👁🗨 Chris Hedges: Lire Proust en temps de guerre
Notre vie intérieure insondable, toujours en mouvement & la folie humaine rachetée par notre désir enfantin de l'impossibilité de l'éternel, et de l'absolu face à la gueule destructrice du temps
👁🗨 Lire Proust en temps de guerre
📰 Par Chris Hedges, le 20 novembre 2022
Marcel Proust est mort il y a un siècle, le 18 novembre 1922, laissant derrière lui l'une des plus remarquables enquêtes littéraires sur la nature humaine et la société.
Pendant la guerre de Bosnie, j'ai parcouru les sept volumes de "À la recherche du temps perdu" de Marcel Proust. Ce roman, peuplé de 400 personnages, n'était pas une échappatoire à la guerre. Le spectre de la mort et le monde expirant de la Belle Époque hantent l'œuvre de Proust. Il l'a écrite alors qu'il était en train de mourir ; en fait, Proust apportait des corrections au manuscrit la nuit précédant sa mort dans sa chambre à coucher hermétiquement fermée et tapissée de liège, à Paris.
Le roman a été pour moi un prisme, qui m'a amené réfléchir à la désintégration, aux illusions et à la mort, partout autour de moi. Proust m'a donné les mots pour décrire les aspects de la condition humaine que je connaissais instinctivement, mais que j'avais du mal à formuler. Il élucide les modes de perception contradictoires de la réalité, que la guerre exacerbe, et la manière dont chacun d'entre nous parvient à ses propres vérités singulières et intéressées. Il explore la fragilité de la bonté humaine, la séduction, puis la vacuité du pouvoir et du statut social, l'inconstance du cœur et enfin le racisme, en particulier l'antisémitisme.
Ceux qui voient dans son œuvre un repli sur le monde sont de piètres lecteurs de Proust. Sa puissance réside dans sa compréhension freudienne des forces souterraines qui façonnent l'existence humaine. Le roman est ancré dans la sagesse amère de l'Ecclésiaste : la beauté de la jeunesse, l'attrait de la gloire, de la richesse, du succès, du pouvoir, ainsi que l'éclat littéraire et artistique, font payer un lourd tribut à ceux qu'ils séduisent, car ils sont éphémères et ils disparaîtront.
J'étais en Croatie lorsque l'armée croate procédait au nettoyage ethnique des villages serbes. J'ai vu un vieux vétéran de la guerre de libération être chassé de la maison qu'il n'habiterait plus jamais, dans un fauteuil roulant, avec ses médailles de la Seconde Guerre mondiale sur la poitrine. La montée du nationalisme ethnique avait anéanti l'ancienne Yougoslavie et, avec elle, son statut et sa place dans la société.
Le dernier volume de "À la recherche du temps perdu" est peuplé des silhouettes vieillies d'acteurs, d'écrivains et d'aristocrates autrefois célèbres, oubliés alors que la foule se presse devant de nouvelles sommités. La célèbre actrice La Berma, une Sarah Bernhardt à peine déguisée, trop infirme pour monter sur scène, est oubliée. La courtisane Odette de Crécy, la passion de Charles Swann, l'un des personnages centraux du roman, autrefois une grande beauté qui a envoûté Paris, est désormais négligée du fait de sa sénilité et reléguée dans un coin du salon à la mode de sa fille, où elle est tournée en ridicule.
Elle était devenue "infiniment pathétique ; elle, qui avait été infidèle à Swann et à tout le monde, découvrait maintenant que l'univers entier lui était infidèle", écrit Proust à propos d'Odette.
Les puissants et les célèbres montent sur le piédestal - qu'ils croient inébranlable - puis se délitent, les laissant, comme le roi Lear, nus sur la lande. Lorsque Swann dénonce la persécution du capitaine de l'armée juive Alfred Dreyfus, accusé à tort de trahison, il devient un non-personnage et, avec d'autres "dreyfusards", il est inscrit sur liste noire. Émile Zola, le plus célèbre romancier français de l'époque, est contraint à l'exil pour avoir défendu Dreyfus.
"Car l'instinct d'imitation et l'absence de courage gouvernent aussi bien la société que la populace", note Proust. "Et nous rions tous d'un homme dont nous voyons qu'on se moque, ce qui ne nous empêche pas de le vénérer dix ans plus tard dans la sphère où il est admiré."
