👁‍🗨 Comment l'OTAN a séduit la gauche européenne

Aujourd'hui, l'opposition au militarisme n'est plus qu'une rhétorique radicale vidée de sa substance. L'hégémonie quasi absolue de l'alliance s'étend toujours plus au-delà de la zone euro-atlantique.

Jolie : Christophe Licoppe/Photonews via Getty

👁‍🗨 Comment l'OTAN a séduit la gauche européenne

Le mouvement anti-guerre s'est laissé séduire par un cirque progressiste.

Par Lily Lynch, le 16 mai 2023

En janvier 2018, le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, a tenu une conférence de presse sans précédent avec Angelina Jolie. Alors que InStyle a rapporté que Jolie "était vêtue d'une robe fourreau noire à épaulettes, d'une cape assortie et d'escarpins classiques (également noirs)", il y avait un objectif plus profond à cette réunion : la violence sexuelle en temps de guerre. Les deux personnalités venaient de cosigner un article pour le Guardian intitulé "Why NATO must defend women's rights" [Pourquoi l'OTAN doit défendre les droits des femmes]. Le moment était important. À l'apogée du mouvement #MeToo, l'alliance militaire la plus puissante du monde était devenue un allié féministe. "Mettre fin à la violence sexiste est une question vitale de paix et de sécurité, ainsi que de justice sociale", ont-ils écrit. "L'OTAN peut jouer un rôle de premier plan dans cet effort.”

Et voilà un nouveau visage progressiste pour l'OTAN, le même que celui qu'elle a utilisé depuis pour séduire une grande partie de la gauche européenne. Auparavant, dans les pays nordiques, les atlantistes ont dû vendre la guerre et le militarisme à des publics largement pacifistes. Ils y sont parvenus en partie en présentant l'OTAN non pas comme une alliance militaire rapace et favorable à la guerre, mais comme une alliance de paix éclairée et "progressiste". Comme le disait Timothy Garton Ash dans The Guardian en 2002, "l'OTAN est devenue un mouvement pacifiste européen" où l'on peut voir "John Lennon rencontrer George Bush". Aujourd'hui, en revanche, à la suite de l'invasion massive de l'Ukraine par la Russie, la Suède et la Finlande ont abandonné leur longue tradition de neutralité et ont choisi d'adhérer à l'OTAN. L'OTAN est présentée comme une alliance militaire - et l'Ukraine comme une guerre - que même les anciens pacifistes peuvent soutenir. Tout ce que ses partisans semblent chanter, c'est "Give War a Chance" [Donnez une chance à la guerre].

La campagne de Angelina Jolie a marqué un tournant spectaculaire dans ce que Katharine A.M. Wright et Annika Bergman Rosamond appellent "le récit stratégique de l'OTAN", et ce à plusieurs égards. Tout d'abord, l'alliance a embrassé pour la première fois le pouvoir des stars, imprégnant sa marque banale d'un glamour et d'une beauté élitistes. Le pouvoir de la star Jolie a permis aux images séduisantes de l'événement d'atteindre des publics apolitiques peu au fait de l'OTAN. Deuxièmement, le partenariat semblait inaugurer une ère où les droits des femmes, la violence sexiste et le féminisme joueraient un rôle plus important dans la rhétorique de l'OTAN. Depuis lors, et en particulier au cours des 12 derniers mois, des dirigeantes télégéniques telles que le Premier ministre finlandais, Sanna Marin, la ministre allemande des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, et le Premier ministre estonien, Kaja Kallas, sont de plus en plus souvent les porte-parole d'un militarisme éclairé en Europe. L'alliance a également intensifié son engagement auprès de la culture populaire, des nouvelles technologies et des jeunes influents.

Bien entendu, l'OTAN a toujours été soucieuse de ses relations publiques, et s'intéresse depuis longtemps à la culture, au divertissement et aux arts. Qui pourrait oublier l'album Distant Early Warning (1999) du duo électronique Icebreaker International, enregistré grâce au financement du défunt "NATOarts" et inspiré par les stations radar situées le long de l'Alaska et de la périphérie nord du Canada, construites pour alerter l'OTAN de l'arrivée d'une attaque nucléaire soviétique ? Ou encore le long métrage HQ de 2007, produit par la division de la diplomatie publique de l'OTAN, qui dépeint la vie au sein de l'alliance et un simulacre de réponse diplomatique à une crise dans l'État fictif de Seismania ? À peu près tout le monde, semble-t-il. Mais ce qui rend le récent virage stratégique de l'OTAN si efficace, c'est qu'il a réussi à faire écho aux traditions et identités locales progressistes des pays candidats.

