đâđš LââAsabiyyaâ du YĂ©men redĂ©finit la gĂ©opolitique
Ansarallah peut encore faire monter la pression &, poussé par la force de l'asabiyya, fournir à l'Hégémon un second Afghanistan à cÎté duquel l'Irak & la Syrie feront figure de week-ends à Disneyland.
đâđš Lââasabiyyaâ du YĂ©men redĂ©finit la gĂ©opolitique
Par Pepe Escobar, le 25 janvier 2024
Le mot arabe Asabiyya, ou âforce moraleâ, est un terme vide de sens pour lâOccident, mais pris trĂšs au sĂ©rieux par les nouveaux acteurs du monde que sont la Chine, la Russie et l'Iran. C'est toutefois le YĂ©men qui est en train de gĂ©nĂ©raliser l'idĂ©e, en sacrifiant tout pour la morale collective du monde dans le but de mettre fin au gĂ©nocide Ă Gaza.
Quand un grand bouleversement survient
C'est comme si la création évoluait
Et le monde entier se modifiait,
Comme une création recommencée,
Un monde qui renaĂźt de ses cendres.
â Ibn Khaldoun
Les forces de résistance Ansarallah du Yémen ont clairement fait savoir, dÚs le départ, qu'elles ont mis en place un blocus dans le détroit de Bab el-Mandeb et le sud de la mer Rouge, destiné exclusivement aux navires israéliens ou à destination d'Israël. Leur unique objectif était et reste de faire cesser le génocide à Gaza perpétré par la psychopathie biblique israélienne.
En rĂ©ponse Ă un appel moralement fondĂ© Ă mettre fin Ă un gĂ©nocide civil, les Ătats-Unis, champions de la guerre mondiale contre le terrorisme, ont, comme on pouvait s'y attendre, redĂ©signĂ© les Houthis du YĂ©men comme âorganisation terroristeâ, procĂ©dĂ© Ă des bombardements en sĂ©rie des installations militaires souterraines de l'Ansarallah (en supposant que les services de renseignements amĂ©ricains sachent oĂč elles se trouvent), et rĂ©uni une mini-coalition de bonnes volontĂ©s comprenant leurs vassaux britanniques, canadiens, australiens, hollandais et bahreĂŻnis.
Sans attendre, le Parlement du YĂ©men a dĂ©clarĂ© les gouvernements amĂ©ricain et britannique ârĂ©seaux terroristes mondiauxâ.
Mais parlons un peu stratégie.
D'un seul coup, la résistance yéménite a pris l'avantage stratégique en contrÎlant de facto un goulet d'étranglement géoéconomique clé : le détroit de Bab el-Mandeb. Elle peut ainsi infliger de sérieux problÚmes aux secteurs des chaßnes d'approvisionnement, du commerce et de la finance à l'échelle mondiale.
Et Ansarallah a la capacitĂ© de doubler la mise, si nĂ©cessaire. Des nĂ©gociants du golfe Persique ont confirmĂ©, officieusement, que le YĂ©men pourrait envisager d'imposer un âTriangle d'Al-Aqsaâ, du nom de l'opĂ©ration de rĂ©sistance palestinienne du 7 octobre qui avait pour but de dĂ©truire la division de Gaza de l'armĂ©e israĂ©lienne et de capturer des prisonniers en vue dâun accord d'Ă©change d'envergure.
Une telle mesure impliquerait le blocage sĂ©lectif non seulement du dĂ©troit de Bab el-Mandeb et de la route de la mer Rouge vers le canal de Suez, mais aussi le dĂ©troit d'Ormuz, interrompant ainsi les livraisons de pĂ©trole et de gaz Ă IsraĂ«l en provenance du Qatar, de l'Arabie saoudite et des Ămirats arabes unis - bien que les principaux fournisseurs de pĂ©trole d'IsraĂ«l soient en fait l'AzerbaĂŻdjan et le Kazakhstan.
Ces YĂ©mĂ©nites n'ont peur de rien. S'ils parviennent Ă imposer ce Triangle - et dans ce cas uniquement avec l'implication directe de l'Iran - cela reviendrait alors Ă mettre en application le Grand Projet du gĂ©nĂ©ral Qassem Soleimani de la Force Qods, assassinĂ© par les Ătats-Unis dopĂ©s Ă la testostĂ©rone intersidĂ©rale. Ce plan prĂ©sente le potentiel rĂ©aliste de faire enfin s'Ă©crouler la pyramide de centaines de milliers de milliards de dollars de produits dĂ©rivĂ©s et, par consĂ©quent, l'ensemble du systĂšme financier occidental. .
Et pourtant, alors que le Yémen contrÎle la mer Rouge et l'Iran le détroit d'Ormuz, le Triangle d'Al-Aqsa ne reste qu'une hypothÚse opérationnelle.
