👁🗨 Daniel Ellsberg encensé à sa mort par les médias qui abandonnent Assange à son triste sort.
En voyant les médias abandonner Assange à ses persécuteurs, Ellsberg ne pouvait tirer qu'une seule conclusion possible : les chances de survie de l'humanité s'amenuisaient de jour en jour.
👁🗨 Daniel Ellsberg est encensé à sa mort par les médias qui abandonnent Assange à son triste sort.
Par Jonathan Cook, le 20 juin 2023
La différence flagrante de traitement entre les deux diseurs de vérité montre à quel point la criminalité d'État est devenue totalement irresponsable et hors de contrôle.
À juste titre, les hommages à Daniel Ellsberg se sont multipliés après l'annonce de son décès vendredi dernier, à l'âge de 92 ans. La publication des "Pentagon Papers" en 1971 a révélé que les autorités de Washington avaient systématiquement menti pendant des décennies sur la conduite militaire des États-Unis au Viêt Nam.
La divulgation de 7 000 pages de documents, et les batailles juridiques qui se sont ensuivies pour empêcher leur publication par le New York Times et le Washington Post ont contribué à mettre fin à la guerre, quelques années plus tard.
En tant que conseiller du secrétaire américain à la défense, Robert McNamara, dans les années 1960, Ellsberg a été le témoin direct des opérations militaires brutales menées par le Pentagone, qui ont fait de nombreuses victimes civiles. Des villages entiers ont été brûlés, des Vietnamiens capturés ont été torturés ou exécutés. De manière trompeuse, les États-Unis qualifiaient ces opérations de "programmes de pacification".
Mais la plupart de ceux qui, aujourd'hui, saluent bruyamment Ellsberg comme un "héros américain" ont été beaucoup plus réticents à défendre l'Ellsberg de notre temps : Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks.
Depuis des années, Assange dépérit dans une prison de haute sécurité à Londres, tandis que l'administration Biden cherche à l'extrader sur la base d'accusations qui assimilent de manière absurde sa publication des journaux de guerre afghans et irakiens - les Pentagon Papers modernes - à de l'"espionnage".
Comme Ellsberg, Assange a révélé la façon dont les États occidentaux ont systématiquement menti tout en perpétrant des crimes de guerre. Comme Ellsberg, il a été frauduleusement qualifié de menace pour la sécurité nationale et accusé d'espionnage. Comme Ellsberg, s'il est reconnu coupable, il risque plus de 100 ans de prison. Comme Ellsberg, Assange a appris que le Congrès américain n'est pas disposé à exercer ses pouvoirs pour limiter les abus gouvernementaux.
Mais contrairement au cas d'Ellsberg, les tribunaux se sont toujours rangés du côté des persécuteurs d'Assange, et non du côté de celui qui a mis en lumière la criminalité de l'État. Autre contraste, les médias occidentaux sont restés largement silencieux alors que l'étau se resserrait autour d'Assange.
Il est difficile d'ignorer les similitudes entre les actes d'Assange et ceux d'Ellsberg, ainsi que les différences flagrantes entre le but atteint. Les mêmes journalistes et publications qui encensent aujourd'hui Ellsberg pour son acte de bravoure historique ont permis, ne serait-ce que par leur mutisme pendant des années, aux capitales occidentales de diaboliser Assange pour son acte d'héroïsme contemporain.
Des chiens de poche dociles
L'hypocrisie n'est pas passée inaperçue pour Ellsberg. Il a été l'un des défenseurs les plus loquaces d'Assange. Si loquace, en fait, que la plupart des médias se sont sentis obligés d'y faire référence dans leurs nécrologies, même si c'était juste en passant.
Ellsberg a témoigné en faveur d'Assange lors d'une audience d'extradition à Londres en 2020, observant que les actions des deux hommes étaient identiques. Ce n'était toutefois pas tout à fait exact.
M. Assange a publié des documents classifiés transmis à WikiLeaks par Chelsea Manning, tout comme le New York Times a publié les secrets transmis par M. Ellsberg. Étant donné que la liberté des médias est protégée par le Premier Amendement des États-Unis, alors que la divulgation par un fonctionnaire ne l'est pas, le traitement réservé à Julian Assange est encore plus pervers et abusif que celui réservé à Ellsberg.
