đâđš Compromissions fatales
âCNN ne fait que crĂ©er des sĂ©quences vidĂ©o pour les Forces de dĂ©fense israĂ©liennes. Cela nâest en rien de l'information, et les employĂ©s de CNN y participant ne sont en rien des journalistes.â
đâđš Compromissions fatales
Par Patrick Lawrence, Spécial pour Consortium News, le 28 novembre 2023
Il ne suffit plus dâaxer les correspondants dans la perspective de l'armĂ©e depuis laquelle ils font leur reportage. Il semble que nous soyons sur le point de mener des guerres - des guerres Ă©normes, sanglantes et consĂ©quentes - sans aucun tĂ©moin.
La pratique de lââembeddingâ [le journalisme embarquĂ©], qui consiste Ă demander Ă des correspondants de faire des reportages dans des zones de guerre et de conflit en tant que membres d'une unitĂ© militaire donnĂ©e, m'a paru ĂȘtre un compromis rĂ©pugnant avec le pouvoir, dĂšs que les mĂ©dias amĂ©ricains ont commencĂ© Ă accepter cette pratique inacceptable. Il s'agit d'un effort non dissimulĂ© pour contrĂŽler ce que les correspondants voient et entendent, et donc ce qu'ils Ă©crivent ou diffusent, et donc ce que penseront leurs lecteurs, auditeurs et tĂ©lĂ©spectateurs.
Il s'agit en somme d'une ruse. Les militaires du pouvoir en place ou au pouvoir font semblant de respecter la liberté légitime d'une presse indépendante, tandis que les correspondants et les rédacteurs en chef font semblant de fonctionner comme des correspondants courageux et des rédacteurs en chef soucieux de leurs principes.
Il n'y a ni respect, ni bravoure, ni principes là -dedans. L'intégration est une mascarade, une offense de la part de tous ceux qui y participent.
C'est un acte de dĂ©pouillement qui donne Ă ceux qui lisent ou regardent le travail des correspondants intĂ©grĂ©s et l'illusion d'ĂȘtre informĂ©s alors qu'ils sont, la plupart du temps, maintenus dans l'ignorance de la guerre ou du conflit qu'ils sont pourtant dĂ©sireux de comprendre.
Comme à bien d'autres égards, la barbarie israélienne en temps réel à Gaza a aggravé la relation entre les médias - les médias occidentaux, je veux dire - et les puissances dont ils sont censés rendre compte. Quant au public, il - nous - se retrouve dans une confusion totale, jusqu'à en perdre l'usage de notre langue.
La consĂ©quence n'est pas le silence. C'est une cacophonie insensĂ©e dans un no man's land Ă©trange oĂč rien ne peut ĂȘtre dit sans risque de reprĂ©sailles, de condamnation ou de bannissement. Le discours civil est plus ou moins exclu.
Il semble que nous ayons franchi une étape décisive dans le processus d'intégration. Il ne suffit plus de rattacher les correspondants à la perspective de l'armée dont ils rendent compte. Il semble que nous soyons sur le point de faire des guerres - des guerres énormes, sanglantes et lourdes de conséquences - sans témoins.
La semaine derniĂšre, Politico a publiĂ© un long article sur l'argument du rĂ©gime Biden selon lequel la âpauseâ actuelle dans l'impitoyable folie meurtriĂšre d'IsraĂ«l Ă Gaza et l'Ă©change d'otages prouvent que les cliques politiques de Washington ont fait ce qu'il fallait. Il ne faut pas grand-chose Ă ces personnes dangereusement non qualifiĂ©es pour se raconter des histoires.
Mais la Maison Blanche reste ââprofondĂ©ment, profondĂ©ment inquiĂšteâ quant Ă la stratĂ©gie Ă long terme d'IsraĂ«l, et de la tournure que pourrait prendre la prochaine phase de la guerreâ, a rapportĂ© Politico. Puis ceci :
âEt l'administration s'est inquiĂ©tĂ©e d'une consĂ©quence indĂ©sirable de la pause : qu'elle permette aux journalistes d'accĂ©der plus largement Ă Gaza et de mettre davantage en lumiĂšre la dĂ©vastation qui s'y produit, et de retourner l'opinion publique contre IsraĂ«lâ.
