👁🗨 De génocide tu ne commettras point
Nous avons le devoir de prendre parti, quoiqu'il en coûte, aux côtés des crucifiés du monde. Si nous ne le faisons pas, contre l'abus, l'inhumanité ou le génocide à Gaza, nous devenons les bourreaux.
👁🗨 De génocide tu ne commettras point
S'opposer au génocide est un choix moral et non politique.
Par Chris Hedges, le 16 août 2024
Il n'y a qu'un seul moyen de mettre fin au génocide en cours à Gaza. Pas par le biais de négociations bilatérales. Israël a amplement démontré, y compris avec l'assassinat du principal négociateur du Hamas, Ismail Haniyeh, qu'il n'a aucun intérêt à un cessez-le-feu permanent. Le seul moyen de mettre fin au génocide des Palestiniens par Israël est que les États-Unis cessent toute livraison d'armes à Israël. Et la seule façon d'y parvenir est qu'un nombre suffisant d'Américains fassent savoir qu'ils n'ont aucunement l'intention de soutenir un candidat à la présidence ou un parti politique qui contribue à ce génocide.
Les arguments contre un boycott des deux partis au pouvoir sont habituels : il garantirait l'élection de Donald Trump, Kamala Harris aurait fait preuve de plus de compassion que Joe Biden, nous ne serions pas assez nombreux pour avoir un impact significatif, nous pourrions militer au sein du parti démocrate, le lobby israélien, en particulier l'American Israel Public Affairs Committee (AIPAC), qui contrôle la plupart des membres du Congrès, est bien trop puissant, et les négociations finiront par aboutir à l'arrêt des massacres.
En bref, nous sommes impuissants, et nous devrions renoncer à soutenir un projet de massacre de masse. Nous devrions accepter comme une gouvernance normale l'envoi de centaines de millions de dollars d'aide militaire à un État d'apartheid, l'utilisation du droit de veto au Conseil de sécurité des Nations unies pour protéger Israël et l'obstruction active des efforts internationaux visant à mettre fin aux massacres. Nous n'aurions pas le choix.
Le génocide, le crime entre les crimes reconnu internationalement, n'est pas une question de politique. Il ne peut être mis sur le même plan que les accords commerciaux, les projets de loi sur les infrastructures, les écoles privées ou l'immigration. Il s'agit d'une question morale. Il s'agit de l'éradication d'un peuple. Toute capitulation devant un génocide nous condamne en tant que nation, et en tant qu'espèce. Elle rapproche la communauté internationale de la barbarie. Elle éviscère l'État de droit et se moque de toutes les valeurs fondamentales que nous prétendons honorer. Il s'agit d'une catégorie à part. Et ne pas lutter, de toutes nos forces, contre le génocide, c'est se rendre complice de ce que Hannah Arendt définit comme le “mal radical”, le mal où les êtres humains, en tant qu'êtres humains, perdent leur raison d'être.
La pléthore d'études sur l'Holocauste aurait dû mettre en évidence ce constat indélébile. Mais les études sur l'Holocauste ont été détournées par les sionistes. Ils insistent sur le caractère exclusif de l'Holocauste, sur le fait qu'il est en quelque sorte à part dans la nature humaine et dans l'histoire de l'humanité. Les Juifs sont déifiés en tant que victimes éternelles de l'antisémitisme. Les nazis sont dotés d'une forme spécifique d'inhumanité. Israël, comme le conclut le musée américain du mémorial de l'Holocauste à Washington, est la solution. L'Holocauste est l'un des nombreux génocides perpétrés aux 19e et 20e siècles. Mais le contexte historique est négligé et, avec lui, notre compréhension de la dynamique de l'extermination de masse.
La leçon fondamentale de l'Holocauste, que des auteurs comme Primo Levi soulignent, est que nous pouvons tous devenir des bourreaux potentiels. Il suffit d'un rien. Nous pouvons tous devenir complices du mal, ne serait-ce que par indifférence et apathie.
“Les monstres existent”, écrit Primo Levi, qui a survécu à Auschwitz, “mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux. Plus dangereux sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à agir sans se poser de questions”.
Affronter le mal - même sans aucune chance de succès - maintient en vie notre humanité et notre dignité. Elle nous permet, comme l'écrit Vaclav Havel dans “Le pouvoir des sans-pouvoir”, de vivre dans la vérité, une vérité que les puissants ne veulent pas entendre et qu'ils cherchent à réprimer. Elle sert de guide à ceux qui viennent après nous. Elle dit aux victimes qu'elles ne sont pas seules. C'est “la révolte de l'humanité contre une attitude imposée” et une “tentative de reprendre le contrôle sur son sens de la responsabilité”.
Que dire de nous si nous acceptons un monde où nous armons et finançons une nation qui tue et blesse des centaines d'innocents chaque jour ?
Que dire de nous si nous soutenons une famine orchestrée et l'empoisonnement de l'eau là où le virus de la polio a été détecté, signifiant que des dizaines de milliers de personnes seront malades, et que beaucoup mourront ?