Contrairement à son cas, a ajouté M. Ellsberg, le fondateur de WikiLeaks ne pourra jamais bénéficier d'un procès équitable aux États-Unis. Son procès a d’ores et déjà été confié à un tribunal du district oriental de Virginie, où siègent les agences de renseignement américaines.
À la fin de l'année dernière, alors que les perspectives d'extradition d'Assange vers les États-Unis se précisaient, Ellsberg a admis qu'il détenait secrètement une copie de sauvegarde des journaux de guerre afghans et irakiens ayant fait l'objet d'une fuite, au cas où WikiLeaks serait empêché de rendre publics les détails de la criminalité des États-Unis et du Royaume-Uni.
Ellsberg a souligné que les documents en sa possession le rendaient coupable au même titre qu'Assange des accusations draconiennes d'"espionnage" portées par le ministère de la justice. Lors d'une interview à la BBC, il a demandé à être inculpé, lui aussi.
Si les éloges prodigués à Ellsberg à sa mort montrent bien quelque chose, c'est à quel point les chiens de garde autoproclamés du pouvoir des États occidentaux se sont fait apprivoiser au cours des décennies suivantes pour devenir les plus dociles des toutous.
Dans l'affaire concernant Assange, les tribunaux et les médias officiels ont clairement agi comme des auxiliaires du pouvoir, et non comme des freins à celui-ci. C'est notamment pour cette raison que les États occidentaux exercent un contrôle de plus en plus massif sur leurs citoyens, à une époque où la surveillance numérique de masse est plus aisée que jamais.
Espionnés jour et nuit
Pour ceux qui hésitent à décerner à Assange les mêmes louanges qu'à Ellsberg, il convient de rappeler à quel point chacun d'entre eux était considéré de la même manière par les responsables américains à leurs époques respectives.
Henry Kissinger, conseiller à la sécurité nationale du président Richard Nixon, puis secrétaire d'État, a qualifié Ellsberg d'"homme le plus dangereux d'Amérique".
Mike Pompeo, directeur de l'Agence centrale de renseignement du président Donald Trump, a déclaré qu'Assange et WikiLeaks n’étaient qu’un "service de renseignement non étatique et hostile". La CIA de Pompeo a également secrètement comploté pour enlever ou assassiner Assange à Londres.
Ellsberg et Assange ont tous deux été illégalement surveillés par des agences gouvernementales.
Dans le cas d'Ellsberg, les fonctionnaires de Nixon ont mis ses conversations sur écoute, et ont tenté de déterrer des informations douteuses en volant des dossiers dans le bureau de son psychiatre. C'est la même équipe qui a perpétré l'effraction du Watergate, révélée par les médias américains, entraînant finalement la chute de Nixon.
Dans le cas d'Assange, la CIA l'a espionné jour et nuit après qu'il a obtenu l'asile politique dans l'ambassade d'Équateur, violant même ses conversations confidentielles avec ses avocats. Étonnamment, cette violation de la loi a été à peine notée par les médias, alors qu'elle aurait dû constituer à elle seule un motif de rejet de la demande d'extradition à son encontre.
Les fonctionnaires de Nixon ont tenté de truquer le procès d'Ellsberg en offrant au juge qui instruisait l’affaire la direction du Federal Bureau of Investigation.
Dans le cas d'Assange, une série d'irrégularités judiciaires et de conflits d'intérêts tangibles ont entaché la procédure, de nouveau ignorée par les médias de l'establishment.
Au-dessus des lois
Mais si la Maison Blanche d'aujourd'hui est aussi hostile à la transparence que ses prédécesseurs - et armée d'outils plus secrets que jamais pour surveiller ses détracteurs - les médias et tribunaux offrent bien moins de recours qu'à l'époque d'Ellsberg.
