionnelle et de disparaĂźtre, les gens ont la possibilitĂ© de passer ou d'appeler pour me dire au revoir. J'ai pensĂ© que c'Ă©tait une façon plus juste de traiter les gens que de partir avec un simple mot. AprĂšs le traumatisme cĂ©rĂ©bral anoxique de 2008, j'ai perdu beaucoup de dextĂ©ritĂ© et de force dans la partie supĂ©rieure de mon corps. Je ne pouvais donc pas me tirer une balle ou mĂȘme ouvrir le flacon de pilules pour m'administrer une overdose. Le seul moyen auquel je pouvais penser Ă©tait de demander Ă Claudia d'ouvrir le flacon de pilules pour moi, mais je ne voulais pas qu'elle soit impliquĂ©e."
"AprĂšs avoir pris cette dĂ©cision, comment vous ĂȘtes-vous senti ?" J'ai demandĂ©.
"SoulagĂ©", a-t-il rĂ©pondu. "Je voyais enfin la fin de ce combat de quatre ans et demi. Si j'avais pu ĂȘtre dans le mĂȘme Ă©tat que lors du tournage de Body of War, dans un fauteuil manuel, capable de me nourrir, de m'habiller et de me transfĂ©rer de mon lit Ă mon fauteuil roulant, nous n'aurions pas cette discussion. Je ne peux mĂȘme plus regarder le film parce que cela me rend triste de voir comment j'Ă©tais, comparĂ© Ă ce que je suis..... En voyant la dĂ©tĂ©rioration, j'ai dĂ©cidĂ© qu'il valait mieux sortir maintenant plutĂŽt que de rĂ©gresser davantage."
Tomas a Ă©tĂ© estropiĂ© pour une guerre qui n'aurait jamais dĂ» ĂȘtre menĂ©e. Il Ă©tait handicapĂ© par les mensonges des politiciens. Il Ă©tait handicapĂ© par les profiteurs de guerre. Il Ă©tait handicapĂ© pour les carriĂšres des gĂ©nĂ©raux. Il a portĂ© tout cela sur son corps. Et il y a des centaines de milliers d'autres corps brisĂ©s comme le sien Ă Bagdad, Kandahar, Peshawar, au centre mĂ©dical Walter Reed, et dans les hĂŽpitaux de Russie et d'Ukraine. Corps et cadavres mutilĂ©s, rĂȘves brisĂ©s, chagrin sans fin, trahison, profit des entreprises, tels sont les vĂ©ritables produits de la guerre. Tomas Young Ă©tait le visage de la guerre qu'ils ne veulent pas que vous voyiez.
Le 4 avril 2004, Tomas Ă©tait entassĂ© Ă l'arriĂšre d'un camion militaire de deux tonnes et demie avec 20 autres soldats Ă Sadr City, en Irak. Les insurgĂ©s ont ouvert le feu sur le camion dâen haut. "C'Ă©tait comme tirer sur des canards dans un tonneau", dit-il. Une balle d'AK-47 lui a sectionnĂ© la colonne vertĂ©brale. Une deuxiĂšme balle lui a brisĂ© le genou. Au dĂ©but, il ne savait pas qu'il avait Ă©tĂ© touchĂ©. Il s'est senti Ă©tourdi. Il a essayĂ© de ramasser son M16. Il ne pouvait pas soulever son fusil de la plate-forme du camion. C'est alors qu'il a su que quelque chose allait terriblement mal.
J'ai essayĂ© de dire: "Je vais ĂȘtre paralysĂ©, que quelqu'un me tire dessus tout de suite, mais je n'ai pu Ă©mettre qu'un murmure rauque parce que mes poumons s'Ă©taient effondrĂ©s", a-t-il dit. "Je connaissais les dĂ©gĂąts. Je voulais qu'on mette fin Ă ma misĂšre".
Son chef d'escouade, le sergent Robert Miltenberger, s'est penché vers lui et lui a dit que tout irait bien. Quelques années plus tard, Young a vu un clip de Miltenberger pleurant en racontant comment il avait menti à Young.