Bienvenue dans le blocus de l'hégémon
Avec une stratĂ©gie aussi sobre que limpide, les Houthis ont parfaitement compris que plus ils attirent les AmĂ©ricains dĂ©pourvus de stratĂ©gie dans le marĂ©cage gĂ©opolitique de l'Asie occidentale, dans une sorte de âguerre non dĂ©clarĂ©eâ, plus ils sont en mesure d'infliger de graves prĂ©judices Ă l'Ă©conomie mondiale, ce que les pays âdu Sud globalâ imputeront Ă l'HĂ©gĂ©mon.
Aujourd'hui, le trafic maritime de la mer Rouge a dégringolé de moitié par rapport à l'été 2023. Les chaßnes d'approvisionnement pataugent, les navires transportant des denrées alimentaires sont contraints de contourner l'Afrique ( au risque de livrer une cargaison dont la date de péremption a expiré), et comme on pouvait s'y attendre, l'inflation dans la vaste sphÚre agricole de l'UE (d'une valeur de 70 milliards d'euros) grimpe en flÚche.
Pourtant, il ne faut jamais sous-estimer un empire aux abois.
Les géants occidentaux de l'assurance ont parfaitement compris les principes du blocus partiel d'Ansarallah : les navires russes et chinois, par exemple, peuvent naviguer librement en mer Rouge. Les assureurs internationaux ont refusé de couvrir les navires américains, britanniques et israéliens uniquement - exactement ce que les Yéménites souhaitaient.
Les Ătats-Unis ont donc, comme on pouvait s'y attendre, transformĂ© le rĂ©cit en un gros mensonge : âAnsarallah s'en prend Ă l'ensemble de l'Ă©conomie mondialeâ.
Washington a multipliĂ© les sanctions (ce qui n'est pas grave puisque la rĂ©sistance yĂ©mĂ©nite a recours au financement islamique), augmentĂ© les bombardements et, au nom de la sacro-sainte âlibertĂ© de navigationâ - toujours appliquĂ©e de maniĂšre sĂ©lective - a pariĂ© sur la âcommunautĂ© internationaleâ, y compris les dirigeants des pays du âSud globalâ, pour qu'elle fasse preuve de clĂ©mence, Ă savoir forcer l'ouverture des voies maritimes. L'objectif du nouveau tour de passe-passe amĂ©ricain est de pousser les pays du âSud globalâ Ă renoncer Ă leur soutien Ă la stratĂ©gie d'Ansarallah.
Soyez attentifs Ă ce tour de passe-passe crucial des Ătats-Unis : car, Ă partir de maintenant, dans un nouveau revirement pervers de l'opĂ©ration âProtection du gĂ©nocideâ, c'est Washington qui bloque la mer Rouge aux pays du monde entier. Washington elle-mĂȘme sera Ă©pargnĂ©e : le trafic maritime amĂ©ricain dĂ©pend des routes commerciales du Pacifique, et non de celles de l'Asie de l'Ouest. Les clients asiatiques et surtout l'Ă©conomie europĂ©enne, dĂ©jĂ durement touchĂ©e par les sanctions Ă©nergĂ©tiques contre la Russie liĂ©es Ă l'Ukraine, en souffriront bien davantage.
Selon l'interprĂ©tation de Michael Hudson, il est fort possible que les nĂ©oconservateurs aux commandes de la politique Ă©trangĂšre amĂ©ricaine veuillent en fait (c'est moi qui souligne) que le YĂ©men et l'Iran mettent en Ćuvre le Triangle d'Al Aqsa :
âCe sont les principaux clients de l'Ă©nergie en Asie, la Chine et d'autres pays, qui vont ĂȘtre pĂ©nalisĂ©s. Et ceci (...) confĂ©rerait aux Etats-Unis un pouvoir accru sur le contrĂŽle de l'approvisionnement en pĂ©trole dans le monde comme monnaie d'Ă©change pour tenter de renĂ©gocier ce nouvel ordre internationalâ.
C'est en fait le modus operandi classique de l'Empire du Chaos.
Alerter sur ânotre peuple Ă Gazaâ
Rien ne prouve que le Pentagone ait la moindre idĂ©e de ce que ses missiles Tomahawk frappent au YĂ©men. Et mĂȘme plusieurs centaines de missiles n'y changeraient rien. Ansarallah, qui a dĂ©jĂ endurĂ© huit ans de bombardements ininterrompus de la part des Ătats-Unis, du Royaume-Uni, de l'Arabie saoudite et des Ămirats arabes unis - et qui a globalement gagnĂ© - ne se laissera pas intimider aujourd'hui par quelques frappes de missiles.
