👁🗨 Chris Hedges : L'impérialisme humanitaire à l'origine du cauchemar libyen.
L'intervention militaire de l'OTAN en Libye en 2011, qui a abattu le régime de Kadhafi, a engendré un État défaillant, chaotique & meurtrier. Les Libyens paient l'horrible tribut de cette catastrophe.
👁🗨 L'impérialisme humanitaire à l'origine du cauchemar libyen.
Par Chris Hedges, le 16 septembre 2023
“Nous sommes venus, nous avons vu, il est mort”, a ironisé Hillary Clinton lorsque Mouammar Kadhafi, après sept mois de bombardements des États-Unis et de l'OTAN, a été renversé en 2011 et tué par une foule qui l'a sodomisé à l'aide d'une baïonnette. Mais Kadhafi ne sera pas le seul à mourir. La Libye, qui était autrefois le pays le plus prospère et l'un des plus stables d'Afrique, un pays où les soins de santé et l'éducation étaient gratuits, où tous les citoyens avaient droit à un logement, où l'électricité, l'eau et l'essence étaient subventionnées, où le taux de mortalité infantile était le plus bas et l'espérance de vie la plus élevée du continent, et où le taux d'alphabétisation était l'un des plus élevés, s'est rapidement fragmentée en factions belligérantes. Actuellement, deux régimes rivaux se disputent le contrôle de la Libye, ainsi qu'un grand nombre de milices rebelles.
Dans le chaos qui a suivi l'intervention occidentale, les armes des arsenaux du pays ont inondé le marché noir, et des groupes tels que l'État islamique se sont emparés d'un grand nombre d'entre elles. La société civile a cessé de fonctionner. Des journalistes ont immortalisé des images de migrants originaires du Nigéria, du Sénégal et de l'Érythrée battus et vendus comme esclaves pour travailler dans les champs ou sur des chantiers de construction. Les infrastructures libyennes, notamment les réseaux électriques, les réserves aquifères, les gisements de pétrole et les barrages, sont tombées en ruine. Et lorsque les pluies torrentielles de la tempête Daniel - la crise climatique étant un autre cadeau du monde industrialisé à l'Afrique - ont submergé deux barrages délabrés, des murs d'eau de 6 mètres de haut ont déferlé, inondant le port de Derna et Benghazi, faisant jusqu'à 20 000 morts selon Abdulmenam Al-Gaiti, maire de Derna, et quelque 10 000 disparus.
“La désintégration des mécanismes de gestion et de réponse aux catastrophes du pays, ainsi que la détérioration des infrastructures, ont amplifié les défis à relever. La situation politique est un facteur de risque”, a déclaré le professeur Petteri Taalas, secrétaire général de l'Organisation météorologique mondiale.
Jeudi dernier, M. Taalas a déclaré à la presse que “la plupart des pertes humaines” auraient pu être évitées si le pays avait disposé d'un “service météorologique fonctionnant normalement”, qui “aurait émis les alertes [nécessaires] et si la gestion des situations d'urgence avait été en mesure de procéder à l'évacuation des populations”.
Le changement de régime par les pays occidentaux, effectué au nom des droits de l'homme au titre du principe de la responsabilité de protéger (R2P) des Nations unies, a détruit la Libye, comme l'Irak, en tant que nation unifiée et stable. Les victimes des inondations font partie des dizaines de milliers de morts libyens résultant de notre “intervention humanitaire”, qui a fait disparaître toute forme d'aide en cas de catastrophe. Nous sommes responsables des souffrances prolongées de la Libye. Mais une fois que nous avons dévasté un pays au nom du salut de ses persécutés - qu'ils le soient réellement ou non -, nous oublions qu'ils existent.