"J'ai essayé de le contacter", dit Tomas, dont les longs cheveux roux et la barbe abondante lui donnent l'air d'un prophÚte biblique. "Je n'arrive pas à le trouver. Je veux lui dire que tout va bien."
Tomas Ă©tait en Irak depuis cinq jours. C'Ă©tait son premier dĂ©ploiement. AprĂšs avoir Ă©tĂ© blessĂ©, il a Ă©tĂ© envoyĂ© dans un hĂŽpital de l'armĂ©e au KoweĂŻt, et bien que ses jambes, dĂ©sormais inutiles, s'Ă©tendent droit devant lui, il avait l'impression d'ĂȘtre encore assis les jambes croisĂ©es sur le plancher du camion. Cette sensation a durĂ© environ trois semaines. C'Ă©tait une Ă©trange et douloureuse initiation Ă sa vie de paraplĂ©gique. Son corps, Ă partir de ce moment-lĂ , lui jouera des tours. Il a Ă©tĂ© transfĂ©rĂ© du KoweĂŻt Ă l'hĂŽpital militaire amĂ©ricain de Landstuhl, en Allemagne, puis Ă Walter Reed Ă Washington, D.C. Il a demandĂ© s'il pouvait rencontrer Ralph Nader. Nader lui rend visite Ă l'hĂŽpital avec Phil Donahue. Phil Donahue, qui avait Ă©tĂ© licenciĂ© par MSNBC un an plus tĂŽt pour s'ĂȘtre exprimĂ© contre la guerre, a rĂ©alisĂ©, avec Ellen Spiro, le film Body of War en 2007, qui raconte la lutte quotidienne de Tomas contre ses cicatrices physiques et Ă©motionnelles.
Dans le documentaire, il souffre de vertiges qui l'obligent Ă se prendre la tĂȘte dans les mains. Il porte des inserts de gel congelĂ©s dans une veste rĂ©frigĂ©rante car il ne peut pas contrĂŽler sa tempĂ©rature corporelle. Il se bat pour trouver une solution Ă son dysfonctionnement Ă©rectile. Il avale des poignĂ©es de mĂ©dicaments - carbamazĂ©pine, pour les douleurs nerveuses; coumadin, un anticoagulant; tizanidine, un mĂ©dicament antispasmodique; gabapentin, un autre mĂ©dicament contre les douleurs nerveuses; bupropion, un antidĂ©presseur; omĂ©prazole, pour les nausĂ©es matinales; et morphine. Sa mĂšre doit insĂ©rer un cathĂ©ter dans son pĂ©nis. Il rejoint Cindy Sheehan, dont le fils a Ă©tĂ© tuĂ© en Irak, au Camp Casey Ă Crawford, au Texas, pour manifester avec les anciens combattants irakiens contre la guerre. Sa premiĂšre femme le quitte.
"Vous savez, vous voyez un type qui est paralysĂ©, et dans un fauteuil roulant, et vous pensez qu'il est juste dans un fauteuil roulant", dit-il dans Body of War. "On ne pense pas Ă ce qui est paralysĂ© Ă l'intĂ©rieur. Je ne peux pas tousser parce que les muscles de mon estomac sont paralysĂ©s, ce qui m'empĂȘche de dĂ©ployer toute l'Ă©nergie nĂ©cessaire pour tousser. Je suis plus sensible aux infections urinaires, et il y a un gros Ă -cĂŽtĂ© Ă©rectile dans toute cette histoire".
DĂ©but mars 2008, un caillot de sang dans son bras droit - qui porte un tatouage en couleur d'un personnage de Where the Wild Things Are de Maurice Sendak - a fait gonfler son bras. Il a Ă©tĂ© emmenĂ© Ă l'hĂŽpital des anciens combattants de Kansas City, oĂč on lui a administrĂ© un anticoagulant, le coumadin, avant de le laisser sortir. Un mois plus tard, le VA lui a retirĂ© le coumadin, et peu aprĂšs, le caillot a migrĂ© vers un de ses poumons. Il a souffert d'une embolie pulmonaire massive et est tombĂ© dans le coma. Lorsqu'il s'est rĂ©veillĂ© du coma Ă l'hĂŽpital, il pouvait Ă peine parler. Il avait perdu la majeure partie de la mobilitĂ© de la partie supĂ©rieure de son corps et de sa mĂ©moire Ă court terme, et il avait du mal Ă parler.
