👁🗨 Chris Hedges : Mort de l'Ukraine par procuration
L'orgueil démesuré & l'auto-illusion des mandarins de DC, dans le déni de l'émergence d'un monde multipolaire sont alimentés par le "jeu des nations" qui, hors contrôle, pourrait nous coûter la vie.
👁🗨 La mort de l'Ukraine par procuration
Par Chris Hedges, le 11 mars 2023
Le “jeu des nations” alimente l'orgueil démesuré & l'auto-illusion des mandarins de Washington qui refusent d'accepter l'émergence d'un monde multipolaire. S'il échappe à tout contrôle, il pourrait bien nous coûter la vie.
L'Ukraine est un pion pour les militaristes qui ont l'intention de détruire la Russie et, au final, la Chine, dans une quête autodestructrice visant à assurer l'hégémonie mondiale des États-Unis. La fin de cette guerre sera hideuse, comme celle de la plupart des guerres par procuration.
Il existe de nombreux moyens pour un État de projeter sa puissance et d'affaiblir ses adversaires, mais les guerres par procuration sont l'une des plus cyniques. Les guerres par procuration dévorent les pays qu'elles sont censées défendre. Elles incitent des nations ou des insurgés à se battre pour des objectifs géopolitiques qui, en fin de compte, ne servent pas leurs intérêts. La guerre en Ukraine n'a pas grand-chose à voir avec la liberté des Ukrainiens, et bien plus avec la volonté de détruire l'armée russe et d'affaiblir l'emprise de Vladimir Poutine sur le pouvoir. Et lorsque l'Ukraine semblera se diriger vers la défaite ou que la guerre sera dans l'impasse, l'Ukraine sera sacrifiée comme beaucoup d'autres États, dans ce que l'un des membres fondateurs de la CIA, Miles Copeland Jr, appelait le "jeu des nations" et "l'amoralité de la politique des pouvoirs".
J'ai couvert des guerres par procuration au cours des deux décennies où j'ai été correspondant à l'étranger, notamment en Amérique centrale où les États-Unis ont armé les régimes militaires du Salvador et du Guatemala ainsi que les insurgés Contra qui tentaient de renverser le gouvernement sandiniste au Nicaragua. J'ai fait un reportage sur l'insurrection au Pendjab, une guerre par procuration fomentée par le Pakistan. J'ai couvert les Kurdes dans le nord de l'Irak, soutenus puis trahis plus d'une fois par l'Iran et Washington. Pendant mon séjour au Moyen-Orient, l'Irak a fourni des armes et un soutien aux Moudjahidin-e-Khalq (MEK) pour déstabiliser l'Iran. Belgrade a pensé qu'en armant les Serbes bosniaques et croates, elle pourrait absorber la Bosnie et certaines parties de la Croatie au sein d'une grande Serbie.
Les guerres par procuration sont notoirement difficiles à contrôler, surtout lorsque les aspirations de ceux qui combattent et de ceux qui envoient les armes divergent. Elles ont également la fâcheuse tendance à entraîner les commanditaires des guerres par procuration, comme ce fut le cas des États-Unis au Viêt Nam et d'Israël au Liban, directement dans le conflit. Les armées par procuration obtiennent des armes sans avoir à rendre de comptes, dont la majeure partie se retrouve sur le marché noir, entre les mains de seigneurs de guerre, ou de terroristes. L'année dernière, CBS News a rapporté qu'environ 30 % des armes envoyées à l'Ukraine parvenaient sur les lignes de front, rapport que la chaîne a choisi de rétracter en partie sous la forte pression de Kiev, et de Washington. Le détournement généralisé d'équipements militaires et médicaux fournis à l'Ukraine vers le marché noir a également été documenté par la journaliste américaine Lindsey Snell. Dans les zones de guerre, les armes sont des denrées juteuses. Dans les guerres que j'ai couvertes, de grandes quantités d'armes ont toujours été à vendre.