MĂȘme les proverbiaux âresponsables anonymesâ ont informĂ© le New York Times que
âla localisation des cibles houthies s'est avĂ©rĂ©e plus problĂ©matique que prĂ©vuâ, essentiellement en raison de la mĂ©diocritĂ© des renseignements amĂ©ricains sur la âdĂ©fense aĂ©rienne, les centres de commandement, les dĂ©pĂŽts de munitions et les infrastructures de stockage et de production de drones et de missilesâ du YĂ©men.
Il est trĂšs instructif d'entendre le Premier ministre yĂ©mĂ©nite Abdulaziz bin Saleh Habtoor prĂ©senter la dĂ©cision d'Ansarallah concernant l'initiative de blocus d'IsraĂ«l comme Ă©tant âmotivĂ©e par des considĂ©rations humanitaires, religieuses et moralesâ. Il fait rĂ©fĂ©rence, de maniĂšre fondamentale, Ă ânotre peuple Ă Gazaâ. Et la vision globale, nous rappelle-t-il, âĂ©mane de celle de l'Axe de la RĂ©sistanceâ.
Voilà une référence que les observateurs avisés reconnaßtront comme l'héritage éternel du général Soleimani.
DotĂ© d'un sens historique affĂ»tĂ© - de la crĂ©ation d'IsraĂ«l Ă la crise de Suez en passant par la guerre du ViĂȘt Nam - le Premier ministre yĂ©mĂ©nite rappelle
quââAlexandre le Grand a atteint les cĂŽtes d'Aden et de l'Ăźle de Socotra mais a Ă©tĂ© vaincu (...) Les envahisseurs ont tentĂ© d'occuper la capitale de l'Ătat historique de Shebah et ont Ă©chouĂ© (...) Combien de pays au cours de l'histoire ont tentĂ© d'occuper la cĂŽte ouest du YĂ©men et ont Ă©chouĂ© - Y compris la Grande-Bretagne ?".
Pour l'Occident et mĂȘme pour la majoritĂ© mondiale, il est tout simplement impossible de comprendre l'Ă©tat d'esprit des YĂ©mĂ©nites sans tirer quelques enseignements de l'Ange de l'Histoire.
Revenons donc au maĂźtre de l'histoire universelle du XIVe siĂšcle, Ibn Khaldoun, l'auteur de la Muqaddimah.
Ibn Khaldoun déchiffre le code Ansarallah
La famille d'Ibn Khaldoun était contemporaine de l'essor de l'empire arabe, se déplaçant aux cÎtés des premiÚres armées de l'islam au VIIe siÚcle, de l'austÚre beauté des vallées de l'Hadramaout, dans l'actuel sud du Yémen, jusqu'à l'Euphrate.
Ibn Khaldoun Ă©tait un prĂ©curseur de Kant, auteur de la brillante idĂ©e selon laquelle âla gĂ©ographie est Ă la base de l'histoireâ. Il a en outre lu le maĂźtre de la philosophie andalouse du XIIe siĂšcle, AverroĂšs, ainsi que d'autres Ă©crivains sensibilisĂ©s aux Ćuvres de Platon, et a compris comment ce dernier faisait rĂ©fĂ©rence Ă la force morale du âpremier peupleâ dans le TimĂ©e de Platon, en 360 avant JĂ©sus-Christ.
Oui, il s'agit bien de âforce moraleâ - pour l'Occident, un simple slogan - pour l'Orient, une philosophie essentielle. Ibn Khaldoun a compris que la civilisation est nĂ©e et s'est constamment renouvelĂ©e grĂące Ă des hommes dotĂ©s d'une bontĂ© et d'une Ă©nergie naturelles, des hommes qui comprenaient et respectaient le monde naturel, qui vivaient dans la lumiĂšre, unis par le sang ou rassemblĂ©s par une idĂ©e rĂ©volutionnaire commune, ou un Ă©lan religieux.
Ibn Khaldoun avait dĂ©fini cette force qui unit les hommes sous le nom d'âasabiyyaâ.
Comme beaucoup de termes en arabe, asabiyya présente un éventail de significations diverses, vaguement reliées entre elles. La plus pertinente est sans doute l'esprit de corps, l'esprit d'équipe et la solidarité tribale, à l'instar d'Ansarallah.
Comme le démontre Ibn Khaldoun, lorsque le pouvoir de l'asabiyya est pleinement maßtrisé, dépassant largement le cadre de la tribu, il devient plus puissant que la somme de ses parties distinctes et peut jouer un rÎle catalyseur pour remodeler l'histoire, faire ou défaire les empires, encourager les civilisations ou les contraindre à s'effondrer.
Nous vivons sans aucun doute un épisode d'asabiyya, grùce à la force morale de la résistance yéménite.
