đâđš Chris Hedges : Les seigneurs du chaos
Politiciens & reprĂ©sentants des mĂ©dias, responsables de 20 ans de dĂ©bĂącles militaires au Moyen-Orient aspirant Ă un monde rĂ©gi par la puissance US doivent ĂȘtre tenus pour responsables de leurs crimes.
đâđš Les seigneurs du chaos
Par Chris Hedges, le 19 mars 2023
Politiciens & reprĂ©sentants des mĂ©dias, responsables de 20 ans de dĂ©bĂącles militaires au Moyen-Orient qui aspirent Ă un monde dominĂ© par la puissance amĂ©ricaine doivent ĂȘtre tenus pour responsables de leurs crimes.
Il y a vingt ans, j'ai sabotĂ© ma carriĂšre au New York Times. C'Ă©tait un choix mĂ»rement rĂ©flĂ©chi. J'avais passĂ© sept ans au Moyen-Orient, dont quatre en tant que chef du bureau du Moyen-Orient. Je parlais arabe. Je pensais, comme presque tous les arabisants, y compris la plupart des membres du dĂ©partement d'Ătat et de la CIA, qu'une guerre "prĂ©ventive" contre l'Irak serait la bĂ©vue stratĂ©gique la plus lourde de consĂ©quences de l'histoire des Ătats-Unis. Elle constituerait Ă©galement ce que le Tribunal militaire international de Nuremberg a appelĂ© le "crime international suprĂȘme". Alors que les arabisants des cercles officiels Ă©taient muselĂ©s, ce n'Ă©tait pas mon cas. Ils m'ont invitĂ© Ă prendre la parole au DĂ©partement d'Ătat, Ă l'AcadĂ©mie militaire amĂ©ricaine de West Point et devant des officiers supĂ©rieurs du Corps des Marines qui devaient ĂȘtre dĂ©ployĂ©s au KoweĂŻt pour prĂ©parer l'invasion.
Mon point de vue n'Ă©tait pas populaire et un journaliste, plutĂŽt qu'un chroniqueur d'opinion, n'Ă©tait pas autorisĂ© Ă l'exprimer publiquement selon les rĂšgles Ă©tablies par le journal. Mais j'avais une expĂ©rience qui me donnait de la crĂ©dibilitĂ© et une tribune. J'avais fait de nombreux reportages en Irak. J'avais couvert de nombreux conflits armĂ©s, notamment la premiĂšre guerre du Golfe et le soulĂšvement chiite dans le sud de l'Irak, oĂč j'avais Ă©tĂ© fait prisonnier par la Garde rĂ©publicaine irakienne. J'ai facilement dĂ©montĂ© les absurditĂ©s et les mensonges invoquĂ©s pour promouvoir la guerre, d'autant plus que j'avais rendu compte de la destruction des stocks et des installations d'armes chimiques de l'Irak par les Ă©quipes d'inspection de la Commission spĂ©ciale des Nations unies (UNSCOM). J'avais une connaissance dĂ©taillĂ©e de la dĂ©gradation de l'armĂ©e irakienne sous l'effet des sanctions amĂ©ricaines. En outre, mĂȘme si l'Irak possĂ©dait des "armes de destruction massive", cela n'aurait pas permis de justifier lĂ©galement la guerre.
Les menaces de mort Ă mon encontre ont explosĂ© lorsque mes prises de position ont Ă©tĂ© rendues publiques Ă l'occasion des nombreuses interviews et confĂ©rences que j'ai donnĂ©es Ă travers le pays. Elles ont Ă©tĂ© envoyĂ©es par des auteurs anonymes ou profĂ©rĂ©es lors d'appels tĂ©lĂ©phoniques rageurs qui remplissaient quotidiennement la messagerie de mon tĂ©lĂ©phone de tirades enflammĂ©es. Les talk-shows de droite, y compris Fox News, m'ont clouĂ© au pilori, surtout aprĂšs le chahut et les huĂ©es dont j'ai fait l'objet lors de la cĂ©rĂ©monie de remise des diplĂŽmes au Rockford College pour avoir dĂ©noncĂ© la guerre. Le Wall Street Journal a Ă©crit un Ă©ditorial pour m'attaquer. Des alertes Ă la bombe ont Ă©tĂ© lancĂ©es dans des lieux oĂč je devais prendre la parole. Je suis devenu le paria de la salle de rĂ©daction. Des journalistes et des rĂ©dacteurs en chef que je connaissais depuis des annĂ©es baissaient la tĂȘte Ă mon passage, craignant une contagion nĂ©faste Ă leur carriĂšre. Le New York Times m'a adressĂ© une rĂ©primande Ă©crite pour que je cesse de m'exprimer publiquement contre la guerre. J'ai refusĂ©. Mon contrat a pris fin.