C'est alors qu'il a commencĂ© Ă ressentir des douleurs dĂ©bilitantes Ă l'abdomen. L'hĂŽpital ne lui donne pas de narcotiques, car ceux-ci ralentissent la digestion et rendent le fonctionnement des intestins plus difficile. Tomas ne pouvait digĂ©rer que de la soupe, et de la gelĂ©e. En novembre, dans une tentative dĂ©sespĂ©rĂ©e de mettre fin Ă la douleur, on lui a enlevĂ© le cĂŽlon. Il est Ă©quipĂ© d'une poche de colostomie. La douleur disparaĂźt pendant quelques jours, puis revient en force. Il ne peut pas avaler de nourriture, mĂȘme en purĂ©e, car lâorifice de son estomac a rĂ©trĂ©ci. Les mĂ©decins ont dilatĂ© son estomac. Il ne pouvait manger que de la soupe et des flocons d'avoine. Trois semaines plus tĂŽt, son estomac s'Ă©tait Ă©tirĂ©. C'Ă©tait suffisant.
"Je vais arrĂȘter le tube d'alimentation", a-t-il dit, "aprĂšs notre anniversaire de mariage", le 20 avril, date Ă laquelle il a Ă©pousĂ© Claudia en 2012. "J'ai Ă©tĂ© mariĂ© une fois auparavant. Ăa ne s'est pas bien terminĂ©. C'Ă©tait un divorce non nĂ©gociable. Au dĂ©but, je pensais attendre que mon frĂšre et sa femme, ma niĂšce et mes grands-parents me rendent visite, mais la chose qui me manquera le plus dans ma vie, c'est ma femme. Je veux passer un peu plus de temps avec elle. Je veux passer une annĂ©e complĂšte avec quelqu'un sans les problĂšmes qui ont affligĂ© mon prĂ©cĂ©dent mariage. Je ne sais pas combien de temps cela prendra lorsque j'arrĂȘterai de manger. Si cela prend trop de temps, je pourrais prendre des mesures pour accĂ©lĂ©rer mon dĂ©part. J'ai gardĂ© une bouteille de morphine liquide. Je peux la descendre en une fois avec tous mes somnifĂšres."
La chambre de Tomas était peinte en bleu nuit et avait une grande découpe de Batman sur un mur. Enfant, il adorait le super-héros, car "c'était une personne ordinaire à qui il était arrivé quelque chose d'horrible et qui voulait sauver la société."
Tomas s'est engagé dans l'armée immédiatement aprÚs le 11 septembre pour aller en Afghanistan et traquer les personnes à l'origine des attentats. Il ne s'est pas opposé à la guerre en Afghanistan. "En fait, si j'avais été blessé en Afghanistan, il n'y aurait pas de film Body of War, pour commencer", a-t-il déclaré. Mais il n'a jamais compris l'appel à envahir l'Irak. "Lorsque les Japonais ont attaqué Pearl Harbor, nous n'avons pas envahi la Chine simplement parce qu'ils se ressemblaient", a-t-il dit.
Il est devenu de plus en plus déprimé par son déploiement imminent en Irak lorsqu'il était en formation de base à Fort Benning, en Géorgie. Il a demandé des antidépresseurs au médecin du bataillon. Le médecin lui a dit qu'il devait d'abord rencontrer l'aumÎnier de l'unité, qui lui a dit : "Je pense que tu seras plus heureux quand tu iras en Irak et que tu commenceras à tuer des Irakiens".
"J'ai été abasourdi par sa réponse", a déclaré Tomas.
Il n'avait pas encore décidé ce qu'il ferait de ses cendres. Il a flirté avec l'idée de les enfouir dans le sol pour y planter de la marijuana, mais il s'est ensuite demandé si quelqu'un voudrait fumer la récolte. Il sait qu'il n'y aura pas de clergé au service commémoratif organisé aprÚs sa mort. "Il y aura juste des gens qui se souviendront de ma vie", a-t-il dit.