En clair, les gens de Biden s'inquiÚtent de ce à quoi va ressembler le massacre des Palestiniens une fois qu'il aura repris - les apparences n'étant pas tout à fait tout, mais presque. Mais si personne n'y est pour voir et rapporter la sauvagerie, personne n'aura à s'inquiéter de la forme que prendront ces massacres.
Trita Parsi, de l'Institut Quincy, a attirĂ© mon attention sur cette citation, et je ne peux faire mieux que sa rĂ©action : âJe suis sans voixâ.
Je trouve intĂ©ressant qu'au moins certains collaborateurs du rĂ©gime Biden semblent considĂ©rer les relations entre le pouvoir et les mĂ©dias comme des relations antagonistes Ă l'ancienne. Et comme il serait bon que les entreprises de presse et de radiodiffusion envoient elles-mĂȘmes leurs correspondants Ă Gaza, et rapportent ce qu'elles voient comme elles le voient.
Cela me semble parfaitement possible. La BBC, Al Jazeera et plusieurs agences de presse - Reuters, Associated Press, Agence France-Presse - figurent parmi les organismes d'information ayant des bureaux dans la ville de Gaza.
Depuis le ViĂȘt Nam
Mais le bilan Ă ce jour indique que la lĂąchetĂ© et la soumission l'emporteront sur la bravoure et les principes susmentionnĂ©s. C'est ainsi que l'intĂ©gration des journalistes a commencĂ© dans les annĂ©es post-1975. La dĂ©faite au ViĂȘt Nam a effrayĂ© le Pentagone et les dirigeants politiques, qui ont reprochĂ© aux mĂ©dias d'avoir dressĂ© les AmĂ©ricains contre la guerre. Lors de la guerre du Golfe, d'aoĂ»t 1990 Ă fĂ©vrier 1991, les mĂ©dias amĂ©ricains ont adoptĂ© le principe de l'intĂ©gration des journalistes dans les forces armĂ©es (âembeddednessâ).
Un journaliste nommĂ© Brett Wilkins a publiĂ© un article bien documentĂ© dans Common Dreams un mois aprĂšs les crimes de guerre des forces de dĂ©fense israĂ©liennes Ă Gaza. Dans âLes mĂ©dias d'entreprise amĂ©ricains permettent aux Forces de dĂ©fense israĂ©liennes de contrĂŽler âtout le matĂ©rielâ des reporters engagĂ©s dans la bande de Gazaâ, Wilkins a prĂ©sentĂ© l'ensemble de la situation dĂ©goĂ»tante. Son idĂ©e maĂźtresse :
âLes grands mĂ©dias amĂ©ricains ont accordĂ© aux commandants militaires israĂ©liens des droits de vĂ©rification avant publication pour "tous les documents et sĂ©quences" enregistrĂ©s par leurs correspondants intĂ©grĂ©s aux Forces de dĂ©fense israĂ©liennes pendant l'invasion de Gaza, une condition prĂ©alable condamnĂ©e par les dĂ©fenseurs de la libertĂ© de la presse.â
Wilkins poursuit en citant quelques-uns des noms - parmi lesquels CNN et NBC - qui se laissent aller Ă une telle bassesse. Et il cite l'incapable Fareed Zakaria qui offre l'excuse passe-partout pour ce manquement flagrant Ă l'Ă©thique professionnelle. âCNN a acceptĂ© ces conditions afin de fournir un aperçu partiel des opĂ©rations israĂ©liennes dans la bande de Gazaâ, dit Zakaria.
Une deuxiĂšme fois, je suis sans voix.
Mais je décerne la palme à un photo-journaliste nommé Zach D. Roberts pour la synthÚse la plus lapidaire de cette parodie quotidienne.
