👁🗨 Chris Hedges : Les victimes oubliées de la lutte des classes en Amérique.
On ne peut exclure & diaboliser les Américains blancs des milieux ruraux. Ils ont été trahis, eux aussi sont des victimes. C'est ensemble que nous reprendrons le contrôle de la nation, ou pas du tout.
👁🗨 Les victimes oubliées de la lutte des classes en Amérique.
Par Chris Hedges pour ScheerPost, le 30 juillet 2023
MECHANIC FALLS, Maine - Je suis installé dans le salon de coiffure d'Eric Heimel, au centre de Mechanic Falls. Russ Day, propriétaire depuis 52 ans avant de le vendre à Eric, m'a coupé les cheveux quand j'étais enfant. La boutique n'a pas changé. Les truites accrochées aux murs. Le sol recouvert d’un lino défraîchi. Le fauteuil de barbier Emil J. Paidar de 1956. Les deux drapeaux américains sur le mur de part et d'autre du miroir ovale. La plaque sur laquelle on peut lire : "Si un homme se retrouve seul dans les bois, sans femme pour l'écouter, fera-t-il encore des erreurs ?" Une autre plaque où est inscrit : "Les hommes ont 3 styles de coiffure : la raie... la mèche... et la raie !". Je peux presque voir mon grand-père, avec son épais anneau maçonnique en or au petit doigt, fumant une cigarette Camel non filtrée, attendant que Russ ait terminé.
Eric demande 15 dollars par coupe. Il voulait être soudeur, mais les cours de soudure étaient complets.
"Cheveux. Soudure. C'est du pareil au même", dit-il, vêtu d'un tee-shirt noir portant l'inscription "Toad Suck" et l'image d'un crapaud chevauchant une moto Harley-Davidson. Sur le chapeau d'Eric se trouve une petite touffe de poils de cerf faite maison, appelée “souris”, qu'il utilise pour la pêche à la mouche.
"Gros appât. Gros poissons", dit-il.
"17 000 voitures et camions passent chaque jour à ce feu ", dit-il en regardant le carrefour à l'extérieur de son magasin. "Il suffit que 10 ou 20 d'entre eux s'arrêtent chaque jour pour faire ma journée".
La pandémie a durement frappé son salon de coiffure. Pendant des mois, les clients ont disparu. Eric n'a pas été vacciné contre le virus Covid. Il ne fait pas confiance aux entreprises pharmaceutiques et n'est pas convaincu par les garanties données par le gouvernement quant à l'innocuité et l'efficacité du vaccin. En plus du vaccin anti-covid, il y eut également le problème de l'enseigne au-dessus de la boutique, qui disait : "Salon de coiffure de Russ Day".
Russ voulait la récupérer.
"Lorsque j'ai acheté le magasin, j'ai acheté l'enseigne", explique Eric.
Une nuit, l'enseigne a été volée.
"Ce n'était pas Russ", dit-il. "Il a plus de 80 ans. Ce devait être son gendre".
"Avez-vous appelé la police ?" lui ai-je demandé.
"Comment voulez-vous gagner au tribunal contre un homme de 82 ans ?", répond-il. "D'ailleurs, je n'ai jamais appelé la police pour qui que ce soit".
Russ a informé Eric qu'il voulait récupérer sa truite au mur.
"Je lui ai déjà rendu son saumon", dit Eric. "Ce n'est plus la truite de Russ. C'est la truite d'Eric.”
Nous discutons de l'actualité locale, notamment de l'homme qui, l'automne dernier, a introduit sa carte de crédit dans la pompe à essence Citgo, s'est versé de l'essence sur la tête et s'est immolé par le feu. Il est mort. En mai, un homme en état d'ébriété a tiré plusieurs coups de feu sur un autre homme dans True Street. Il a manqué son coup. Il y a également eu une agression à l'arme blanche lors d'une bagarre entre deux voisins. Mais les crimes graves sont rares, bien que de nombreuses personnes possèdent un véritable arsenal à la maison.