"Je passe beaucoup de temps assis ici dans ma chambre, Ă regarder la tĂ©lĂ©vision ou Ă dormir", a-t-il dit. "J'ai dĂ©couvert - je ne sais pas si c'est le rĂ©sultat de ma dĂ©cision ou non - qu'il est aussi difficile d'ĂȘtre seul que d'ĂȘtre entourĂ© de gens. Cela inclut ma femme. Je suis rarement heureux. C'est peut-ĂȘtre parce que lorsque je suis seul, je n'ai que mes pensĂ©es avec moi, et mon esprit est un endroit trĂšs dangereux. Quand je suis entourĂ© de gens, j'ai l'impression que je dois faire semblant d'ĂȘtre le joyeux petit soldat."
Il a écouté, quand il était suffisamment bien, des livres audio avec Claudia. Parmi eux, le livre satirique d'Al Franken, Lies and the Lying Liars Who Tell Them, et le livre de Michael Moore, Fahrenheit 9/11. Il était un lecteur vorace mais ne peut plus tourner les pages d'un livre. Il a trouvé un peu de réconfort dans le film français Les Intouchables, qui raconte l'histoire d'un paraplégique et de son soignant, et dans The Sessions, un film basé sur un essai du poÚte paralysé Mark O'Brien.
Tomas, lorsqu'il Ă©tait en fauteuil roulant, a constatĂ© que de nombreuses personnes se comportaient comme s'il Ă©tait handicapĂ© mental, ou mĂȘme absent. Lors de l'essayage d'un smoking pour le mariage d'un ami, le vendeur s'est tournĂ© vers sa mĂšre et lui a demandĂ© devant lui s'il pouvait porter les chaussures de l'entreprise.
"Je regarde la télévision à travers la lentille de ses yeux et je vois qu'il est invisible", dit Claudia, debout dans le salon alors que son mari se repose dans la chambre. Un ensemble de livres sur la mort, l'au-delà et le décÚs est étalé autour d'elle. "Personne n'est malade à la télévision. Personne n'est handicapé. Personne n'est confronté à la mort. Mourir en Amérique est une affaire trÚs solitaire."
"Si j'avais su Ă l'Ă©poque ce que je sais maintenant, dit Tomas, je ne me serais pas engagĂ© dans l'armĂ©e. Mais j'avais vingt-deux ans, je faisais divers petits boulots, je servais les tables, je travaillais dans le service de reprographie d'un OfficeMax. Ma vie ne menait nulle part. Le 11 septembre est arrivĂ©. J'ai vu qu'on nous attaquait. Je voulais rĂ©agir. Je me suis inscrit deux jours plus tard. Je voulais ĂȘtre un journaliste de combat. Je pensais que l'armĂ©e m'aiderait Ă sortir de l'orniĂšre financiĂšre. Je pensais que je pourrais utiliser le GI Bill pour aller Ă l'Ă©cole".
Tomas n'est pas le premier jeune homme Ă ĂȘtre attirĂ© par la guerre et Ă s'en dĂ©barrasser sans mĂ©nagement. Son histoire a Ă©tĂ© racontĂ©e de nombreuses fois. C'est l'histoire d'Hector dans l'Iliade. C'est l'histoire de Joe Bonham, le protagoniste du roman Johnny Got His Gun (1939) de Dalton Trumbo, dont les bras, les jambes et le visage ont Ă©tĂ© arrachĂ©s par un obus d'artillerie, le laissant prisonnier des restes inertes de son corps.
Bonham rumine dans le roman:
Il était l'avenir, une image parfaite de l'avenir, et ils avaient peur de laisser quiconque voir à quoi ressemblait l'avenir. Ils regardaient déjà de l'avant, ils imaginaient l'avenir et quelque part dans l'avenir, ils voyaient la guerre. Pour combattre cette guerre, ils auraient besoin d'hommes, et si les hommes voyaient le futur, ils ne se battraient pas. Alors ils ont masqué le futur, ils ont gardé le futur comme un doux secret mortel. Ils savaient que si toutes les petites gens, tous les petits gars, voyaient le futur, ils commenceraient à poser des questions. Ils poseraient des questions, et trouveraient des réponses, et diraient aux gars qui voulaient qu'ils se battent qu'ils ne se battraient pas, qu'ils ne mourraient pas, qu'ils vivraient, qu'ils seraient le monde, qu'ils seraient l'avenir et qu'ils ne vous laisseraient pas nous massacrer, peu importe ce que vous dites, peu importe les discours que vous faites, peu importe les slogans que vous écrivez.