Même l'administration Obama a compris le danger de prendre Assange pour cible. Sa relation avec Manning n'était pas différente de celle du New York Times avec Ellsberg. Chacun d'entre eux a rendu publics des actes répréhensibles de l'État après que des documents classifiés leur ont été divulgués par un fonctionnaire désabusé.
Poursuivre Assange a été perçu comme un précédent à même de piéger tout éditeur ou média susceptible de rendre publics des secrets d'État, quelle que soit la gravité des crimes révélés.
C'est pour cette raison qu'Obama s'est attaqué de plein fouet aux lanceurs d’alerte, en enfermant plus d'entre eux que tous ses prédécesseurs réunis. Les lanceurs d’alerte se sont vu refuser tout droit à une défense de l'intérêt public. Le secret d'État était sacro-saint, même lorsqu'il était utilisé abusivement pour soustraire des preuves de criminalité à la vue du public.
À la question de savoir si Obama l'aurait poursuivi devant les tribunaux, comme l'avait fait Nixon, Ellsberg a répondu : "Je suis sûr que le président Obama aurait cherché à obtenir une condamnation à perpétuité dans mon cas".
Il a fallu une administration Trump téméraire pour aller plus loin, mettant de côté le distinguo juridique de longue date entre un fonctionnaire qui divulgue des documents classifiés en violation de son contrat de travail, et un éditeur-journaliste qui expose ces documents conformément à son devoir de demander des comptes aux puissants.
M. Biden a choisi de suivre l'exemple de M. Trump en poursuivant le procès spectacle d'Assange. La nouvelle présomption est qu'il est illégal pour quiconque - représentant de l'État, média, citoyen ordinaire - de révéler les activités criminelles d'un État tout-puissant.
Dans le cas d'Assange, la Maison Blanche manœuvre ouvertement pour se faire reconnaître comme étant officiellement au-dessus des lois.
Perdu de vue
Dans ces circonstances, on aurait pu supposer que les tribunaux et les médias se mobiliseraient pour défendre les droits démocratiques fondamentaux, tels que la liberté de la presse, et imposer la responsabilité aux représentants de l'État dont il est prouvé qu'ils ont enfreint la loi.
Dans les années 1970, bien qu'imparfaitement, les médias américains ont progressivement démêlé les fils du scandale du Watergate jusqu'à révéler le comportement anticonstitutionnel de l'administration Nixon. Dans le même temps, la presse libérale s'est ralliée à Ellsberg, faisant cause commune avec lui dans un combat visant à obliger le pouvoir exécutif à rendre des comptes.
Le procureur général de Nixon, John Mitchell, a accusé Ellsberg d'espionnage, et le New York Times d’en faire autant. Affirmant que le journal avait porté atteinte à la sécurité nationale, il l'a menacé de poursuites judiciaires ruineuses. Le Times a ignoré les menaces en continuant à publier, obligeant le ministère de la justice à obtenir une injonction.
Les tribunaux, quant à eux, ont pris le parti d'Ellsberg et des médias dans leurs batailles juridiques. En 1973, le tribunal fédéral de Los Angeles a rejeté l'affaire Ellsberg avant qu'elle ne soit soumise à un jury, accusant le gouvernement d'avoir commis des fautes graves, et d'avoir recueilli des preuves illégales contre lui.
Entre-temps, la Cour suprême a donné la priorité à la liberté de la presse, refusant au gouvernement toute restriction préalable. En fin de compte, cette affaire, et d'autres, ont contraint Nixon à quitter le pouvoir en disgrâce.
Le contraste avec le traitement réservé à Assange par les médias et les tribunaux ne pourrait être plus flagrant.
Les médias, y compris les organes "libéraux" avec lesquels il a travaillé sur les journaux afghans et irakiens, dont le New York Times et le Guardian, ont eu du mal à lui témoigner ne serait-ce qu'une vague solidarité, préférant prendre leurs distances. Ils ont largement participé aux efforts déployés par les États-Unis et le Royaume-Uni pour suggérer que M. Assange n'est pas un "vrai journaliste", et qu'il ne mérite donc pas la protection du Premier Amendement.Ces médias se sont effectivement associés à Washington pour suggérer que leur collaboration avec Assange ne les impliquait en rien dans ses supposés "crimes".