L'ancienne ville industrielle de 3 107 habitants, comme toutes les villes rurales d'Amérique, lutte pour sa survie. Il n'y a plus beaucoup de travail depuis que l'usine de la Marcal Paper Company - qui fonctionnait en trois huit et était située sur les rives de la Little Androscoggin River qui traverse le centre de Mechanic Falls - a fermé ses portes en 1981. Ma tante travaillait au service comptabilité. À cette époque, les jours de gloire de la ville étaient déjà révolus depuis longtemps. L'Evans Rifle Manufacturing Company, qui fabriquait des fusils automatiques, les usines de briques et de conserves, les magasins de chaussures, l'usine de machines à vapeur, W. Penney and Sons, l'un des plus grands ateliers d'usinage de l'État, n'étaient déjà plus que de lointains souvenirs.
Les vestiges des anciennes usines, envahis par les mauvaises herbes, se trouvent à la périphérie de la ville, désertés et oubliés. L'ancienne papeterie a été détruite par un incendie en 2018. Des vitrines sont vides au centre-ville, et les problèmes de précarité alimentaire sont omniprésents - l'école secondaire régionale propose un programme de petit-déjeuner et déjeuner gratuits toute l'année -, de même que la dépendance aux opiacés et à l'alcool. Dans un petit périmètre, on trouve trois ou quatre dispensaires de marijuana. La maison où vivaient mes grands-parents, à deux pâtés de maisons du centre-ville, a brûlé. L'église située de l'autre côté de la rue a également brûlé. Ses restes calcinés n'ont jamais été rasés. Le dimanche matin, j'entendais les fidèles entonner des cantiques. La banque du centre ville a fermé. C'est maintenant un studio de photographe et un salon de coiffure. Il y a un casino dans la ville d'Oxford qui, comme les billets de loterie, fonctionne comme une taxe discrète sur les pauvres. Le jour de ma visite, une collecte de fonds est organisée dans un magasin de glaces pour un garçon de huit ans qui a besoin d'une greffe du rein.
La ville est blanche à 97 %. L'âge moyen est de 40 ans. Le revenu moyen des ménages est de 34 864 dollars. Lors des dernières élections, Donald Trump a remporté le comté d'Androscoggin, où se trouve Mechanic Falls, avec 49,9 % des voix. M. Biden a obtenu 47 % des voix. Les républicains comme Trump n'ont jamais exercé beaucoup d'attrait par le passé. Franklin D. Roosevelt a remporté le comté lors des élections de 1932. En 1972, le comté a voté pour George McGovern. Jimmy Carter a remporté le comté lors de ses deux élections présidentielles. Mais, comme dans des dizaines de milliers d'enclaves rurales à travers le pays, une fois que les emplois ont disparu et que les démocrates ont abandonné les travailleurs et les travailleuses, les gens ont désespéré. Ronald Reagan et George H. W. Bush, après la fermeture de l'usine et la perte de plus de 200 emplois, ont remporté le comté, tout comme l'État. Mais la situation ne s'est pas améliorée.
De l'autre côté de la rue où se trouve le salon de coiffure se trouve Bamboo Garden, un restaurant tenu par l'unique famille chinoise de la ville. Eric raconte que les propriétaires l'ont obtenu d'un autre couple chinois lors d'une partie de poker. À quoi ressemble leur situation ? Comment leur fille a-t-elle supporté le fait d'être la seule fille chinoise de l'école ? Ont-ils été acceptés et intégrés dans la communauté ? Je parle à la propriétaire, Layla Wang. Je lui demande si elle est victime de racisme. "Les gens sont très gentils", me répond-elle. Je lui demande si sa fille - qui a aujourd'hui 26 ans et vit à Boston - a eu des difficultés à l'école. "Des gens très gentils". Je lui demande ce qu'il en est de ses voisins. "Des gens très gentils", dit-elle.
Ce devait être l'enfer.