Aucun parti politique en Europe n'illustre mieux que les Verts allemands le passage d'un pacifisme militant à un atlantisme ardent en faveur de la guerre. La plupart des premiers Verts avaient été des radicaux lors des manifestations étudiantes de 1968 ; nombre d'entre eux avaient manifesté contre les guerres américaines. Les premiers Verts prônaient le retrait de l'Allemagne de l'Ouest de l'OTAN. Mais lorsque les membres fondateurs ont atteint l'âge mûr, des fissures sont apparues dans le parti, qui allaient un jour le déchirer. Deux camps commencent à se former : les "Realos" sont les Verts modérés, politiquement pragmatiques, tandis que les "Fundis" sont les Verts radicaux. Les "Fundis" sont le camp radical et intransigeant, ils veulent que le parti reste fidèle à ses valeurs fondamentales quoi qu'il arrive.

Comme on pouvait s'y attendre, les "Fundis" pensaient que la paix européenne serait mieux servie par le retrait de l'Allemagne de l'Ouest de l'alliance, et avaient tendance à favoriser la neutralité militaire. De leur côté, les Realos pensaient que l'Allemagne de l'Ouest avait besoin de l'OTAN. Ils affirment même que le retrait renverrait les questions de sécurité à l'État-nation allemand, et risquerait de raviver le nationalisme militariste. Leur OTAN était une alliance post-nationale, cosmopolite, parlant de nombreuses langues, et arborant une multitude de drapeaux, protégeant l'Europe des impulsions les plus destructrices de l'Allemagne. Mais l'adhésion à l'OTAN à la fin de l'histoire était une chose. La reprise de la guerre par l'Allemagne - le tabou le plus interdit après la Seconde Guerre mondiale - en fut une autre.

Le Kosovo a tout changé. En 1999, année du 50e anniversaire de la création de l'OTAN, l'alliance a entamé ce que l'universitaire Merje Kuus a appelé une "métamorphose discursive". De simple alliance défensive qu'elle était pendant la guerre froide, elle devenait un pacte militaire actif soucieux de diffuser et de défendre des valeurs telles que les droits de l'homme, la démocratie, la paix et la liberté bien au-delà des frontières de ses États membres. Les 78 jours de bombardements de l'OTAN sur ce qui restait de la Yougoslavie, soi-disant pour mettre fin aux crimes de guerre commis par les forces de sécurité serbes au Kosovo, allaient transformer à jamais les Verts allemands.

Lors d'une conférence chaotique du parti en mai 1999 à Bielefeld, les Realos et les Fundis se sont disputés âprement au sujet des bombardements. Le ministre des affaires étrangères des Verts, Joschka Fischer, le Realo le plus en vue, a soutenu la guerre de l'OTAN, ce qui lui a valu d'être aspergé de peinture rouge par les participants à la conférence. La proposition des Fundis appelait à une cessation inconditionnelle des bombardements, ce qui aurait également signifié l'effondrement du gouvernement de coalition des Verts et du Parti social-démocrate (SDP). La proposition de paix échoue, écrasant la faction anti-guerre du parti, qui quitte les Verts en masse. Au lieu de cela, la résolution modérée des Realos l'emporte avec une marge confortable. Après une brève pause, les bombardements sur la Yougoslavie sont autorisés à se poursuivre. Avec le soutien crucial des Verts, la Luftwaffe effectue des sorties au-dessus de Belgrade, 58 ans après son dernier bombardement aérien de la capitale serbe. Il s'agit de la première opération militaire allemande entreprise en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale.

Après le début de la guerre en Ukraine, la ministre des affaires étrangères des Verts allemands, Annalena Baerbock, a poursuivi la tradition de M. Fischer en réprimandant les pays ayant une tradition de neutralité militaire, et en les implorant d'adhérer à l'OTAN. Elle a invoqué la phrase de Desmond Tutu : "Si vous restez neutre dans des situations d'injustice, vous avez choisi le camp de l'oppresseur”. Les Verts ont même ventriloqué leurs propres membres décédés, notamment Petra Kelly, icône de la lutte contre la guerre et défenseur de longue date du non-alignement, décédée en 1992. L'année dernière, Eva Quistorp, cofondatrice des Verts, a écrit une lettre imaginaire à Petra Kelly dans le journal FAZ. Cette lettre emprunte les positions morales de Mme Kelly et les inverse pour justifier l'adhésion des Verts à la guerre. Quistorp veut nous faire croire que si Kelly était encore en vie aujourd'hui, elle aurait été un partisan de l'OTAN. S'adressant à Kelly, décédée depuis longtemps, Quistorp affirme : "Je parie que vous crieriez que le pacifisme radical rend le chantage possible".