Dans “La société ouverte et ses ennemis”, Karl Popper met en garde contre l'ingénierie utopique, les transformations sociales massives, presque toujours implantées par la force, et menées par ceux qui se croient investis du pouvoir des vérités divines. Ces ingénieurs utopistes procèdent à la destruction massive des systèmes, des institutions et des structures sociales et culturelles dans un vain effort pour réaliser leur vision. Ce faisant, ils démantèlent les mécanismes autocorrectifs des réformes progressives et fragmentaires qui font obstacle à cette grande vision. L'histoire regorge d'ingénierie sociale utopique et meurtrière - les Jacobins, les communistes, les fascistes et maintenant, à notre époque, les mondialistes ou les impérialistes néolibéraux.
La Libye, comme l'Irak et l'Afghanistan, a été victime des illusions véhiculées par les interventionnistes humanitaires - Barack Obama, Hillary Clinton, Ben Rhodes, Samantha Power et Susan Rice. L'administration Obama a armé et soutenu une force insurrectionnelle dont elle pensait qu'elle obéirait aux ordres des États-Unis. Dans un récent message, Obama a exhorté le public à soutenir les agences d'aide pour soulager les souffrances du peuple libyen, un appel qui a suscité une réaction de rejet compréhensible sur les réseaux sociaux.
Il n'y a pas de décompte officiel des victimes en Libye qui résultent directement et indirectement des violences qui ont eu lieu dans ce pays au cours des 12 dernières années. Cette situation est aggravée par l'absence d’enquête de l’OTAN sur les victimes des bombardements qu'elle a menés pendant sept mois sur le pays en 2011. Mais le nombre total de personnes tuées et blessées s'élève probablement à plusieurs dizaines de milliers. Action on Armed Violence a enregistré “8 518 morts et blessés dus à la violence explosive en Libye” entre 2011 et 2020, dont 6 027 victimes civiles.
En 2020, une déclaration publiée par sept agences de l'ONU a indiqué que “près de 400 000 Libyens ont été déplacés depuis le début du conflit il y a neuf ans - dont environ la moitié au cours de l'année écoulée, depuis l'attaque de la capitale, Tripoli, [par les forces du maréchal Khalifa Belqasim Haftar]”.
“L'économie libyenne a été mise à mal par la guerre civile, la pandémie de covid 19 et l'invasion de l'Ukraine par la Russie”, a indiqué la Banque mondiale en avril de cette année. “La fragilité du pays engendre de graves répercussions économiques et sociales. Le PIB par habitant a diminué de 50 % entre 2011 et 2020, alors qu'il aurait pu augmenter de 68 % si l'économie avait suivi sa tendance antérieure au conflit”, indique le rapport. “Cela suggère que le revenu par habitant de la Libye aurait pu être supérieur de 118 % en l'absence de conflit. En 2022, la croissance économique est restée faible et instable en raison des perturbations de la production pétrolière liées au conflit.”
Le rapport d'Amnesty International sur la Libye en 2022 est également très sombre. “Les milices, les groupes armés et les forces de sécurité ont continué à détenir arbitrairement des milliers de personnes. Des dizaines de manifestants, d'avocats, de journalistes, de détracteurs et de militants ont été arrêtés et soumis à la torture et à d'autres mauvais traitements, à des disparitions forcées et à des “aveux” obtenus sous la contrainte devant les caméras.” Amnesty décrit un pays où les milices opèrent en toute impunité et où les atteintes aux droits de l'homme, notamment les enlèvements et les violences sexuelles, sont monnaie courante. L'organisation ajoute que “les garde-côtes libyens soutenus par l'UE et les milices de l'Autorité de soutien à la stabilité ont intercepté des milliers de réfugiés et de migrants en mer et les ont renvoyés sous la contrainte en détention en Libye. Les migrants et les réfugiés détenus ont été soumis à la torture, à des exécutions illégales, à des violences sexuelles et au travail forcé”.
Les rapports de la Mission d'appui des Nations unies en Libye (UNSMIL) ne sont pas moins catastrophiques.
