👁🗨 Comment Gaza influe sur le bras de fer entre grandes puissances
Israël fait face à une crise existentielle de taille, Washington devant rivaliser avec de grandes puissances dont aucune n'est idéologiquement encline à soutenir sa politique étrangère sioniste.
👁🗨 Comment Gaza influe sur le bras de fer entre grandes puissances
Par Mohamad Hasan Sweidan, le 24 janvier 2024
Si la multipolarité menée par la Chine a accéléré le déclin de l'ère américaine, la guerre à Gaza pourrait tout bonnement la briser.
Ce qui se passe aujourd'hui en Asie occidentale - la guerre de Gaza et son expansion régionale - ne peut être dissocié des transformations internationales qui se sont accélérées au cours des dernières années. Aujourd'hui, la transition vers la multipolarité est le facteur sous-jacent qui détermine les décisions et les politiques de la plupart des pays, en particulier celles des grandes puissances.
L'assaut militaire dévastateur d'Israël sur Gaza coïncide avec l'attention accrue que portent les États-Unis à la compétition entre grandes puissances. Pour Washington, ce conflit a une portée géopolitique bien plus large que l'Asie occidentale. À cet égard, les États-Unis ont joué et continueront de jouer un rôle central à Gaza et aux alentours, contrairement à la Chine et à la Russie, leurs puissants homologues.
Selon les statistiques publiées par la China Society for Human Rights Studies, les États-Unis ont initié 201 des 248 conflits armés qui ont eu lieu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, s'engageant souvent dans ces guerres par l'intermédiaire d'alliances et/ou de mandataires dirigés par les États-Unis.
Pendant des décennies, Washington a mené ces conflits en formant, puis en dirigeant et contrôlant très habilement de multiples alliances afin d'atteindre ses objectifs politiques et militaires. Mais cette capacité s'est considérablement modifiée en décembre 2023, traduisant un net déclin dans ce domaine.
En réponse au blocus de la mer Rouge imposé aux navires liés à Israël par les forces armées yéménites alignées sur Ansarallah, le ministère de la Défense des États-Unis a annoncé la mise en place de l’“Operation Guardian of Prosperity ... pour faire respecter le principe fondamental de la liberté de navigation” dans ces eaux, composée initialement d'une coalition de dix pays, dont la plupart sont des partenaires insignifiants.
Protéger Israël ou maintenir une domination maritime ?
La coalition s'est avérée fragile d'emblée, seuls les États-Unis et le Royaume-Uni ayant participé activement aux frappes militaires au Yémen. La réticence de la France, de l'Espagne et de l'Italie, pays européens clés, à rejoindre l'alliance navale témoigne du scepticisme croissant des partenaires traditionnels des États-Unis - tant occidentaux qu'ouest-asiatiques - quant à l'engagement et à la capacité de Washington à défendre ses alliés de manière efficace.
Il est intéressant de souligner que plus de huit autres pays auraient rejoint la coalition, mais ont requis l'anonymat, compte tenu des retombées politiques potentielles d'une implication avec Washington et Tel-Aviv.
L'objectif déclaré du Pentagone, à savoir sécuriser la navigation en mer Rouge, ne correspond pas à la menace réelle, ce qui révèle les arrière-pensées derrière les actions américaines. Les Yéménites ont confirmé à plusieurs reprises que leur seule intention était d'empêcher le passage des navires appartenant à Israël ou destinés à ce pays, et que tous les autres navires étaient libres de naviguer.
En bref, la coalition dirigée par les États-Unis et le Royaume-Uni agit comme un bras armé des forces militaires israéliennes, cherchant spécifiquement à garantir un accès sans entrave aux navires se dirigeant vers les ports israéliens via le détroit de Bab al-Mandab. Ce n'est pas une position que beaucoup d'autres États soutiendront s'ils veulent maintenir la liberté de transport pour leurs propres navires.
En fin de compte, la démonstration de force américaine dans ces voies navigables vise à renforcer la domination navale des États-Unis, que le Yémen conteste, un pays déchiré par la guerre et le plus pauvre d'Asie occidentale.
Comme le souligne la National Security Strategy pour 2022,
“Les États-Unis “ne permettront pas à des puissances étrangères ou régionales de menacer la liberté de navigation dans les voies navigables du Moyen-Orient (Asie occidentale), y compris le détroit d'Ormuz et le Bab al Mandab, et ne toléreront pas les tentatives d'un pays quelconque d'en dominer un autre - ou de dominer la région - par le biais d'une accumulation de ressources militaires, d'incursions ou de menaces””.
Selon les médias, à la suite des frappes aériennes massives menées par les États-Unis contre des cibles irakiennes le 23 janvier, les factions de la résistance irakienne vont maintenant suivre l'exemple du Yémen en mettant en place un blocus des ports israéliens en Méditerranée.
Les événements actuels échappent au contrôle de Washington et les observateurs remettent toujours plus en question l'utilité et la compétence du leadership naval américain sur les principales voies navigables du monde. De même, on reconnaît que d'autres forces et États redoutables ont émergé, défiant le contrôle des États-Unis sur les principaux détroits mondiaux. Pour reprendre les termes de l'homme politique et écrivain britannique Walter Raleigh, “Qui tient la mer tient le commerce du monde, qui tient le commerce tient la richesse, qui tient la richesse du monde tient le monde lui-même.”. Sous le contrôle de Sanaa, les États-Unis ne peuvent plus prétendre régner sur la mer Rouge, ni même sur ses voies navigables voisines.