Mon grand-père n'avait que faire des Noirs, des Juifs, des catholiques, des homosexuels, des communistes, des étrangers et de tous ceux qui venaient de Boston. Si vous n'étiez pas blanc, protestant et originaire de Mechanic Falls, vous vous trouviez rétrogradé sur l'échelle raciale et sociale. Je ne l'imagine pas inviter les Wangs à dîner.
À l'extérieur de la ville se trouve Top Gun of Maine, qui vend des armes à feu et possède un stand de tir. Il y a un drapeau rouge avec les étoiles et les barres sur le mur qui dit : "Trump Nation". Le propriétaire affiche régulièrement des messages sur un tableau devant le magasin, tels que "Biden va prendre vos armes" et "Allez Brandon".
Je fais la connaissance de Nancy Petersons, la bibliothécaire de la ville, et de son mari, Eriks, qui dirige la Société d’Histoire de la ville à la bibliothèque municipale. La bibliothèque est située dans ce qui fut autrefois la salle de travaux ménagers de l'école secondaire. Ma mère et ma tante en ont suivi les cours. Les élèves du lycée vont aujourd'hui dans une école spécialisée dans la ville voisine de Poland. Le bâtiment qui abritait la bibliothèque municipale lorsque j'étais enfant a été vendu.
Sur l'un des murs du premier étage, où se trouve la mairie, on peut voir une photographie sépia du 103e régiment d'infanterie du Maine. Mon grand-père, sergent, est assis à droite, à l'extrémité de la première rangée. Mon oncle Maurice est debout au dernier rang. Mon grand-père a été envoyé au Texas pendant la Seconde Guerre mondiale pour former des recrues. Maurice est parti avec le régiment dans le Pacifique Sud, où il a combattu à Guadalcanal dans les îles Salomon, dans les îles Russell, dans les îles de Nouvelle-Géorgie, en Nouvelle-Guinée et à Luzon aux Philippines. Il a été blessé. Il est revenu à Mechanic Falls physiquement et psychologiquement brisé. Il travaillait dans la scierie de mon oncle, mais disparaissait souvent des jours et des jours. Il ne parlait jamais de la guerre. Il vivait dans une caravane, et buvait à en crever.
Avec la disparition de la scierie, les gens ont dû chercher du travail en dehors de la ville. Bath Iron Works, le plus grand constructeur de navires militaires du Maine, envoyait des fourgons chercher les employés tôt le matin et les ramenait le soir. Bath se trouve à 90 minutes en voiture.
Le Maine engendre des excentriques. Nancy et Eriks me parlent de Mesannie Wilkins, enterrée dans le cimetière de la ville, qui, en 1955, cinq semaines avant son 63e anniversaire, a appris qu'il ne lui restait que deux à quatre ans à vivre. La banque s'apprêtait à saisir sa maison. Elle décida, si sa vie devait être aussi courte et si elle se retrouvait sans abri, de partir à cheval du Maine jusqu'en Californie. Elle a quitté la ville avec 32 dollars en poche. Elle montait un cheval nommé King. Depeche Toi, son chien, montait un cheval noir rustaud nommé Tarzan. Mesannie, qui a parcouru les quelques 11 000 kilomètres du voyage en 16 mois, équipée d'un chapeau de chasseur à rabats et de bottes en feutre de bûcheron, a vécu 25 ans de plus. La route "Jackass Annie Road" à Minot porte son nom. Et puis il y a eu Bill Dunlop, vétéran de la marine et conducteur de poids lourds, qui a traversé l'océan Atlantique à bord d'un bateau en fibre de verre de moins de 3 mètres baptisé Wind's Will [“Au gré du vent”]. Il se servait d’un sextant à 16 dollars pour la navigation. Il est entré dans le Guinness Book des records pour le plus petit bateau ayant traversé l'Atlantique. Il a ensuite entrepris de faire le tour du monde à bord de sa petite embarcation, un voyage qui devait durer entre deux ans et demi et trois ans. Il a franchi le canal de Panama et traversé la moitié de l'océan Pacifique, mais en 1984, a disparu dans l'immense étendue d'eau qui sépare les îles Cook de l'Australie.