Des stocks d'armes et de munitions - estimés entre 150 000 et 200 000 tonnes - ont été pillés en Libye et beaucoup ont fait l'objet d'un trafic vers les États voisins. Au Mali, les armes en provenance de Libye ont alimenté une insurrection dormante des Touaregs, déstabilisant le pays. Cela a finalement abouti à un coup d'État militaire et à une insurrection djihadiste qui a supplanté les Touaregs, ainsi qu'à une guerre prolongée entre le gouvernement malien et les djihadistes. Cette situation a déclenché une nouvelle intervention militaire française et entraîné le déplacement de 400 000 personnes. Des armes et des munitions en provenance de Libye ont également été acheminées vers d'autres régions du Sahel, notamment le Tchad, le Niger, le Nigeria et le Burkina Faso.
La misère et les carnages, qui se sont propagés à partir d'une Libye démembrée, ont été déclenchés au nom de la démocratisation, de la construction d'une nation, de la promotion de l'État de droit et des droits de l'homme.
Le prétexte de l'assaut était que Kadhafi était sur le point de lancer une opération militaire pour massacrer des civils à Benghazi, où les forces rebelles avaient pris le pouvoir. Ce prétexte présentait autant de pertinence que l'accusation selon laquelle Saddam Hussein possédait des armes de destruction massive, un autre exemple de politique sociale utopique qui a fait plus d'un million de morts parmi les Irakiens et chassé des millions d'autres de leurs foyers.
Kadhafi - que j'ai interviewé pendant deux heures en avril 1995 près des ruines de sa maison bombardée par des avions de guerre américains en 1986 - et Hussein ont été pris pour cible non pas en raison de ce qu'ils faisaient subir à leur propre peuple, bien qu'ils puissent tous deux se montrer brutaux. Ils ont été visés parce que leurs pays possédaient d'importantes réserves de pétrole, et échappaient au contrôle de l'Occident. Ils ont renégocié des contrats plus favorables à leurs pays avec les producteurs de pétrole occidentaux, et ont attribué des contrats pétroliers à la Chine et à la Russie. Kadhafi a également permis à la flotte russe d'accéder au port de Benghazi.
Les courriels d'Hillary Clinton, obtenus par le biais d'une demande de liberté d'information et publiés par WikiLeaks, révèlent également les préoccupations de la France concernant les efforts de Kadhafi pour “fournir aux pays africains francophones une alternative au franc français (CFA)”. Sidney Blumenthal, conseiller de longue date de Mme Clinton, a fait état de ses conversations avec des officiers de renseignement français sur les motivations du président français Nicolas Sarkozy, principal architecte de l'attaque contre la Libye. Blumenthal écrit que le président français cherche à obtenir “une plus grande part du pétrole libyen”, à accroître l'influence française dans la région, à améliorer sa position politique interne, à réaffirmer la puissance militaire française et à mettre fin aux tentatives de Kadhafi de supplanter l'influence française dans “l'Afrique francophone”.
Sarkozy, qui a été condamné dans deux affaires distinctes de corruption et de violation des lois sur le financement des campagnes électorales, risque un procès historique en 2025 pour avoir reçu de Kadhafi des millions d'euros de contributions illégales et secrètes à sa campagne, afin de l'aider à remporter l'élection présidentielle de 2007.
Tels étaient les véritables “crimes” en Libye. Mais les vrais crimes restent toujours enfouis, masqués par une rhétorique flamboyante sur la démocratie et les droits de l'homme.