La guerre élucide ces vérités proustiennes. La mort, comme dans le roman, a imprégné mon existence à Sarajevo, ville assiégée, frappée par des centaines d'obus par jour et sous le feu constant des snipers. Quatre à cinq personnes mouraient chaque jour, et une douzaine d'autres étaient blessées. Mais même cernés par la mort, tous ceux qui s'accrochent désespérément à la vie cherchent à en occulter la réalité. La mort était quelque chose qui arrivait à quelqu'un d'autre.
Ce déni de la mort, et de notre mortalité imminente, est illustré par Proust lorsque Swann informe le duc et la duchesse de Guermantes qu'il est malade et qu'il n'a plus que trois ou quatre mois à vivre. Se rendant à un dîner, et incapables de faire face au caractère définitif de la mort, le duc et la duchesse rejettent le pronostic comme une fiction. Swann accepte avec prudence que "leurs propres obligations sociales priment sur la mort d'un ami".
"Vous, par contre, ne vous laissez pas effrayer par les sottises de ces maudits médecins", lui dit le duc. "Ce sont des imbéciles. Vous êtes aussi solide qu'une cloche. Vous nous enterrerez tous !"
La mort de la grand-mère du narrateur, ainsi que celle de sa maîtresse Albertine, version de l'amant et chauffeur de Proust, Alfred Agostinelli, tué dans un accident d'avion en 1914, mettent à nu les mutations du moi. Marcel, le narrateur, ne déplore pas le deuil, car il perpétue les liens avec ceux que l'on a perdus. Il se désole du jour où il n'aura plus de chagrin, du jour où le moi qui était amoureux n'existera plus. Il écrit :
Moi aussi, je pleurais encore quand je redevenais pour un instant l'ami d'autrefois d'Albertine. Mais ce serait en une personnalité nouvelle que je tendais à me transformer du tout au tout. Ce n'est pas parce que les autres sont morts que notre affection pour eux s'éteint, c'est parce que nous sommes nous-mêmes en train de mourir. Albertine n'avait aucune raison de faire des reproches à son ami. L'homme qui usurpait son nom n'était que son héritier. Nous ne pouvons être fidèles qu'à ce dont nous nous souvenons, et nous ne nous souvenons que de ce que nous avons connu. Mon nouveau moi, en grandissant à l'ombre de l'ancien, avait souvent entendu l'autre parler d'Albertine ; par cet autre moi, par les récits qu'il en recueillait, il croyait la connaître, la trouver aimable, l'aimer ; mais ce n'était qu'un amour de seconde main.
Les objets inanimés portent en eux une force mystique capable de réveiller ces sentiments perdus de chagrin, de joie et d'amour. Ils nous reviennent non par un acte de volonté, mais à travers un souvenir involontaire. Un parfum, une image ou un son enflamme soudain ce qui est enfoui et d’ordinaire inaccessible, l'exemple le plus célèbre étant le fait de tremper une petite madeleine dans le thé qui fait brusquement resurgir le souvenir de l'enfance de Marcel à Combray.
" Je trouve très raisonnable la croyance celtique selon laquelle les âmes de ceux que nous avons perdus sont retenues captives dans quelque créature inférieure, un animal, une plante, une chose inanimée, effectivement perdues pour nous jusqu'au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où il nous arrive de passer près de l'arbre, d'entrer en possession de l'objet qui leur sert de prison ", écrit Proust. "Alors ils frémissent, ils nous réclament, et dès que nous les avons reconnus, le charme est rompu. Délivrés par nous, ils ont vaincu la mort et reviennent revivre parmi nous."
L'art - littérature, poésie, danse, théâtre, musique, architecture, peinture, sculpture - donne une cohérence aux fragments de nos vies. L'art permet d'exprimer les forces intangibles et non rationnelles de l'amour, de la beauté, du chagrin, de la mortalité et de la quête de sens. Sans art, sans imagination, nos passés collectifs et individuels sont disparates, dépourvus de contexte. L'art nous ouvre à l'émerveillement et au mystère. L'art n'est pas, comme le dit le peintre Elstir dans le roman, une reproduction de la nature. Il est l'impression que la nature produit sur l'artiste. Il se bat avec le transcendant.
