👁🗨 Comme si nous étions des sous-hommes
“Je pensais n'avoir aucune chance de m'en sortir vivant. C'était l'enfer sur terre. C'est comme si j'avais passé cinq ans dans cet entrepôt. Je ne souhaite cela à personne”.
👁🗨 Comme si nous étions des sous-hommes
Par Linah Alsaafin et Maram Humaid, le 12 décembre 2023
Rassemblés par l’armée dans la ville de Gaza, des Palestiniens racontent qu'ils ont été déshabillés, qu'on leur a bandé les yeux, qu'on les a numérotés et qu'ils ont été torturés pendant leur détention.
Deir el-Balah, Bande de Gaza - Dans l'une des chambres de l'hôpital des Martyrs d'Al-Aqsa, Mahmoud Zindah reste près de son père, Nader, les horreurs de la semaine passée gravées sur leurs visages. Leur regard est intense, scrutant alentours.
Le jeune homme de 14 ans et son père faisaient partie des centaines de Palestiniens arrêtés par les forces israéliennes dans la région de Shujayea, à l'est de la ville de Gaza, qui ont enduré cinq jours de torture et d'humiliation avant d'être relâchés - sans aucune explication.
“L'un des soldats a dit que je ressemblais à son neveu, que ce neveu avait été tué devant sa grand-mère prise en otage par le Hamas et que les soldats allaient tous nous massacrer”, raconte Mahmoud, la voix tremblante.
Avant cette épreuve, la famille Zindah est restée bloquée pendant deux jours dans sa maison du quartier Zeitoun de la ville de Gaza, incapable de sortir alors que les chars avançaient et que les tirs d'artillerie se rapprochaient. Ceux qui osaient sortir de chez eux pour quelque course urgente étaient abattus dans la rue par des snipers.
Le troisième jour, la famille, qui dormait sur le carrelage froid sous les matelas pour se protéger des éclats d'obus, s'est réveillée pour découvrir les chars dans leur rue.
“Nous avons entendu les soldats crier et les chenilles des chars se rapprocher de plus en plus”, raconte Nader, 40 ans. “J'ai senti que quelque chose n'allait pas, alors je suis allé vers la maison derrière la nôtre, qui était plus éloignée de la rue. Avant de l'atteindre, je me suis arrêté, en état de choc. La maison bougeait !”
“J'ai alors réalisé qu'un bulldozer israélien était en train d'abattre les murs” et que les soldats tiraient également à balles réelles, ajoute-t-il.
Nader a rapidement déchiré des draps blancs pour en faire de petits “drapeaux” que chacun de ses huit enfants pouvait porter. Ils sont sortis par la porte d'entrée, tandis que les adultes criaient qu'il y avait des gens dans la maison. Le bulldozer s'est arrêté, tout comme les tirs. Mais soudain, la maison s'est retrouvée pleine de soldats israéliens.
“Ils nous ont obligés à vider nos sacs sur le sol et nous ont empêchés de prendre notre argent ou les bijoux de nos femmes”, se souvient Nader. “Le peu de nourriture que nous avions, ils l'ont également jetée. Ils ont pris notre argent, nos papiers d'identité et nos téléphones.”
Les soldats ont séparé la famille : les femmes et les jeunes enfants dans une pièce, les hommes et les adolescents dans une autre. Ils ont ensuite demandé à Nader, Mahmoud, son beau-frère et un autre homme de la famille de se déshabiller, puis les ont poussés dehors.
“Ils ont rassemblé au moins 150 hommes des maisons environnantes et nous ont bandé les yeux et menottés dans la rue”, explique Nader.
Lorsque les soldats ont forcé les hommes à monter à l'arrière de certains camions, Nader s'est assuré que Mahmoud était sur ses genoux, terrifié à l'idée de ce qu'ils feraient à son fils s'ils étaient séparés.
“Je ne veux pas perdre mon enfant, et je ne veux pas non plus que mon fils perde son père”, dit-il.
Les hommes se sont rapidement rendu compte qu'il y avait aussi des femmes dans le camion, qui n'a cessé de freiner brusquement, faisant tomber les prisonniers les uns sur les autres.
“Nous avions tous les yeux bandés, nous ne pouvions donc pas nous voir, mais nous entendions les femmes nous dire de veiller sur elles comme nous le ferions pour nos propres sœurs”, raconte Nader. “Il y avait aussi de jeunes enfants avec elles.”
Le camion s'est arrêté et, une fois de plus, les hommes et les femmes ont été séparés. Les hommes et les adolescents ont été emmenés dans un entrepôt où ils se sont assis à même le sol couvert de grains de riz éparpillés. Là, ils ont été battus, interrogés et agressés verbalement. Ils ne pouvaient pas dormir, et les grains de riz leur coupaient la peau alors qu'ils étaient assis là, déshabillés.
Affamés et battus pendant des jours
Mohammed Odeh, 14 ans, a été emmené dans le même quartier de Wadi al-Arayes, à Zeitoun, que les Zindah, où lui et sa famille sont restés bloqués dans leur maison pendant cinq jours, affamés.