L'expérience américaine, fondée sur l'esclavage, a commencé par une campagne génocidaire contre les Amérindiens, exportée aux Philippines et, plus tard, vers des pays comme le Viêt Nam. Les récits que nous nous véhiculons sur la Seconde Guerre mondiale, en grande partie pour justifier notre droit d'intervenir dans le monde entier, sont des mensonges. C'est l'Union soviétique qui a détruit l'armée allemande bien avant que nous ne débarquions en Normandie. Nous avons bombardé des villes en Allemagne et au Japon, tuant des centaines de milliers de civils. La guerre dans le Pacifique Sud, où l'un de mes oncles a combattu, a été barbare, caractérisée par un racisme enragé, des mutilations, des tortures et des exécutions systématiques de prisonniers. Les bombardements atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki ont été des crimes de guerre énormes. Les États-Unis détruisent régulièrement les démocraties qui nationalisent les entreprises américaines et européennes, comme au Chili, en Iran et au Guatemala, et les remplacent par des régimes militaires répressifs. Washington a soutenu les génocides au Guatemala et au Timor oriental. Il adhère au crime de guerre préventive. Il n'y a pas grand-chose dans notre histoire pour justifier la revendication de vertus américaines exceptionnelles.
Les cauchemars que nous avons orchestrés en Irak, en Afghanistan et en Libye sont minimisés ou ignorés par la presse, tandis que les bénéfices sont exagérés ou montés de toutes pièces. Et comme les États-Unis ne reconnaissent pas la Cour pénale internationale, aucune chance qu'un dirigeant américain soit tenu pour responsable de ses crimes.
Les défenseurs des droits de l'homme sont devenus le rouage essentiel du projet impérial. L'extension de la puissance américaine est, selon eux, une force au service du bien. C'est la thèse du livre de Samantha Power intitulé “Un problème venu de l'enfer : L'Amérique et l'ère du génocide”. Ils défendent la doctrine R2P du département d'État. Selon cette doctrine, les États sont tenus de respecter les droits de l'homme de leurs citoyens. Lorsque ces droits sont violés, la souveraineté disparaît. Les forces extérieures sont autorisées à intervenir. Miguel d'Escoto Brockmann, ancien président de l'Assemblée générale des Nations unies, a averti en 2009 que la responsabilité de protéger pouvait être utilisée à mauvais escient “pour justifier des interventions arbitraires et sélectives contre les États les plus faibles”.
“Depuis la fin de la guerre froide, le concept de droits de l'homme s'est métamorphosé en une justification de l'intervention des principales puissances économiques et militaires du monde, au premier rang desquelles les États-Unis, dans des pays vulnérables à leurs attaques”, écrit Jean Bricmont dans “L'impérialisme humanitaire : Utiliser les droits de l'homme pour mieux vendre la guerre”.
“Jusqu'à l'invasion américaine de l'Irak, une grande partie de la gauche a souvent été complice de cette idéologie interventionniste, découvrant de nouveaux “Hitler” au gré des besoins, et dénonçant les arguments anti-guerre comme un apaisement sur le modèle de Munich en 1938”.
Le credo de l'intervention humanitaire est sélectif. La compassion s'étend aux victimes “dignes” tandis que les victimes “indignes” sont ignorées. L'intervention militaire est bonne pour les Irakiens, les Afghans ou les Libyens, mais pas pour les Palestiniens ou les Yéménites. Les droits de l'homme sont censés être sacro-saints lorsqu'il est question de Cuba, du Venezuela et de l'Iran, mais ils n'ont aucune espèce d'importance dans nos colonies pénitentiaires offshore, dans la plus grande prison à ciel ouvert du monde à Gaza, ou dans nos zones de guerre infestées de drones. La persécution des dissidents et des journalistes est un crime en Chine ou en Russie, mais pas lorsque les cibles sont Julian Assange et Edward Snowden.
L'ingénierie sociale utopique génère toujours des catastrophes. Elle crée des vacuités de pouvoir qui augmentent la souffrance de ceux que les utopistes prétendent protéger. La faillite morale de la classe libérale, que j'ai décrite dans “La mort de la classe libérale”, est totale. Les libéraux ont prostitué leurs prétendues valeurs à l'Empire. Incapables d'assumer la responsabilité du carnage qu'ils imposent, ils réclament toujours plus de destruction et de mort pour sauver le monde.