Au début de l'année, le ministère fédéral allemand des affaires étrangères a également mis en place une nouvelle "politique étrangère féministe", la dernière en date de plusieurs ministères européens des affaires étrangères à l'avoir fait. Cette nouvelle orientation, également adoptée par la France, les Pays-Bas, le Luxembourg et l'Espagne, dépeint le militarisme cosmopolite avec un faux vernis féministe radical, ouvrant le domaine de la guerre et de la sécurité aux activistes des droits de la femme. Les dirigeantes féministes sans états d'âme sont présentées comme le contrepoids idéal aux "hommes forts" autoritaires.

La Suède a été le premier pays à adopter une telle politique en 2014, ce qui lui a permis de projeter à l'étranger son féminisme d'État de longue date, et d'adopter une nouvelle position morale sur la scène internationale. Au niveau national, des articles atlantistes positifs ont été publiés dans des magazines féminins. Dans la section "Mama" du journal suédois Expressen, qui s'adresse aux lectrices, une interview d'Angelina Jolie souligne que l'OTAN peut protéger les femmes des violences sexuelles en temps de guerre. Angelina Jolie a également souligné qu'il y a peu de différence entre les travailleurs humanitaires et les soldats de l'OTAN, car ils "visent le même objectif : la paix".

L'universitaire Merje Kuus a écrit que l'élargissement de l'OTAN implique "une double stratégie de légitimation". D'une part, l'OTAN est rendue ordinaire et banale, piétonne et quotidienne, et d'autre part, elle est présentée comme irréprochable, vitale, un bien moral absolu. L'effet de cette stratégie, dit-elle, est la banalisation et la glorification simultanées de l'OTAN : elle devient si fadement bureaucratique qu'elle est en dessous de tout débat, et si "existentielle et essentielle" qu'elle est au-dessus de tout débat. Cette stratégie de légitimation a été évidente dans le débat limité et étroitement contrôlé sur l'intégration euro-atlantique dans les pays nordiques, dont aucun n'a organisé de référendum sur l'adhésion. Après des décennies de résistance populaire à l'alliance, l'OTAN semble être au-dessus de la démocratie. Mais comme l'écrit Kuss, cela ne signifie pas que l'OTAN est imposée à une société. L'objectif est au contraire "de l'intégrer dans les divertissements, l'éducation et la vie civique au sens large".

Les preuves sont légion. En février, l'OTAN a organisé son tout premier événement consacré aux jeux. Un jeune employé de l'alliance a rejoint ZeRoyalViking, streamer populaire sur Twitch, pour jouer à Among Us et discuter en toute décontraction du danger que représente la désinformation pour la démocratie. Caroline Gleich, influenceuse alpiniste et militante écologiste, les accompagnait. Tandis que leurs avatars astronautes naviguaient dans un vaisseau spatial de dessin animé, ils ont parlé de l'OTAN en termes élogieux. À la fin de l'événement, le flux s'est transformé en un effort de recrutement : l'employé de l'alliance a parlé des avantages de son emploi et a encouragé les spectateurs à consulter le site web de l'OTAN pour trouver des opportunités d'emploi dans des domaines tels que la conception graphique et l'édition vidéo.

L'événement s'inscrit dans le cadre de la campagne "Protéger l'avenir" de l'OTAN. Cette année, il comprenait un concours de romans graphiques destiné aux jeunes artistes. L'alliance a également courtisé des dizaines d'influenceurs très présents sur TikTok, YouTube et Instagram, et les a fait venir au siège de Bruxelles. D'autres influenceurs ont été envoyés au sommet de l'OTAN à Madrid l'année dernière, où il leur a été demandé de créer du contenu pour leur public.

La gauche européenne a été totalement captivée par ce spectacle. Suivant la voie tracée par les Verts allemands, les principaux partis de gauche ont abandonné la neutralité militaire et l'opposition à la guerre pour se faire les champions de l'OTAN. Un renversement stupéfiant. Pendant la guerre froide, la gauche européenne a organisé des manifestations de masse auxquelles ont participé des millions de personnes contre le militarisme des États-Unis et le déploiement par l'OTAN de Pershing-II et de missiles de croisière en Europe. Aujourd'hui, il ne reste guère plus qu'une rhétorique radicale vidée de sa substance. Alors qu'il ne reste pratiquement plus d'opposition à l'OTAN en Europe et que l'alliance s'étend de plus en plus au-delà de la zone euro-atlantique, son hégémonie est désormais presque absolue.

https://unherd.com/2023/05/how-nato-seduced-the-european-left/