Ce n'est pas tant le prix que j'ai dû personnellement payer qui est troublant. J'étais conscient des conséquences potentielles. En revanche, le plus préoccupant est de constater que les artisans de ces débùcles n'ont jamais eu à répondre de leurs actes, et qu'ils sont restés au pouvoir. Ils continuent à promouvoir des guerres permanentes, y compris la guerre par procuration en cours en Ukraine contre la Russie, ainsi qu'une future guerre contre la Chine.
Les politiciens qui nous ont menti - George W. Bush, Dick Cheney, Condoleezza Rice, Hillary Clinton et Joe Biden, pour n'en citer que quelques-uns - ont anéanti des millions de vies, dont des milliers de vies américaines, et ont laissé l'Irak, ainsi que l'Afghanistan, la Syrie, la Somalie, la Libye et le Yémen, dans le chaos. Ils ont exagéré ou fabriqué les conclusions des rapports du renseignement pour tromper le public. Le grand mensonge est issu du manuel de jeu des régimes totalitaires.
Les meneurs de jeu des médias en faveur de la guerre - Thomas Friedman, David Remnick, Richard Cohen, George Packer, William Kristol, Peter Beinart, Bill Keller, Robert Kaplan, Anne Applebaum, Nicholas Kristof, Jonathan Chait, Fareed Zakaria, David Frum, Jeffrey Goldberg, David Brooks et Michael Ignatieff - ont été utilisés pour amplifier les mensonges et discréditer la poignée d'entre nous, y compris Michael Moore, Robert Scheer et Phil Donahue, qui s'opposaient à la guerre. Ces courtisans étaient souvent plus motivés par le carriérisme que par l'idéalisme. Ils n'ont pas perdu ni leur mégaphone, ni leurs honoraires lucratifs de conférencier, ni leurs contrats de libraire lorsque les mensonges ont été révélés, comme si leurs diatribes folles n'avaient aucune importance. Ils ont servi les sphÚres du pouvoir et, pour cela, ont été récompensés.
Nombre de ces mĂȘmes experts poussent Ă une nouvelle escalade de la guerre en Ukraine, bien que la plupart d'entre eux en sachent aussi peu sur l'Ukraine ou sur l'expansion provocatrice et injustifiĂ©e de l'OTAN jusqu'aux frontiĂšres de la Russie qu'ils en savaient sur l'Irak.
"Je me suis dit et j'ai dit Ă d'autres que l'Ukraine Ă©tait l'histoire la plus importante de notre temps, que tout ce qui devrait nous intĂ©resser Ă©tait en jeu lĂ -bas", Ă©crit George Packer dans le magazine The Atlantic. "J'y croyais Ă l'Ă©poque, et j'y crois encore aujourd'hui, mais tout ce discours a fait oublier le dĂ©sir simple et injustifiable d'ĂȘtre sur place et de voir ce qui s'y passe.
Packer considĂšre la guerre comme un purgatif, une force qui ramĂšnera un pays, y compris les Ătats-Unis, aux valeurs morales fondamentales que les volontaires amĂ©ricains ont soi-disant trouvĂ©es en Ukraine.
"Je ne savais pas ce que ces hommes pensaient de la politique amĂ©ricaine, et je ne voulais pas le savoir", Ă©crit-il Ă propos de deux volontaires amĂ©ricains. " Au pays, nous aurions pu nous disputer, nous aurions pu nous dĂ©tester. Ici, nous Ă©tions unis par une conviction commune de ce que les Ukrainiens essayaient de faire, et par notre admiration pour la maniĂšre dont ils s'y prenaient. Ici, toutes les querelles intestines complexes, les dĂ©ceptions chroniques et la lĂ©thargie totale de toute sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique, mais surtout de la nĂŽtre, se sont dissipĂ©es, et l'essentiel - ĂȘtre libre et vivre dans la dignitĂ© - nous est apparu clairement. On aurait presque pu croire qu'il faudrait que les Ătats-Unis se fassent attaquer ou qu'ils subissent une quelconque catastrophe pour que les AmĂ©ricains se souviennent de ce que les Ukrainiens ont su depuis le dĂ©but".