Les seigneurs de guerre, les gangsters et les voyous - l'Ukraine est depuis longtemps considérée comme l'un des pays les plus corrompus d'Europe - sont transformés par les États qui les soutiennent en combattants héroïques de la liberté. Le soutien à ceux qui mènent ces guerres par procuration est une célébration de notre supposée vertu nationale, particulièrement séduisante après deux décennies de fiascos militaires au Moyen-Orient. Joe Biden, dont les sondages sont désastreux, a l'intention de se présenter pour un second mandat en tant que président "de guerre" aux côtés de l'Ukraine, pour laquelle les États-Unis ont déjà engagé 113 milliards de dollars d'aide militaire, économique et humanitaire.
Lorsque la Russie a envahi l'Ukraine, "le monde entier a été confronté à un test historique", a déclaré M. Biden à l'issue d'une visite éclair à Kiev. "L'Europe a été mise à l'épreuve. L'Amérique a été mise à l'épreuve. L'OTAN a été mise à l'épreuve. Toutes les démocraties étaient mises à l'épreuve."
J'ai déjà entendu des propos similaires pour justifier d'autres guerres par procuration.
"Ce sont nos frères, ces combattants de la liberté, et nous leur devons notre aide", a déclaré Ronald Reagan à propos des Contras, qui ont pillé, violé et massacré le Nicaragua. "Ils sont l'égal moral de nos Pères fondateurs, des hommes et des femmes courageux de la Résistance française", a ajouté M. Reagan. "Nous ne pouvons pas nous détourner d'eux, car la lutte ici n'est ni de droite ni de gauche, mais du bien contre le mal".
"Je veux l'entendre dire, que nous allons armer l'Armée syrienne libre", a déclaré John McCain à propos du président Donald Trump. "Nous allons nous consacrer à la destitution de Bachar el-Assad. Nous allons faire payer aux Russes le prix de leur engagement. Tous les acteurs ici présents devront payer un tribut, et les États-Unis d'Amérique seront du côté de ceux qui se battent pour la liberté."
Les héros de la résistance, comme le président Volodymyr Zelensky ou le président Hamid Karzai en Afghanistan, posent souvent problème, surtout quand leur ego et leur compte en banque se mettent à enfler. Le flot d'éloges effusifs adressés en public aux mandataires par leurs sponsors correspond rarement à ce qu'ils disent d'eux en privé. Lors des pourparlers de paix de Dayton, où le président serbe Slobodan Milosevic a vendu les dirigeants des Serbes et des Croates de Bosnie, il a déclaré à propos de ses mandataires : "[ils] ne sont pas mes amis. Ce ne sont pas mes collègues... Ce sont des merdes".
"L'argent noir coule à flots", écrivait le Washington Post après avoir obtenu un rapport interne produit par le Bureau de l'inspecteur général spécial pour la reconstruction de l'Afghanistan.
"La plus grande banque d'Afghanistan s'est liquéfiée dans un cloaque de corruption. Les voyageurs transportaient des valises chargées d'un million de dollars, voire plus, sur les vols au départ de Kaboul. Des demeures connues sous le nom de "palais du pavot" ont surgi des décombres pour abriter des caïds de l'opium. Le président Hamid Karzai a été réélu après que ses amis eurent bourré des milliers d'urnes. Il a admis par la suite que la CIA avait livré des sacs d'argent à son bureau pendant des années, qualifiant cela de "rien d'inhabituel".
"En public, alors que le président Barack Obama intensifiait la guerre et que le Congrès approuvait des milliards de dollars supplémentaires pour la soutenir, le commandant en chef et les législateurs promettaient de s'attaquer à la corruption et de demander des comptes aux Afghans malhonnêtes", indique le journal. "En réalité, les fonctionnaires américains ont fait marche arrière, ont regardé ailleurs, et laissé la corruption s'enraciner comme jamais auparavant, selon une série d'entretiens gouvernementaux confidentiels obtenus par le Washington Post".
Ceux qui sont glorifiés comme étant le rempart contre la barbarie lorsque les armes leur parviennent sont oubliés une fois les conflits terminés, comme en Afghanistan et en Irak. Les anciens combattants par procuration doivent fuir le pays ou subir la vindicte de ceux qu'ils ont combattus, comme ce fut le cas pour les tribus Hmong abandonnées au Laos et les Sud-Vietnamiens. Les anciens parrains, autrefois généreux en aide militaire, ignorent les appels désespérés à l'aide économique et humanitaire, alors que les populations déplacées à cause de la guerre souffrent de la faim et meurent par manque de soins médicaux. L'Afghanistan, pour la deuxième fois, est l'exemple type de cette insensibilité impériale.