Solide comme un roc
Ansarallah a compris intuitivement la menace du sionisme apocalyptique - qui se trouve ĂȘtre le reflet des croisades chrĂ©tiennes d'il y a un millĂ©naire. Et ce sont quasiment les seuls, concrĂštement, Ă vouloir l'enrayer.
En prime, ils exposent une fois de plus l'hĂ©gĂ©mon ploutocratique qui bombarde le YĂ©men, l'Ătat-nation arabe le plus pauvre, oĂč plus de la moitiĂ© de la population est en situation de prĂ©caritĂ© alimentaire.
Mais Ansarallah n'est pas dépourvu d'armes à l'instar des moudjahidines pachtounes qui ont humilié l'OTAN en Afghanistan.
Ses missiles de croisiÚre antinavires comprennent le Sayyad et le Quds Z-O (d'une portée pouvant atteindre 800 km) et le Al Mandab 2 ( 300 km ).
Leurs missiles balistiques anti-navires comprennent le Tankil ( jusqu'à 500 km de portée), l'Asef ( 450 km ) et l'Al-Bahr Al-Ahmar ( jusqu'à 200 km ). Cela couvre la partie sud de la mer Rouge et le golfe d'Aden, mais pas, par exemple, les ßles de l'archipel de Socotra.
Leurs missiles balistiques anti-navires comprennent le Tankil (portée allant jusqu'à 500 km), l'Asef (portée allant jusqu'à 450 km) et l'Al-Bahr Al-Ahmar (portée allant jusqu'à 200 km). Ces zones couvrent la partie sud de la mer Rouge et le golfe d'Aden, mais pas, en revanche, les ßles de l'archipel de Socotra.
ReprĂ©sentant environ un tiers de la population yĂ©mĂ©nite, les Houthis, qui constituent l'Ă©pine dorsale de la rĂ©sistance d'Ansarallah, ont leur propre agenda interne : obtenir une reprĂ©sentation Ă©quitable dans la gouvernance (ils ont initiĂ© le printemps arabe au YĂ©men), protĂ©ger leur foi zaydite (ni chiite ni sunnite), lutter pour l'autonomie du gouvernorat de Saada et Ćuvrer Ă la renaissance de l'imamat zaydite, en place avant la rĂ©volution de 1962.
Aujourd'hui, ils sont en train de marquer de leur empreinte âle tableau d'ensembleâ. Rien d'Ă©tonnant Ă ce qu'Ansarallah combatte fĂ©rocement les Arabes vassaux du Hegemon - en particulier ceux qui ont signĂ© un accord de normalisation des relations avec IsraĂ«l sous l'administration Trump.
La guerre saoudo-Ă©miratie contre le YĂ©men, avec l'HĂ©gĂ©mon âaux commandes en coulissesâ, a Ă©tĂ© un bourbier qui a coĂ»tĂ© Ă Riyad au moins 6 milliards de dollars par mois pendant sept ans. Elle s'est terminĂ©e par la trĂȘve bancale de 2022 et la victoire de facto d'Ansarallah. La signature d'un accord de paix a Ă©tĂ© refusĂ©e par les Ătats-Unis, en dĂ©pit des efforts dĂ©ployĂ©s par l'Arabie saoudite pour le conclure.
Aujourd'hui, Ansarallah bouleverse la géopolitique et la géoéconomie avec non seulement quelques missiles et drones, mais aussi des océans de ruse et d'acuité stratégique. Pour citer la sagesse chinoise, imaginez qu'un simple rocher modifie le cours d'un ruisseau, qui modifie ensuite le cours d'un fleuve puissant.
Les Ă©pigones de DiogĂšne peuvent toujours faire remarquer, Ă demi-mot, que le partenariat stratĂ©gique Russie-Chine-Iran a peut-ĂȘtre contribuĂ©, avec ses propres rochers bien placĂ©s, Ă l'avĂšnement d'un ordre plus Ă©quitable. C'est lĂ toute la beautĂ© de la chose : nous ne pouvons peut-ĂȘtre pas voir ces rochers, juste les effets induits. Ce que nous voyons parfaitement, en revanche, c'est la rĂ©sistance yĂ©mĂ©nite, solide comme un roc.
Le bilan montre que l'Hégémon, une fois de plus, se met en pilote automatique : bombarder, bombarder, et encore bombarder. Et dans ce cas précis, bombarder, c'est détourner le récit d'un génocide commis en temps réel par Israël, le porte-avions de l'Empire en Asie occidentale.
Cependant, Ansarallah peut toujours faire monter la pression en s'en tenant fermement à son récit et, poussé par le pouvoir de l'asabiyya, fournir à l'Hégémon un deuxiÚme Afghanistan, en comparaison duquel l'Irak et la Syrie feront figure de week-ends à Disneyland.
https://new.thecradle.co/articles/how-yemens-asabiyya-is-reshaping-geopolitics