L'imagination, cependant, est une bénédiction et une malédiction. Elle peut être autodestructrice lorsque nous prenons ce que nous imaginons pour la réalité. L'engouement de Swann pour Odette, par exemple, est motivé par sa ressemblance avec les femmes peintes à la Renaissance florentine par Sandro Botticelli. C'est la peinture, l'image, et non Odette que Swann vénère, un fait auquel il finit par faire face, étonné d'avoir courtisé une femme "qui n'était pas mon type". Marcel arrivera à une conclusion similaire à la fin du roman, considérant les élites aristocratiques qui l'ont ébloui dans sa jeunesse comme des médiocrités, élevées au rang de demi-dieux par son imagination.
En même temps, l'imagination est le carburant de l'art. L'art, nous rappelle Proust, demande du travail - comme dans le morceau de musique fictif, la "Sonate de Vinteuil", que Swann associe à Odette.
"Souvent on n'entend rien quand on écoute pour la première fois un morceau de musique un tant soit peu complexe", écrit-il. "Car notre mémoire, comparée à la complexité des impressions qu'elle doit affronter pendant que nous écoutons, est infinitésimale, aussi brève que la mémoire d'un homme qui, dans son sommeil, pense à mille choses et les oublie aussitôt, ou que celle d'un homme dans sa seconde enfance, qui ne peut se rappeler une minute après ce qu'on vient de lui dire."
Ce sont, écrit-il, "la part la moins précieuse que l'on perçoit d'abord." Il poursuit: "Mais, moins décevants que la vie, les grands ouvrages d'art ne commencent pas par nous donner le meilleur d'eux-mêmes [...] Mais quand ces premières impressions se sont effacées, il reste pour notre jouissance quelque passage dont la structure, trop nouvelle et trop étrange pour offrir autre chose que de la confusion à notre esprit, l'avait rendu indiscernable et ainsi conservé intact ; et que les jours avaient passé sans qu’on sache, qui s'était tenue en retrait, qui par la seule puissance de sa beauté était invisible et resté inconnue, sauf en dernier lieu. Mais nous l'abandonnerons aussi en dernier. Et nous l'aimerons plus longtemps que les autres parce que nous avons mis plus de temps à l'aimer."
Le monde extérieur des cinq sens chez Proust est toujours vaincu par le monde intérieur construit par l'imagination. Rien n'est plus vrai à la guerre. Ceux qui font la guerre travaillent sans cesse pour donner un sens à l'insensé. Ils créent des histoires à partir du chaos. Ils cherchent un sens à l'absence de sens. Dans une fusillade, vous n'êtes conscient que de ce qui se passe à quelques mètres autour de vous. Mais une fois la fusillade terminée, deux choses se produisent. Ceux qui sortent victorieux de la fusillade fouillent les poches des morts, examinent les photos et les documents sur les corps de ceux qu'ils ont tués. En même temps, ils élaborent un récit de ce qui s'est passé. Ce récit est en grande partie une fiction, car seuls des morceaux sont disponibles pour être assemblés et former un tout cohérent. Mais sans ce récit, l'expérience, comme la vie elle-même, est insupportable.
Proust relate les effets toxiques de la Première Guerre mondiale sur la société française, incarnée par l'hôtesse Mme Verdurin, qui utilise la guerre pour s’élever dans l’échelle sociale, tandis que la tactique suicidaire des généraux français cause six millions de pertes, dont 1,4 million de morts et 4,2 millions de blessés, ainsi que de nombreuses mutineries dans l'armée. Les généraux et les ministres de la guerre sont des célébrités. Les artistes sont méprisés ou ignorés, sauf s'ils produisent du kitsch de guerre. Les femmes se parent de "bagues ou de bracelets fabriqués à partir de fragments d'obus explosés ou de bandes de cuivre provenant de munitions de 75 millimètres". Les riches, débordant de patriotisme tout en sacrifiant peu, s'occupent d'œuvres de charité pour les soldats au front, de spectacles de bienfaisance et de goûters. Les clichés de la guerre, amplifiés par la presse, sont repris sans retenue par le public. "Car l'idiotie du temps a fait que l'on s'est enorgueilli d'employer les expressions du temps ", note Proust. La guerre éradique la démarcation entre civils et militaires. Elle dégrade la langue et la culture. Elle alimente un nationalisme toxique. Elle inaugure l'ère moderne de la guerre industrielle où les nations mettent leurs ressources au service de l'armée et, avec elle, un pouvoir politique et social démesuré. La guerre, toile de fond du dernier chapitre, marque la fin de la Belle Époque.