L'effondrement de la société civile engendre la violence sectaire et l'extrémisme, dont l'essentiel va à l'encontre des intérêts de ceux qui ont fomenté les guerres par procuration. Les milices supplétives d'Israël au Liban, ainsi que son intervention militaire en 1978 et 1982, avaient pour but de déloger l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) du pays. Cet objectif a été atteint. Mais le retrait de l'OLP du Liban a donné naissance au Hezbollah, un adversaire bien plus militant et efficace, ainsi qu'à la domination syrienne sur le Liban. En septembre 1982, pendant trois jours, le parti libanais des Kataeb, plus connu sous le nom de Phalanges, soutenu par l'armée israélienne, a massacré entre 2 000 et 3 500 réfugiés palestiniens et civils libanais dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila. Ce massacre a suscité une condamnation internationale et des troubles politiques en Israël. Les critiques ont appelé ce conflit prolongé "Lebanam", confondant les mots "Vietnam" et "Liban". Le film israélien "Valse avec Bachir" documente la dépravation et le massacre gratuit de milliers de civils par Israël et ses mandataires pendant la guerre du Liban.
Les guerres par procuration, comme l'a souligné Chalmers Johnson, engendrent des répercussions involontaires. Le soutien apporté aux moudjahidines qui luttaient contre les Soviétiques en Afghanistan, y compris l'armement de groupes tels que ceux dirigés par Oussama ben Laden, a donné naissance aux talibans et à Al-Qaïda. Elle a également répandu le djihadisme réactionnaire dans le monde musulman, multiplié les attaques terroristes contre des cibles occidentales, qui ont culminé avec les attentats du 11 septembre, et alimenté deux décennies de fiascos militaires dirigés par les États-Unis en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Somalie, en Libye et au Yémen.
Si la Russie l'emporte en Ukraine, si Poutine n'est pas chassé du pouvoir, les États-Unis auront non seulement contribué à la mise en place d'une puissante alliance entre la Russie et la Chine, mais ils se seront aussi assurés d'un antagonisme avec la Russie qui reviendra nous hanter. Le déversement de milliards de dollars d'armes en Ukraine, l'utilisation des services de renseignement américains pour tuer des généraux russes et couler le cuirassé Moskva, le dynamitage des pipelines Nord Stream et les plus de 2 500 sanctions américaines contre la Russie resteront dans les mémoires à Moscou.
"Bien que les gens aient généralement conscience des dégâts qu'ils ont causés, notre expérience nationale en la matière, écrivait Johnson, est rarement envisagée en ces termes, car une grande partie de ce que les gestionnaires de l'empire américain ont engendré a été gardée secrète".
Ceux qu'on soutient dans les guerres par procuration, y compris les Ukrainiens, ont souvent peu de chances de remporter la victoire. Les armes sophistiquées telles que les chars M1 Abrams sont largement inutiles si ceux qui les utilisent n'ont pas passé des mois voire des années à s'entraîner. Avant l'invasion israélienne du Liban en juin 1982, le bloc soviétique a fourni aux combattants palestiniens des armes lourdes, notamment des chars, des missiles antiaériens et de l'artillerie. Le manque d'entraînement a rendu ces armes inefficaces face à la puissance aérienne, à l'artillerie et aux unités mécanisées israéliennes.
Les États-Unis savent que le temps presse pour l'Ukraine. Ils savent que les armes de haute technologie ne seront pas maîtrisées à temps pour contrecarrer une offensive russe soutenue. Le secrétaire à la défense, Lloyd Austin, a prévenu en janvier que l'Ukraine disposait d'une "lucarne d'opportunité, entre aujourd'hui et le printemps". "Ce n'est pas bien long", a-t-il ajouté.
La victoire, cependant, n'est pas l'objectif. L'objectif est la destruction maximale. Même si l'Ukraine est contrainte, après sa défaite, de négocier avec la Russie et de concéder des territoires pour la paix, ainsi que d'accepter le statut de nation neutre, Washington aura atteint son principal objectif : affaiblir la capacité militaire de la Russie, et isoler Poutine de l'Europe.