Pour Tomas, la guerre, la blessure, la paralysie, le fauteuil roulant, les manifestations anti-guerre, la femme qui l'a quitté et celle qui ne l'a pas quitté, l'embolie, la perte du contrÎle moteur, les troubles de l'élocution, la colostomie, la perfusion de narcotiques implantée dans sa poitrine, les escarres ouvertes qui exposent ses os, le désespoir - le désespoir écrasant - la décision de mourir, tout cela se résume à une fille. Aleksus, son unique niÚce. Elle ne se souviendrait pas de son oncle. Mais il était allongé dans sa chambre faiblement éclairée, les analgésiques coulant dans son corps brisé, et il pensait à elle. Il ne savait pas exactement quand il allait mourir. Mais il fallait que ce soit avant son deuxiÚme anniversaire, en juin. Il ne voulait pas que ce jour soit marqué par sa mort.
Il m'a demandĂ© de l'aider Ă Ă©crire une derniĂšre lettre Ă George W. Bush et aux politiciens et gĂ©nĂ©raux qui l'ont envoyĂ© Ă la guerre. C'Ă©tait en mars 2013, au 10e anniversaire du dĂ©but de l'invasion de l'Irak par les Ătats-Unis. Il ne pouvait pas tenir un stylo. J'ai pris la dictĂ©e. Il prĂ©voyait de se tuer en coupant son tube d'alimentation. AprĂšs avoir publiĂ© la lettre, qui a Ă©tĂ© largement diffusĂ©e et traduite en plusieurs langues, Tomas a changĂ© d'avis sur son suicide. Il a dĂ©cidĂ© qu'il voulait passer plus de temps avec sa femme, Claudia. Mais lui et Claudia savaient qu'il n'en avait pas pour longtemps. Le couple a dĂ©mĂ©nagĂ© de Kansas City Ă Portland, dans l'Oregon, puis Ă Seattle, oĂč Tomas est mort le 10 novembre 2014, Ă l'Ăąge de trente-quatre ans.
Au cours des huit derniers mois de la vie de Tomas, les Anciens Combattants ont rĂ©duit ses mĂ©dicaments contre la douleur, l'accusant d'ĂȘtre devenu dĂ©pendant. C'est une dĂ©cision qui l'a prĂ©cipitĂ© dans un dĂ©sert d'agonie. L'existence de Tomas est devenue une bataille constante avec le VA [Veterans Affairs]. Il a souffert atrocement. Le VA est indiffĂ©rent. Elle rĂ©duit sa rĂ©serve d'analgĂ©siques de trente jours Ă sept jours. Lorsque les pilules n'arrivent pas Ă temps, Tomas a l'impression d'avoir Ă©tĂ© clouĂ© sur une croix. Claudia, dans un Ă©change de plusieurs courriels avec moi depuis la mort de Thomas, s'est souvenue d'avoir entendu son mari au tĂ©lĂ©phone un jour, suppliant un mĂ©decin du VA et disant finalement: "Vous voulez dire qu'il vaut mieux que je vive dans la douleur que de mourir sous anti-douleur dans cet Ă©tat d'invaliditĂ© ?" La nuit, dit-elle, il gĂ©missait et criait.
"C'Ă©tait une bataille de volontĂ©s", m'a dit Claudia dans un courriel. "Nous Ă©tions en train de perdre. Nous avons passĂ© tout notre temps Ă Portland Ă essayer d'obtenir ce dont nous avions besoin pour ĂȘtre chez nous, Ă l'aise et sans douleur. C'est tout ce que nous voulions, ĂȘtre Ă la maison et sans douleur, pour profiter du temps qu'il nous restait".