âCe que CNN fait ici, c'est crĂ©er des sĂ©quences vidĂ©o supplĂ©mentaires pour les Forces de dĂ©fense israĂ©liennesâ, explique M. Roberts. âCela ne ressemble en rien Ă de l'information, et les employĂ©s de CNN qui y ont participĂ© ne sont en rien des journalistes.â
Pour autant que je sache, il n'y a que peu ou pas d'exceptions à cette pratique condamnable. Le New York Times a envoyé deux correspondants et un photographe à l'hÎpital Al-Shifa au début du mois, et a eu l'intégrité de reconnaßtre qu'ils étaient escortés par les FDI, et de signaler qu'un trou dans le sol du diamÚtre d'une plaque d'égout ne ressemblait pas vraiment à un centre de commandement du Hamas.
Lire aussi : Tsahal connaissaient le vrai QG du Hamas tout en mentant au sujet d'al-Shifa.
Mais les âaperçus partielsâ, pour reprendre l'expression de Zakaria, sont un non-sens, et le Times aurait mieux fait de refuser le voyage, sauf aux conditions habituelles. Il me semble que c'est la seule façon pour la presse et les diffuseurs de rĂ©cupĂ©rer la souverainetĂ© professionnelle qu'ils ont laissĂ©e au placard dans les annĂ©es qui ont suivi le Vietnam.
Une crédibilité dévastée
Depuis, nous avons assisté à une succession de ce que je considÚre comme des compromissions fatales. Ce type de comportement fait partie de ce qui a ruiné la crédibilité des médias occidentaux, laissant les lecteurs et les téléspectateurs dans l'ignorance. Aujourd'hui, nous en sommes réduits à faire de l'embedding une procédure standard et à envisager la possibilité que les correspondants ne puissent en aucun cas témoigner des conflits et des guerres.
Les journalistes étaient autrefois considérés comme les gardiens de la langue. C'est en écrivant et en rédigeant avec une attention rigoureuse à la clarté et à l'usage correct que la langue en tant que vecteur de sens était préservée et protégée.
Regardez le cirque qui nous entoure aujourd'hui. L'antisĂ©mitisme peut ĂȘtre interprĂ©tĂ© comme bon vous semble. Il en va de mĂȘme pour l'antisionisme. Anti-IsraĂ«l peut signifier antisĂ©mite, le Hamas peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme une organisation terroriste, un gĂ©nocide en temps rĂ©el peut ĂȘtre qualifiĂ© de lĂ©gitime dĂ©fense. Le Times nous invite, dans son Ă©dition de dimanche, Ă nous tordre les mains en cherchant âun axe moral dans cette Ăšre guerriĂšreâ.
C'est une invitation à se noyer dans le flou et la confusion entretenue. J'attribue cela en partie - en grande partie - aux manquements de ceux qui rendent compte de ce que l'on appelle - à tort, un exemple parmi d'autres - la guerre entre Israël et Gaza.
J'ai regardé récemment un grand nombre de vidéos enregistrées à Gaza, et j'ai vu de nombreuses photos prises sur le terrain. Voici une vidéo de Gazaouis fuyant pour sauver leur vie, publiée deux semaines aprÚs les bombardements par Al Jazeera. Et ici quelques photos prises par Mohammed Zaanoun, un photographe palestinien, et publiées le 23 novembre par The New Humanitarian, fondé par les Nations unies au milieu des années 1990.
Ce type de documents, produits par des journalistes professionnels, divers types d'organisations non gouvernementales, des organismes de secours et autres, est facile dâaccĂšs. Quel changement de mentalitĂ©, quelle clartĂ© dans la comprĂ©hension et les conclusions de tout un chacun si nos grands mĂ©dias mettaient ce genre d'information Ă la disposition de tous.
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est chroniqueur, essayiste, conférencier et auteur, plus récemment de Journalists and Their Shadows, disponible auprÚs de Clarity Press. Parmi ses autres ouvrages, citons Time No Longer : Americans After the American Century. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré.
https://consortiumnews.com/2023/11/28/patrick-lawrence-medias-fatal-compromises/