Que dire de nous si nous autorisons dix mois de bombardements de camps de réfugiés, d'hôpitaux, de villages et de villes pour exterminer des familles et contraindre les survivants à camper en plein air ou à s'abriter sous des tentes rudimentaires ?
Que dire de nous quand nous acceptons le meurtre de 16 456 enfants, même s'il s'agit certainement d'un chiffre inférieur à la réalité?
Que dire de nous lorsque nous regardons Israël multiplier les attaques contre les installations des Nations unies, les écoles - notamment l'école Al-Tabaeen à Gaza, où plus de 100 Palestiniens ont été tués alors qu'ils accomplissaient la prière du Fajr, ou prière de l'aube - et autres abris d'urgence ?
Que dire de nous lorsque nous permettons à Israël d'utiliser les Palestiniens comme boucliers humains en forçant des civils menottés, y compris des enfants et des personnes âgées, à pénétrer dans des tunnels et des bâtiments potentiellement piégés avant les troupes israéliennes, parfois vêtues d'uniformes militaires israéliens ?
Que dire de nous lorsque nous soutenons des politiciens et des soldats qui défendent le viol et la torture de prisonniers ?
Est-ce le genre d'alliés que nous voulons soutenir ? Est-ce le comportement que nous voulons adopter ? Quel message cela envoie-t-il au reste du monde ?
Si nous ne nous cramponnons pas aux impératifs moraux, nous sommes condamnés. Le mal triomphera. Cela signifie qu'il n'y aura plus ni bien ni mal. Cela signifie que tout sera permis, y compris le meurtre de masse. Les manifestants à l'extérieur de la Convention nationale du parti démocrate au United Center de Chicago exigent la fin du génocide et de l'aide américaine à Israël, mais à l'intérieur, nous sommes abreuvés d'un conformisme écœurant. L'espoir repose sur la rue.
Une posture morale a toujours un coût. Si ce coût est inexistant, elle n'est pas morale. Il ne s'agirait que d'une croyance conventionnelle.
Dans son livre “No Bars to Manhood” , le prêtre catholique radical Daniel Berrigan, qui fut envoyé en prison fédérale pour avoir brûlé des registres d'enrôlement pendant la guerre du Vietnam, pose la question suivante : “Qu'en est-il du prix de la paix ?”
“Je pense aux personnes honnêtes et pacifiques que j'ai connues par milliers, et je me pose des questions. Combien d'entre eux sont à ce point atteints par la maladie de la normalité et de la déchéance qui fait que, alors même qu'ils prônent la paix, leurs mains se tendent instinctivement dans un spasme vers leur confort, leur maison, leur sécurité, leur revenu, leur avenir, leurs projets - ce plan quinquennal d'études, ce plan décennal de statut professionnel, ce plan vingtennal de croissance et d'unité familiales, ce plan quinquennal de vie décente et de mort naturelle honorable. “Bien sûr, faisons la paix”, nous écrions-nous, “mais en même temps, assurons la normalité, ne perdons rien, préservons notre vie, ne connaissons ni la prison, ni l'infamie, ni la rupture de bans”. Et parce que nous devons couvrir ceci et protéger cela, et parce qu'à tout prix - à tout prix - nos espoirs doivent vivre, et parce qu'il est inouï qu'au nom de la paix, un glaive tombe, rompant cette toile fine et subtile que nos vies ont tissée, parce qu'il est inouï que des hommes de bien subissent l'injustice ou que des familles soient brisées ou que l'honneur soit perdu - à cause de cela, nous crions et appelons la paix, et pourtant, cette paix n'est pas au rendez-vous. Il n'y a pas de paix parce qu'il n'y a pas d'artisans de la paix. Il n'y a pas d'artisans de la paix parce que faire la paix est au moins aussi coûteux que faire la guerre - au moins aussi exigeant, aussi perturbant, au moins aussi susceptible d'entraîner l'opprobre, la prison et la mort dans son sillage.”
La question n'est pas de savoir si la résistance est possible. Il s'agit de savoir si la résistance est juste. Nous sommes tenus d'aimer notre prochain, et non notre tribu. Nous devons avoir foi en ce que le bien attire à lui le bien, même si les preuves empiriques autour de nous sont si peu encourageantes. Le bien s'incarne toujours dans l'action. Il doit être visible. Peu importe que la société dans son ensemble soit censurée. Nous sommes appelés à défier - par des actes de désobéissance civile et de non-conformité - les lois de l'État, lorsque ces lois, comme c'est souvent le cas, sont en conflit avec la loi morale. Nous avons le devoir de prendre position, quel qu'en soit le prix, aux côtés des crucifiés du monde. Si nous ne faisons pas, que ce soit contre les abus de la police militarisée, l'inhumanité de notre système carcéral ou le génocide à Gaza, nous devenons les bourreaux.