Ils ont quittĂ© Portland pour Seattle afin de se rapprocher d'une bonne unitĂ© de traitement des lĂ©sions de la moelle Ă©piniĂšre. De plus, l'Ătat de Washington Ă©tait l'un de ceux qui avaient lĂ©galisĂ© la marijuana, dont Tomas faisait un usage intensif.
"La semaine derniÚre, j'ai appelé parce que ses douleurs ont commencé à se manifester tout au long de la journée", écrit Claudia dans un courriel. "J'utilisais de plus en plus de morphine et de Lorazepam. Je commençais à manquer de pilules. Il avait une haute tolérance à la douleur, mais ça devenait grave. J'ai appelé pour signaler au médecin que la situation s'aggravait rapidement. Je n'aurais pas assez de pilules pour l'amener au rendez-vous du 24. Le médecin n'a pas été sympathique. Il m'a fait un sermon condescendant sur la réglementation stricte des stupéfiants. J'ai dit : "Mais mon mari souffre, que dois-je faire ?".
Tomas a essayĂ© de prendre suffisamment de somnifĂšres pour faire disparaĂźtre la douleur. Mais il ne pouvait se reposer de maniĂšre prolongĂ©e que de façon ponctuelle. La douleur et l'Ă©puisement ont commencĂ© Ă dĂ©chirer son corps frĂȘle. Il Ă©tait dĂ©couragĂ©. Il Ă©tait visiblement plus faible. Il se sentait humiliĂ©.
"Peut-ĂȘtre Ă©tait-il si Ă©puisĂ© par tout ce qu'il endurait qu'il a pris un dernier sommeil et n'est jamais revenu", a Ă©crit Claudia. "Ma conclusion est qu'il est mort dans la douleur de l'Ă©puisement d'avoir dĂ» endurer tout cela. Lundi, tĂŽt le matin, alors que je pensais qu'il dormait, j'ai entendu un silence que je n'avais jamais perçu auparavant. Je ne l'entendais pas respirer. J'avais peur, mais je savais. La premiĂšre chose que j'ai faite a Ă©tĂ© de le libĂ©rer de tous les tubes et sacs sur son corps. J'ai coupĂ© le tube d'alimentation. J'ai enlevĂ© les sacs de stomie. J'ai enlevĂ© le cathĂ©ter de Foley. J'ai nettoyĂ© son corps. J'ai jouĂ© de la musique. On a fumĂ© un dernier joint ensemble. J'ai fumĂ© pour lui. J'ai commencĂ© Ă passer des appels."
"Les pompes funÚbres m'ont demandé d'appeler la police", écrit-elle. "Ils sont arrivés et ont conclu qu'il n'y avait aucun problÚme, mais qu'en raison de son jeune ùge, ils devaient en référer au médecin légiste. Le médecin légiste est venu. Il a décidé qu'en raison de son ùge, il fallait procéder à une autopsie. J'ai dit : "Regardez son corps, ne pensez-vous pas qu'il a été suffisamment mutilé ? Allez-vous profaner son corps encore plus ? Alors, on l'a encore ouvert un peu plus."
Le VA l'a appelée pour lui demander le rapport d'autopsie.
Les derniers jours de Tomas, selon Claudia, ont souvent été "désespérants et humiliants".
Voici sa "derniĂšre lettre" Ă Bush et Cheney :
âJ'Ă©cris cette lettre Ă l'occasion du 10e anniversaire de la guerre d'Irak au nom de mes camarades vĂ©tĂ©rans de la guerre d'Irak. J'Ă©cris cette lettre au nom des 4 488 soldats et Marines morts en Irak. J'Ă©cris cette lettre au nom des centaines de milliers d'anciens combattants blessĂ©s et au nom de ceux dont les blessures, physiques et psychologiques, ont dĂ©truit leur vie. Je suis l'une de ces personnes gravement blessĂ©es. J'ai Ă©tĂ© paralysĂ© lors d'une embuscade tendue par des insurgĂ©s en 2004 Ă Sadr City. Ma vie touche Ă sa fin. Je vis grĂące aux soins d'un hospice. J'Ă©cris cette lettre au nom des maris et des femmes qui ont perdu leur conjoint, au nom des enfants qui ont perdu un parent, au nom des pĂšres et des mĂšres qui ont perdu leurs fils et leurs filles, et au nom de ceux qui s'occupent des milliers de mes camarades anciens combattants qui ont des lĂ©sions cĂ©rĂ©brales. J'Ă©cris cette lettre au nom des anciens combattants dont le traumatisme et le dĂ©goĂ»t de ce qu'ils ont vu, endurĂ© et fait en Irak les ont menĂ©s au suicide, et au nom des soldats en service actif et des Marines qui commettent, en moyenne, un suicide par jour. J'Ă©cris cette lettre au nom des quelque 1 million de morts irakiens et au nom des innombrables blessĂ©s irakiens. J'Ă©cris cette lettre en notre nom Ă tous, les dĂ©tritus humains que votre guerre a laissĂ©s derriĂšre elle, ceux qui passeront leur vie dans la douleur et un chagrin sans fin.