La concurrence entre grandes puissances dans le contexte de la guerre de Gaza
Le scénario actuel en Asie occidentale, en particulier après Al-Aqsa Flood et la guerre de Gaza consécutive, coïncide avec un changement d'orientation de Washington vers la compétition avec la Chine et sa guerre par procuration contre la Russie en Ukraine. Comme le souligne l'évaluation annuelle des menaces de la communauté américaine du renseignement de l'année dernière, cette transition a déjà affecté les objectifs stratégiques, entraînant une forte baisse du soutien occidental, en particulier de la part des États-Unis, à l'égard de l'Ukraine. L'administration Biden a eu du mal à faire approuver par le Congrès un nouveau programme d'aide à Kiev, en concurrence directe avec la campagne militaire de Tel-Aviv à Gaza.
Malgré les assurances données par les dirigeants occidentaux lors de leurs visites en Ukraine en octobre, leurs déclarations n'ont pas été suivies d'un soutien matériel tangible, reléguant le président Volodymyr Zelensky aux oubliettes. De manière tout à fait inattendue, la Chine est apparue comme le potentiel pacificateur de ce conflit européen, Kiev ayant ouvertement demandé l'implication de Pékin dans les pourparlers de médiation, et les États-Unis étant eux-mêmes ouverts à une médiation chinoise pour atténuer l'escalade en Asie de l'Ouest.
Les Chinois sont bien conscients des difficultés rencontrées par les États-Unis pour sauver la face dans la guerre de Gaza dont ils se sont faits les champions, et que la métamorphose du conflit en une crise régionale les embourbe encore davantage en Asie occidentale - et les éloigne de la région Asie-Pacifique.
Bien que la Chine cherche à accroître sa présence en Asie occidentale, elle veille à ne pas se laisser entraîner dans les nombreux conflits qui agitent la région. Mais le fait que Washington demande à Pékin d'user de son influence pour éviter toute escalade du conflit avec l'Iran montre clairement que les États-Unis ne sont plus “la plus grande puissance” de la région.
Pourquoi Israël s’oppose à la multipolarité
Le soutien financier et militaire des États-Unis à Israël a atteint un stade critique après l'opération “Al-Aqsa Flood”, ne laissant à Washington que deux options. La première consiste à imposer un certain contrôle sur les agissements d'Israël, le calendrier de la guerre étant défavorable aux intérêts stratégiques des États-Unis, en particulier au cours d'une année électorale cruciale. La seconde option, privilégiée par l'élite de Washington, consiste à maintenir son soutien indéfectible à Tel-Aviv, en dépit du risque de ternir son image sur la scène internationale.
L'indignation mondiale persistante suscitée par la guerre de Gaza, associée à la plainte pour génocide déposée contre Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ), montre que la capacité de Washington à couvrir Israël s'amenuise très rapidement. Là encore, cela traduit une évolution globale de l'équilibre des pouvoirs vers la multipolarité, marquée par le déclin généralisé de l'influence américaine.
Mais le soutien des États-Unis au génocide de Gaza a également eu des répercussions dramatiques chez eux. Les sondages témoignent d'un changement majeur dans l'attitude des jeunes Américains, en particulier des universitaires, qui formeront les futurs dirigeants de l'Amérique.
Un sondage Harvard-Harris publié le 17 janvier révèle que 46 % des personnes interrogées âgées de 18 à 24 ans pensent que les actions du Hamas le 7 octobre peuvent être justifiées par l'injustice dont sont victimes les Palestiniens. Le même sondage montre que 43 % du même groupe soutiennent le Hamas dans cette guerre et que 57 % pensent qu'Israël commet des massacres à Gaza. Mais le résultat le plus stupéfiant de tous les sondages est sans doute celui de décembre (réalisé par les mêmes sondeurs), dans lequel 51 % des jeunes Américains pensent que la solution finale au conflit israélo-palestinien consisterait à mettre fin à Israël et à le céder au Hamas et aux Palestiniens.
Si Israël demeure une priorité pour les États-Unis en Asie occidentale, l'engagement de Washington en faveur de la sécurité de Tel-Aviv est d'ores et déjà un fardeau de plus en plus lourd à porter et de plus en plus délicat à justifier. Alors que l'axe de résistance de la région étend sa lutte contre Israël sur de nouvelles et multiples lignes de front, les États-Unis vont devoir réaffecter des moyens toujours plus conséquents pour s'efforcer de rivaliser avec leurs adversaires internationaux dans des zones géographiques plus étendues.
Comparée à la guerre de Gaza et aux lourdes répercussions sur les alliances américaines, la politique intérieure et l'image des États-Unis dans le monde, l'Ukraine n'était qu'un galop d'essai. Israël est confronté à une crise existentielle monumentale, car Washington est contraint de rivaliser avec d'autres grandes puissances dont aucune n'est idéologiquement encline à soutenir sa politique étrangère en faveur du sionisme.
https://thecradle.co/articles/how-gaza-is-impacting-the-great-power-standoff