Ceux qui orchestrent des guerres par procuration sont aveuglés par leurs illusions. Les Contras au Nicaragua ou le MEK en Iran n'ont guère été soutenus. L'armement des rebelles dits "modérés" en Syrie a vu les armes affluer entre les mains des djihadistes réactionnaires.
Les guerres par procuration se concluent généralement par la trahison de la nation ou du groupe qui se bat au nom de l'État commanditaire. En 1972, l'administration Nixon a fourni des millions de dollars en armes et en munitions aux rebelles kurdes du nord de l'Irak afin d'affaiblir le gouvernement irakien, considéré à l'époque comme trop proche de l'Union soviétique. Personne, et surtout pas les États-Unis et l'Iran, qui a livré les armes aux combattants kurdes, ne souhaitait que les Kurdes créent leur propre État. L'Irak et l'Iran ont signé l'accord d'Alger de 1975, dans lequel les deux pays ont réglé leurs différends sur leur frontière mutuelle. Cet accord a mis également fin au soutien militaire apporté aux Kurdes.
L'armée irakienne a rapidement lancé une campagne impitoyable de nettoyage ethnique dans le nord de l'Irak. Des milliers de Kurdes, dont des femmes et des enfants, ont disparu ou ont été tués. Les villages kurdes ont été dynamités et réduits en ruines. La situation désespérée des Kurdes a été ignorée, car, comme l'a déclaré Henry Kissinger à l'époque, "il ne faut pas confondre les opérations secrètes avec les activités humanitaires".
Le gouvernement islamique de Téhéran a relancé l'aide militaire aux Kurdes pendant la guerre entre l'Iran et l'Irak, de 1980 à 1988. Le 16 mars 1988, le président irakien Saddam Hussein a largué du gaz moutarde et des agents neurotoxiques (sarin, tabun et VX) sur la ville kurde de Halabja. Quelque 5 000 personnes sont mortes en quelques minutes et jusqu'à 10 000 ont été blessées. L'administration Reagan, qui soutenait l'Irak, a minimisé les crimes de guerre commis contre ses anciens alliés kurdes.
Autre exemple, le rapprochement du président Richard Nixon avec la Chine s'est traduit par la fin de l'aide secrète aux rebelles tibétains.
La trahison est l'acte final de presque toutes les guerres par procuration.
L'armement de l'Ukraine n'est pas un travail humanitaire. Cela n'a rien à voir avec la liberté. Il s'agit d'affaiblir la Russie. Si l'on exclut la Russie de l'équation, il n'y aurait guère de soutien tangible à l'Ukraine. D'autres peuples occupés, dont les Palestiniens, ont souffert aussi brutalement et bien plus longtemps que les Ukrainiens. Mais l'OTAN n'arme pas les Palestiniens pour qu'ils puissent lutter contre leurs occupants israéliens et ne les présente pas comme des combattants héroïques de la liberté. Notre amour de la liberté ne va ni aux Palestiniens, ni au peuple du Yémen actuellement bombardé par des armes britanniques et américaines, ni aux Kurdes, aux Yazidis et aux Arabes qui résistent à la Turquie, membre de longue date de l'OTAN, dans son occupation et sa guerre de drones dans tout le nord et l'est de la Syrie. Notre amour de la liberté ne va qu'à ceux qui servent notre "intérêt national".
Le temps viendra où les Ukrainiens, comme les Kurdes, seront inutiles. Ils disparaîtront, comme beaucoup d'autres avant eux, de notre discours national et de notre conscience. Ils panseront des générations durant la trahison et la souffrance subies. L'empire américain continuera à en manipuler d'autres, peut-être le peuple "héroïque" de Taïwan, pour poursuivre sa quête vaine d'hégémonie mondiale. La Chine est le grand prix pour nos "docteurs Folamour". Ils empileront encore plus de cadavres et flirteront avec la guerre nucléaire pour réduire la puissance économique et militaire croissante de la Chine. Il s'agit là d'un jeu ancien et prévisible. Il laisse dans son sillage des nations en ruines et des millions de morts et de réfugiés. Il alimente l'orgueil démesuré et l'auto-illusion des mandarins de Washington qui refusent d'accepter l'émergence d'un monde multipolaire. S'il échappe à tout contrôle, ce "jeu des nations" pourrait bien nous coûter la vie.