Vous pouvez Ă©chapper Ă la justice, mais Ă nos yeux, vous ĂȘtes tous coupables de crimes de guerre flagrants, de pillage et, enfin, de meurtre, y compris le meurtre de milliers de jeunes AmĂ©ricains - mes camarades anciens combattants - dont vous avez volĂ© l'avenir.
J'Ă©cris cette lettre, ma derniĂšre lettre, Ă vous, M. Bush et M. Cheney. Je n'Ă©cris pas parce que je pense que vous saisissez les terribles consĂ©quences humaines et morales de vos mensonges, de vos manipulations et de votre soif de richesse et de pouvoir. J'Ă©cris cette lettre parce que, avant ma propre mort, je veux qu'il soit clair que moi, et des centaines de milliers de mes camarades anciens combattants, ainsi que des millions de mes concitoyens, ainsi que des centaines de millions d'autres en Irak et au Moyen-Orient, savons parfaitement qui vous ĂȘtes et ce que vous avez fait. Vous pouvez Ă©chapper Ă la justice, mais Ă nos yeux, vous ĂȘtes tous coupables de crimes de guerre flagrants, de pillage et, enfin, de meurtre, y compris le meurtre de milliers de jeunes AmĂ©ricains - mes camarades anciens combattants - dont vous avez volĂ© l'avenir.
Vos positions d'autoritĂ©, vos millions de dollars de richesse personnelle, vos consultants en relations publiques, vos privilĂšges et votre pouvoir ne peuvent pas masquer la nullitĂ© de votre caractĂšre. Vous nous avez envoyĂ©s combattre et mourir en Irak aprĂšs que vous, M. Cheney, ayez Ă©vitĂ© le service militaire au Vietnam et que vous, M. Bush, ayez dĂ©sertĂ© votre unitĂ© de la Garde nationale. Votre lĂąchetĂ© et votre Ă©goĂŻsme ont Ă©tĂ© Ă©tablis il y a des dĂ©cennies. Vous n'Ă©tiez pas prĂȘts Ă vous risquer pour notre nation, mais vous avez envoyĂ© des centaines de milliers de jeunes hommes et de jeunes femmes se sacrifier dans une guerre insensĂ©e, sans plus de rĂ©flexion qu'il n'en faut pour sortir les poubelles.