Le public s'est rangé du côté des modernistes de la guerre, "après avoir résisté aux modernistes de la littérature et des arts", écrit Proust, parce que c'est "une mode acceptée de penser ainsi et aussi parce que les petits esprits sont écrasés, non par la beauté, mais par la grandeur de l'action."
Proust saisit la disparité entre le monde sensoriel de la guerre et la version mythique de la guerre qui sévit dans tous les conflits, ce qui conduit à une aliénation amère entre ceux qui vivent la guerre sur le champ de bataille et ceux qui la célèbrent en toute sécurité. Ceux qui s'imprègnent du mythe de la guerre s'engagent dans une orgie d'auto-exaltation, non seulement parce qu'ils croient appartenir à une nation supérieure, mais aussi parce qu'en tant que membres de cette nation, ils sont convaincus d'être dotés de vertus supérieures.
Le revers de la médaille du nationalisme est le racisme et le chauvinisme, car en nous élevant nous-mêmes, nous dénigrons les autres, surtout l'ennemi. Proust, lorsqu'il écrit sur l'antisémitisme, fait une distinction importante entre le vice et le crime, une distinction longuement citée par Hannah Arendt dans "Les origines du totalitarisme". Pendant la décadence de la Belle Époque, les Juifs étaient admis dans les grands salons, jusqu'à l'affaire Dreyfus. Ils étaient considérés comme exotiques, bien qu'entachés du vice de la judéité. Le vice n'est pas un acte de volonté mais une qualité inhérente, psychologique, qui ne peut être choisie ou rejetée. "Le châtiment, écrit Proust, est le droit du criminel" dont il est privé si "les juges supposent et sont plus enclins à pardonner le meurtre aux invertis [homosexuels] et la trahison aux juifs pour des raisons dérivées de... la prédestination raciale".
La différence entre le vice, qui ne peut jamais être supprimé, et le crime, définit la guerre, comme elle a défini le fascisme quelques années après la publication du roman de Proust. Les ennemis incarnent le mal non seulement en raison des actes qu'ils commettent, mais aussi en raison de leur nature intrinsèque. L'éradication du mal passe donc par l'éradication de tous ceux qui sont infectés par le vice. La seule façon de survivre est de renoncer à son essence et de la cacher.
Les Juifs de France se sont convertis au christianisme. Les homosexuels ont fait semblant d'être hétérosexuels. Les musulmans et les Croates de la Bosnie sous contrôle serbe ont fait semblant d'être serbes. Les Serbes et les Musulmans de Croatie font semblant d'être des Croates. Ces mutations, prévient Proust, transforment les bienheureux et les damnés en caricatures facilement manipulables par les démagogues et la foule. L'hostilité à la différence est une étape inquiétante vers la tyrannie, qu'il s'agisse de la tyrannie mesquine de la classe dirigeante ou de la tyrannie plus vaste du totalitarisme.
Proust a une vision sombre de la nature humaine. Ceux qui accomplissent des actes de charité et de bonté dans le roman ont presque toujours des motivations ultérieures ou, au mieux, mixtes. Nous trahissons les gens pour des bagatelles. Nous abandonnons notre moralité professée pour notre propre avancement. Nous sommes indifférents à la souffrance humaine. Nous attaquons les fautes des autres mais succombons à ces mêmes fautes si nous sommes "suffisamment enivrés par les circonstances".
Mais parce que Proust attend si peu de nous, il accorde pitié, compassion et pardon même aux plus détestables de ses personnages, alors qu'ils disparaissent à la fin du roman dans une danse macabre. Notre vie intérieure, conclut-il, est finalement insondable, car elle est toujours en mouvement. En vieillissant, nous devenons des coquilles, des masques délavés que l'on n’identifie plus que par notre nom. La folie humaine, cependant, est rachetée par notre désir enfantin de l'impossibilité de l'éternel, et de l'absolu face à la gueule destructrice du temps.
Proust nous rappelle qui nous sommes et qui nous allons devenir. Levant le voile sur nos prétentions, il nous appelle à nous voir en notre prochain. En immortalisant son monde disparu, Proust expose et sacralise le monde qui disparaît autour de nous. Ses perceptions étaient un baume, un réconfort profond dans la folie de la guerre, où la foule réclame du sang, où la mort frappe au hasard, où l'illusion est prise pour la réalité et où l'impermanence de l'existence est terrifiante et palpable.