En conséquence, les médias se sont peu souciés de couvrir ses audiences ou d'expliquer comment les tribunaux se sont pris les pieds dans le tapis en ignorant les obstacles juridiques les plus flagrants à son extradition : comme la clause d'exclusion spécifique du traité d'extradition de 2007 entre le Royaume-Uni et les États-Unis concernant les extraditions pour des affaires politiques.
Contrairement à Ellsberg, qui est devenu une cause célèbre, Assange a été rayé de la carte par les États qu'il a dénoncés, et largement oublié par les médias censés défendre sa cause.
Des chances limitées
Ellsberg est sorti de sa victoire au tribunal sur les "Pentagon Papers" pour défendre son point de vue : "La démystification et la désanctification du président ont commencé. On dirait la défroque du magicien d'Oz".
Le temps lui a donné tort, comme il l'a reconnu ensuite.
Ces derniers mois, Ellsberg est devenu un critique de plus en plus virulent de la conduite des États-Unis dans la guerre d'Ukraine. Il a établi des parallèles avec les mensonges proférés par quatre administrations - Truman, Eisenhower, Kennedy et Johnson - pour dissimuler l'ampleur de l'implication de Washington au Viêt Nam avant que les États-Unis n'annoncent publiquement leur guerre terrestre.
Ellsberg a fait savoir que les États-Unis menaient une guerre similaire non déclarée en Ukraine - une guerre par procuration, utilisant les Ukrainiens comme chair à canon - pour "affaiblir les Russes". Comme au Viêt Nam, la Maison Blanche a progressivement et secrètement intensifié l'engagement des États-Unis.
Mais surtout, Ellsberg craignait que la machine de guerre occidentale, occultée par la couverture "défensive" de l'OTAN, ne veuille une fois de plus affronter la Chine.
Et comme au Viêt Nam, les dirigeants occidentaux occultaient le fait que la guerre était dans une impasse, avec comme inévitable conséquence qu'un grand nombre d'Ukrainiens et de Russes perdaient la vie dans des combats stériles.
Il a qualifié de "crime contre l'humanité" le rôle précoce et peu lisible de l'ancien Premier ministre britannique Boris Johnson dans le blocage des pourparlers de paix entre la Russie et l'Ukraine.
Faisant référence à l'histoire qui se répète, il a observé : "C'est une prise de conscience douloureuse à bien des égards".
Plus que tout, Ellsberg craignait que la machine de guerre de l'Occident - accro à l’esprit belliciste de la guerre froide, occultée sous l’apparence prétendument "défensive" de l'OTAN - ne cherche une fois de plus à affronter la Chine.
En 2021, alors que l'administration Biden intensifiait son attitude hostile à l'égard de Pékin, Ellsberg a révélé qu'en 1958, les fonctionnaires d'Eisenhower avaient élaboré des plans secrets pour attaquer la Chine par l'arme nucléaire, lors d'une crise antérieure concernant le détroit de Taïwan.
"Aujourd'hui, je suis bien plus conscient [...] du peu de changement sur ces aspects critiques du danger de guerre nucléaire, et de l'efficacité limitée des mesures visant à restreindre la portée de nos actions ", a-t-il déclaré dans une interview peu de temps avant sa mort.
Ce qu'Ellsberg a compris le plus clairement, c'est que l'humanité a désespérément besoin, pour survivre, que de plus en plus de lanceurs d'alerte dénoncent les crimes de leurs gouvernements, et qu'un média exigeant et vigilant leur apporte un soutien sans faille.
En voyant les médias abandonner Assange à ses persécuteurs, Ellsberg ne pouvait tirer qu'une seule conclusion possible : les chances de survie de l'humanité s'amenuisaient de jour en jour.
Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
* Jonathan Cook est l'auteur de trois livres sur le conflit israélo-palestinien et lauréat du Martha Gellhorn Special Prize for Journalism. Son site web et son blog se trouvent à l'adresse suivante : www.jonathan-cook.net
https://www.middleeasteye.net/opinion/julian-assange-ellsberg-same-media-lauds-death