Je me suis engagĂ© dans l'armĂ©e deux jours aprĂšs les attaques du 11 septembre. Je me suis engagĂ© dans l'armĂ©e parce que notre pays avait Ă©tĂ© attaquĂ©. Je voulais me venger de ceux qui avaient tuĂ© quelque 3 000 de mes concitoyens. Je ne me suis pas engagĂ© dans l'armĂ©e pour aller en Irak, un pays qui n'avait rien Ă voir avec les attentats de septembre 2001 et qui ne reprĂ©sentait aucune menace pour ses voisins, et encore moins pour les Ătats-Unis. Je n'ai pas rejoint l'armĂ©e pour "libĂ©rer" les Irakiens ou pour fermer les installations mythiques d'armes de destruction massive ou pour implanter ce que vous appelez cyniquement la "dĂ©mocratie" Ă Bagdad et au Moyen-Orient. Je ne me suis pas engagĂ© dans l'armĂ©e pour reconstruire l'Irak, dont vous nous avez dit Ă l'Ă©poque qu'elle pourrait ĂȘtre financĂ©e par ses propres revenus pĂ©troliers. Au lieu de cela, cette guerre a coĂ»tĂ© aux Ătats-Unis plus de 3 000 milliards de dollars. Je n'ai surtout pas rejoint l'armĂ©e pour mener une guerre prĂ©ventive. La guerre prĂ©ventive est illĂ©gale au regard du droit international. Et en tant que soldat en Irak, j'Ă©tais, je le sais maintenant, complice de votre idiotie et de vos crimes. La guerre en Irak est la plus grande erreur stratĂ©gique de l'histoire des Ătats-Unis. Elle a anĂ©anti l'Ă©quilibre des forces au Moyen-Orient. Elle a installĂ© Ă Bagdad un gouvernement pro-iranien corrompu et brutal, cimentĂ© au pouvoir par l'utilisation de la torture, des escadrons de la mort et de la terreur. Et elle a laissĂ© l'Iran comme force dominante dans la rĂ©gion. Ă tous les niveaux - moral, stratĂ©gique, militaire et Ă©conomique - l'Irak a Ă©tĂ© un Ă©chec. Et c'est vous, M. Bush, et M. Cheney, qui avez initiĂ© cette guerre. C'est vous qui devez en payer les consĂ©quences.
Je ne serais pas en train d'Ă©crire cette lettre si j'avais Ă©tĂ© blessĂ© en combattant en Afghanistan contre les forces qui ont perpĂ©trĂ© les attentats du 11 septembre. Si j'avais Ă©tĂ© blessĂ© lĂ -bas, je serais toujours malheureux en raison de ma dĂ©tĂ©rioration physique et de ma mort imminente, mais j'aurais au moins le rĂ©confort de savoir que mes blessures sont la consĂ©quence de ma propre dĂ©cision de dĂ©fendre le pays que j'aime. Je n'aurais pas Ă m'allonger dans mon lit, le corps rempli d'analgĂ©siques, ma vie s'Ă©tiolant, et Ă faire face au fait que des centaines de milliers d'ĂȘtres humains, y compris des enfants, y compris moi-mĂȘme, ont Ă©tĂ© sacrifiĂ©s par vous pour Ă peine plus que la cupiditĂ© des compagnies pĂ©troliĂšres, pour votre alliance avec les cheiks du pĂ©trole en Arabie Saoudite, et vos folles visions d'empire.
Comme de nombreux autres anciens combattants handicapĂ©s, j'ai souffert des soins inadĂ©quats et souvent ineptes fournis par l'administration des anciens combattants. J'ai, comme beaucoup d'autres anciens combattants handicapĂ©s, rĂ©alisĂ© que nos blessures mentales et physiques ne vous intĂ©ressent pas, et n'intĂ©ressent peut-ĂȘtre aucun politicien. On s'est servi de nous. Nous avons Ă©tĂ© trahis. Et nous avons Ă©tĂ© abandonnĂ©s. Vous, M. Bush, faites beaucoup semblant d'ĂȘtre un chrĂ©tien. Mais le mensonge n'est-il pas un pĂ©chĂ©? Le meurtre n'est-il pas un pĂ©chĂ©? Le vol et l'ambition Ă©goĂŻste ne sont-ils pas des pĂ©chĂ©s? Je ne suis pas chrĂ©tien. Mais je crois en l'idĂ©al chrĂ©tien. Je crois que ce que vous infligez au plus petit de vos frĂšres, vous vous lâinfligez finalement Ă vous-mĂȘme, Ă votre propre Ăąme.
Le jour oĂč je dois rendre des comptes est arrivĂ©. Le vĂŽtre viendra. J'espĂšre que vous serez jugĂ©. Mais j'espĂšre surtout, pour votre bien, que vous trouverez le courage moral d'affronter ce que vous m'avez fait, et ce que vous avez fait Ă tant, tant d'autres personnes qui mĂ©ritaient de vivre. J'espĂšre qu'avant que votre temps sur terre ne se termine, comme le mien se termine maintenant, vous trouverez la force de caractĂšre de vous tenir devant le public amĂ©ricain et le monde, et en particulier le peuple irakien, et de demander pardonâ.