La guerre d'Irak a coĂ»tĂ© au moins 3 000 milliards de dollars et les 20 annĂ©es de guerre au Moyen-Orient ont totalisĂ© quelque 8 000 milliards de dollars. La guerre d'occupation a engendrĂ© des escadrons de la mort chiites et sunnites, alimentĂ© d'horribles violences sectaires, des gangs de kidnappeurs, des massacres et des tortures. Elle a conduit Ă la crĂ©ation de cellules d'Al-QaĂŻda et Ă l'Ă©mergence de ISIS qui, Ă un moment donnĂ©, a contrĂŽlĂ© un tiers de l'Irak et de la Syrie. ISIS a violĂ©, rĂ©duit en esclavage et exĂ©cutĂ© en masse des minoritĂ©s ethniques et religieuses irakiennes telles que les Yazidis. Il a persĂ©cutĂ© les catholiques chaldĂ©ens et d'autres chrĂ©tiens. Ce chaos s'est accompagnĂ© d'une orgie de meurtres perpĂ©trĂ©s par les forces d'occupation amĂ©ricaines, comme le viol collectif et le meurtre d'Abeer al-Janabi, une jeune fille de 14 ans, et de sa famille par des membres de la 101e brigade aĂ©roportĂ©e de l'armĂ©e amĂ©ricaine. Les Ătats-Unis se livrent rĂ©guliĂšrement Ă la torture et Ă l'exĂ©cution de civils dĂ©tenus, notamment Ă Abu Ghraib et Ă Camp Bucca.
Il n'existe pas de décompte précis des vies perdues, les estimations pour le seul Irak allant de centaines de milliers à plus d'un million. Quelque 7 000 militaires américains sont morts dans les guerres aprÚs le 11 septembre, et plus de 30 000 se sont suicidés par la suite, selon le projet "Costs of War" de l'université Brown.
Certes, Saddam Hussein était brutal et meurtrier, mais en termes de nombre de morts, nous avons largement dépassé ses tueries, y compris ses campagnes génocidaires contre les Kurdes. Nous avons détruit l'Irak en tant que pays unifié, dévasté ses infrastructures modernes, anéanti sa classe moyenne prospÚre et éduquée, donné naissance à des milices voyous et installé une kleptocratie qui profite des revenus pétroliers du pays pour s'enrichir. Les Irakiens ordinaires sont appauvris. Des centaines d'Irakiens qui manifestaient dans les rues contre la kleptocratie ont été abattus par la police. Les coupures d'électricité sont fréquentes. La majorité chiite, étroitement liée à l'Iran, domine le pays.
L'occupation de l'Irak, qui a commencé il y a 20 ans aujourd'hui, a retourné le monde musulman et le Sud contre nous. Les images indélébiles que nous avons laissées derriÚre nous aprÚs deux décennies de guerre sont celles du président Bush se tenant sous une banniÚre "Mission accomplie" à bord du porte-avions USS Abraham Lincoln un mois à peine aprÚs avoir envahi l'Irak, les corps des Irakiens de Falloujah brûlés au phosphore blanc, et les photos des tortures infligées par les soldats américains.
Les Ătats-Unis tentent dĂ©sespĂ©rĂ©ment d'utiliser l'Ukraine pour redorer leur blason. Mais l'hypocrisie flagrante qui consiste Ă appeler Ă un "ordre international fondĂ© sur des rĂšgles" pour justifier les 113 milliards de dollars d'armes et d'autres aides que les Ătats-Unis se sont engagĂ©s Ă envoyer Ă l'Ukraine ne fonctionnera pas. Cela revient Ă fermer les yeux sur ce que nous avons fait. Nous oublions peut-ĂȘtre, mais les victimes, elles, n'oublient pas. La seule voie rĂ©demptrice consiste Ă inculper Bush, Cheney et les autres architectes des guerres au Moyen-Orient, y compris Joe Biden, en tant que criminels de guerre devant la Cour pĂ©nale internationale. Emmenez le prĂ©sident russe Vladimir Poutine Ă La Haye, mais seulement si Bush se trouve dans la cellule d'Ă cĂŽtĂ©.