C'est la fin de l'après-midi. Je suis attablé à l'American Legion Post 150 sur Elm Street avec Rogene LaBelle, qui fut serveuse durant cinquante ans, et son amie Linda Record. C'est la soirée hamburger. Les membres peuvent acheter un hamburger et des frites pour 5,00 $. La salle est bondée, le bar aussi. Il y a des drapeaux américains au mur, et une photo du Mémorial national de la Seconde Guerre mondiale.
Les femmes se souviennent de la ville avant la fermeture de l'usine.
"Des familles entières y travaillaient, maris comme femmes", raconte Rogene. "Lorsque l'usine a fermé, les entreprises locales ont suivi. Aujourd'hui, presque tout le monde travaille à l'extérieur de la ville.”
Elle cite de nombreux restaurants dans lesquels elle a été serveuse au fil des ans et qui ont fermé ou brûlé.
"Cette salle de la légion était autrefois un cinéma", dit-elle. "J'ai traversé l'allée de ce cinéma et suis montée sur l'estrade lorsque j'étais en quatrième pour recevoir mon diplôme".
Colleen Starbird, vêtue d'un débardeur gris et d'un jean, était assise sur le perron avec un ami, Richard Tibbets, qui a servi deux fois dans le corps des Marines au Viêt Nam. Le mari de Colleen, Charles, a effectué trois missions en tant qu'artilleur dans le corps des Marines sur des hélicoptères Huey au Viêt Nam. Il est mort il y a 17 ans d'un cancer des poumons et des os, dont Colleen pense qu'il a été causé par l'agent orange. Le couple était propriétaire de l'ancienne papeterie, qu'il était en train de transformer en appartements, lorsqu'elle a brûlé. Ils n'avaient pas d'assurance.
"Il a vu des choses horribles", dit-elle. "Ils interrogeaient les Viêt-congs et les jetaient vivants du haut des hélicoptères. Il souffrait de flashbacks. Il reconstituait les événements. Une nuit, il m'a forcée à ramper sous la jeep en criant "Ils sont là ! Ils sont là ! Il croyait vraiment en ce pays. Il ne voulait pas croire qu'il était parti à la guerre pour rien".
Colleen a des ongles d'orteils roses, de longs ongles ambrés étincelants et des bras très tatoués. Le tatouage qu'elle s'est fait faire lorsqu'elle s'est mariée se lit comme suit : "I have found the one my soul belongs to" [J'ai trouvé celui à qui appartient mon cœur]. Elle s'en est fait un autre à la mort de son mari. On peut y lire : "Forever in My Heart" [Pour toujours dans mon cœur].
On ne peut pas exclure et diaboliser les Américains blancs vivant en milieu rural. La guerre des classes menée par les entreprises et les oligarques au pouvoir a dévasté leurs vies et leurs communautés. Ils ont été trahis. Ils ont le droit d'être en colère. Cette colère peut parfois s'exprimer de manière déplacée, mais ils ne sont pas l'ennemi. Eux aussi sont des victimes. Dans mon cas, il s'agit de ma famille. Je viens d'ici. Notre lutte pour la justice économique doit tenir compte d'eux. C'est ensemble que nous reprendrons le contrôle de notre nation, ou pas du tout.
* Chris Hedges est un journaliste lauréat du prix Pulitzer qui a été correspondant à l'étranger pendant quinze ans pour le New York Times, où il a été chef du bureau du Moyen-Orient et chef du bureau des Balkans. Auparavant, il a travaillé à l'étranger pour le Dallas Morning News, le Christian Science Monitor et NPR. Il est l'animateur de l'émission The Chris Hedges Report.
https://scheerpost.com/2023/07/30/chris-hedges-the-forgotten-victims-of-americas-class-war/