Deux des garçons du quartier qui sont partis chercher de l'eau ont été tués dans la rue par des snipers israéliens. Après que le bulldozer a abattu les murs de plusieurs maisons, les soldats ont traîné les hommes et les adolescents dehors, les giflant, les frappant et les frappant avec leurs armes.
“On ne pouvait pas les raisonner”, se souvient Mohammed. “Ils n'arrêtaient pas de dire : ‘Vous êtes tous du Hamas’. Ils ont écrit des numéros sur nos bras. Le mien était le 56”.
Lorsqu'il tend les bras, le marqueur rouge est encore visible sur sa peau.
“Lorsqu'ils nous parlaient en hébreu et que nous ne comprenions pas, ils nous frappaient”, poursuit-il.
“Ils m'ont frappé dans le dos, au niveau des reins, et les jambes. Ils ont emmené ma famille, et je ne sais pas où elle est”, dit-il, la voix brisée.
Avant qu'ils ne soient forcés de pénétrer dans l'entrepôt, des femmes soldats israéliennes sont venues cracher sur les hommes, se souvient Mohammed.
Dans l'entrepôt, de petits groupes de cinq soldats entraient brusquement et frappaient quelqu’un, tandis que les autres étaient forcés d'écouter ses cris de douleur. Si l'un des hommes ou des adolescents s'assoupissait d'épuisement, les soldats lui versaient de l'eau froide.
“Le mépris qu'ils manifestaient à notre égard n'était pas naturel, comme si nous étions des sous-hommes”, raconte Mohammed.
“Certains ne revenaient pas des séances de torture”, dit Nader d'un ton sombre. “Nous entendions leurs cris, et puis plus rien.”
À un moment donné, Mahmoud a dit à son père que ses poignets saignaient à cause des menottes. Un soldat l'a entendu, lui a demandé où il avait mal et s'est empressé d'appuyer sur le point en question. Nader a tenté de protéger son fils et l'un des soldats a essayé d'entraîner l'adolescent. Lorsque Mahmoud a résisté, il a reçu un coup de pied au visage. La marque est encore visible.
“Mon père n'arrêtait pas de leur crier que j'étais un enfant, et de se jeter sur moi pour me protéger”, raconte-t-il. “J'ai entendu un soldat parler avec un accent américain et je lui ai dit en anglais que je n'étais qu'un enfant qui va à l'école.”
Ses paroles sont tombées dans l'oreille d'un sourd.
Les yeux bandés et menottés pendant toute la durée de la détention, les hommes et les garçons ont dû endurer les coups pendant des heures.
“Ils nous insultaient, proférant les mots les plus grossiers”, raconte Nader, qui a reçu un coup particulièrement douloureux à la tête. “Certains d'entre eux parlaient arabe. Chaque fois que nous essayions de parler, que nous demandions à aller aux toilettes ou à boire de l'eau, ils venaient nous frapper avec la crosse de leurs fusils M16”.
Les soldats les ont interrogés et ont menacé de tous les tuer. Ils ont accusé les Palestiniens de voler les jeeps de l'armée et de violer les femmes israéliennes. Lorsqu'ils ont demandé à Mahmoud où il se trouvait le 7 octobre et qu'il a répondu qu'il dormait chez lui, les soldats l'ont frappé.
“Ils font preuve d'un racisme inouï. Ils nous haïssent vraiment”, déclare Nader. “Il ne s'agit pas du Hamas. Il s'agit de nous éliminer tous. Il s'agit d'un génocide, signé par [le président américain] Biden”.
Les hommes n’ont reçu que quelques gouttes d'eau et des morceaux de pain. Certains ont été contraints de faire leurs besoins sur place, tandis que d'autres se sont vu remettre un seau nauséabond.
Le cinquième jour, Nader, Mahmoud et dix autres hommes ont été emmenés à Nitzarim, une ancienne colonie située au sud de la ville de Gaza transformée en terres agricoles après le désengagement israélien de 2005. Il s'agit désormais d'un point de contrôle israélien situé juste avant Wadi Gaza, où les hommes ont été relâchés, et ont reçu l'ordre de marcher vers le sud.
Le groupe a enlevé les bandeaux, laissant leurs yeux s’habituer à la lumière après des jours d'obscurité. Ils étaient épuisés et affamés et n'avaient toujours pas de vêtements. Après avoir marché péniblement pendant deux heures, un groupe de Palestiniens les a repérés.
“Ils nous ont habillés et nous ont donné de l'eau”, raconte Nader. “Une ambulance a été appelée et nous sommes arrivés à l'hôpital des Martyrs d'Al-Aqsa, où l'on nous a immédiatement mis sous perfusion.”
“Je pensais n'avoir aucune chance de m'en sortir vivant”, ajoute-t-il.
“C'était l'enfer sur terre. C'est comme si j'avais passé cinq ans dans cet entrepôt. Je ne souhaite cela à personne”.