De nombreux apologistes de la guerre en Irak cherchent Ă justifier leur soutien en soutenant que des "erreurs" ont Ă©tĂ© commises, que si, par exemple, la fonction publique et l'armĂ©e irakiennes n'avaient pas Ă©tĂ© dĂ©mantelĂ©es aprĂšs l'invasion amĂ©ricaine, l'occupation aurait fonctionnĂ©. Ils insistent sur le fait que nos intentions Ă©taient honorables. Ils ignorent l'orgueil dĂ©mesurĂ© et les mensonges qui ont conduit Ă la guerre, la croyance infondĂ©e que les Ătats-Unis seraient l'unique grande puissance dans un monde unipolaire. Ils occultent les dĂ©penses militaires massives engagĂ©es chaque annĂ©e pour rĂ©aliser ce fantasme. Ils oublient que la guerre en Irak n'Ă©tait qu'un Ă©pisode de cette quĂȘte dĂ©mente.
Un bilan national des fiascos militaires au Moyen-Orient mettrait en évidence l'illusion de la classe dirigeante. Mais ce bilan n'a pas lieu. Nous essayons d'oublier les cauchemars que nous avons perpétués au Moyen-Orient, en les enfouissant dans une amnésie collective. "La troisiÚme guerre mondiale commence par l'oubli", prévient Stephen Wertheim.
La cĂ©lĂ©bration de notre "vertu" nationale par l'envoi d'armes en Ukraine, par le maintien d'au moins 750 bases militaires dans plus de 70 pays et par l'expansion de notre prĂ©sence navale en mer de Chine mĂ©ridionale, est destinĂ©e Ă alimenter ce rĂȘve de domination mondiale.
Ce que les mandarins de Washington ne parviennent pas à comprendre, c'est que la majeure partie du globe ne croit pas au mensonge de la bienveillance américaine, pas plus qu'elle ne soutient les justifications des interventions américaines. La Chine et la Russie, plutÎt que d'accepter passivement l'hégémonie américaine, renforcent leurs armées et leurs alliances stratégiques. La semaine derniÚre, la Chine a négocié un accord entre l'Iran et l'Arabie saoudite pour rétablir des relations aprÚs sept ans d'hostilité, chose que l'on attendait autrefois des diplomates américains. L'influence croissante de la Chine crée une prophétie auto-réalisatrice pour ceux qui appellent à la guerre avec la Russie et la Chine, une prophétie qui aura des conséquences bien plus catastrophiques que celles au Moyen-Orient.
La guerre permanente suscite une lassitude nationale, en particulier lorsque l'inflation ravage les revenus des familles et que 57 % des AmĂ©ricains sont incapables de faire face Ă une dĂ©pense d'urgence de 1 000 dollars. Le parti dĂ©mocrate et l'establishment du parti rĂ©publicain, qui a colportĂ© les mensonges sur l'Irak, sont des partis de la guerre. L'appel de Donald Trump Ă mettre fin Ă la guerre en Ukraine, tout comme sa dĂ©nonciation de la guerre en Irak comme la "pire dĂ©cision" de l'histoire amĂ©ricaine, sont des positions politiques sĂ©duisantes pour les AmĂ©ricains qui luttent pour rester Ă flot. Les travailleurs pauvres, mĂȘme ceux dont les perspectives d'Ă©ducation et d'emploi sont limitĂ©es, ne sont plus aussi enclins Ă remplir les rangs. Ils ont des prĂ©occupations bien plus urgentes qu'un monde unipolaire ou une guerre avec la Russie ou la Chine. L'isolationnisme de l'extrĂȘme droite est une arme politique puissante.
Les faiseurs de guerre, allant de fiasco en fiasco, s'accrochent Ă la chimĂšre de la suprĂ©matie mondiale des Ătats-Unis. La danse macabre ne s'arrĂȘtera pas tant que nous ne les tiendrons pas publiquement responsables de leurs crimes, que nous ne demanderons pas pardon Ă ceux que nous avons offensĂ©s; et que nous ne renoncerons pas Ă notre soif de puissance mondiale incontestĂ©e. Le jour du bilan, vital si nous voulons protĂ©ger ce qui reste de notre dĂ©mocratie anĂ©mique, et freiner les appĂ©tits de la machine de guerre, ne viendra que lorsque nous crĂ©erons des organisations anti-guerre de masse qui exigeront la fin de la folie impĂ©riale qui menace d'anĂ©antir la vie sur terre.