👁🗨 De la Caspienne au golfe Persique, sur la piste du couloir nord-sud iranien
L’INSTC est l'un des projets géoéconomiques & infrastructurels les plus cruciaux du 21è siècle. Il relie trois pays clés des BRICS : Russie, Iran & Inde, et s'étend jusqu'au Caucase & l'Asie centrale.
👁🗨 De la Caspienne au golfe Persique, sur la piste du couloir nord-sud iranien
Par Pepe Escobar, le 22 mai 2025
Une fois pleinement opérationnel, l'INSTC offrira un corridor commercial et de connectivité complet, exempt de sanctions, moins cher et plus rapide que le canal de Suez pour une grande partie de l'Eurasie. Les conséquences géoéconomiques seront stupéfiantes.
Redécouvrir l'Iran en cette période de troubles géopolitiques, de “pressions maximales” incessantes, de lignes rouges sur l'enrichissement de l'uranium et de menaces de bombardementsn'aurait pu être plus urgent – ni plus instructif.
Connectivité totale : autoroute, mosquée, bazar
Par un heureux hasard, ce reportage/enquête à l'ancienne est devenu le scénario d'un documentaire produit en Iran, tourné par une équipe exceptionnelle, qui sera diffusé dans plusieurs régions d'Eurasie, dont la Russie. Nous vous proposons ici les grandes lignes de notre voyage au cœur de l'INSTC.
Nous avons commencé par une série d'entretiens à Téhéran avec des analystes spécialistes de l'Asie centrale et surtout avec Mostafa Agham, le plus grand expert de Behineh Tarabar Azhour, une société de transport et de logistique spécialisée dans les couloirs ferroviaires eurasiens. Ces analyses ont permis de dégager des points de vue contrastés sur l'avenir de l'INSTC et ses principaux défis.
Il était indispensable de suivre l'artère principale de l'Iran, de Téhéran à Bandar Abbas, car elle constituera l'axe nord-sud de l'autoroute transiranienne du couloir. Ce voyage est bien sûr aussi un pèlerinage culturel et spirituel, qui dans notre cas s'est avéré riche en présages favorables.
Nous sommes arrivés dans la légendaire ville d'Ispahan après le coucher du soleil, ce qui nous a permis de visiter la mosquée Masjed-e Shah, ou “mosquée royale”, en toute tranquillité. La mosquée royale, l'un des joyaux de l'architecture islamique, se trouve au sud de la place Naghsh-e à Ispahan, l'une des plus extraordinaires esplanades publiques de l'histoire de l'art et de l'architecture, rivalisant avec, et surpassant sans doute, la place Saint-Marc à Venise.
Une visite au bazar d'Ispahan est également incontournable. Je cherchais un vieil ami qui vendait des tapis nomades – mais finalement, en raison d'une activité en baisse, il s'est installé au Portugal – et j'ai trouvé son héritier, un jeune homme plein d'énergie qui, en plus de me montrer un tapis tribal rare et splendide provenant du nord-est de l'Iran, près de la frontière afghane, m'a donné un cours accéléré sur les effets des sanctions et la diabolisation permanente de l'Iran en Occident (“La Turquie accueille 40 millions de touristes, nous en avons deux ou trois”). Le bazar d'Ispahan, soigné et parfaitement organisé, propose des objets artisanaux d'une qualité qui rivalise avec ceux d'Istanbul, mais le tourisme est essentiellement national, avec quelques étrangers, principalement originaires d'Asie centrale et du Sud, et quelques Chinois.
Sur le chemin du retour vers Téhéran, nous avons appris que, puisque nous étions mardi, le vénéré Haram de Fatima Masumeh, fille du 7e imam Musa, à Qom, était ouvert toute la nuit. Rien ne prépare le pèlerin à arriver à près de deux heures du matin dans une apothéose d'or et de cristal au cœur de Qom, la deuxième ville la plus sacrée d'Iran après Mashhad. Seuls quelques pèlerins se recueillaient, certains se promenaient autour du sanctuaire avec leur famille ou lisaient le Coran. Un moment paisible et lumineux.
Nous avons ensuite pris la route vers la mer Caspienne et le port de Bandar Anzali, le proverbial “pont international” où, en théorie, les cargos en provenance d'Astrakhan, sur la côte russe de la Caspienne, ainsi que d'autres États riverains de la Caspienne, commenceront à arriver en masse via l'INSTC. À Bandar Anzali, l'Iran importe essentiellement des produits pétrochimiques, des matériaux de construction, des minéraux et des produits sidérurgiques, et exporte des céréales (soja, maïs, orge, blé) et du pétrole brut.
À Téhéran, Mostafa Agham, expert en connectivité, nous a expliqué en détail que la stratégie multimodale de l'INSTC à travers la Caspienne n'était peut-être pas la meilleure idée. Les Russes préconisent la construction d'une ligne ferroviaire longeant la côte occidentale de la Caspienne. Une autre possibilité serait d'utiliser le réseau ferroviaire déjà en service dans le centre-sud de la Russie, qui traverse le Kazakhstan jusqu'à Aktaou, sur la Caspienne, puis relie le Turkménistan à Téhéran.
Ce n'est qu'en observant de près Bandar Anzali qu'on comprend la logique russe. L'un de nos cameramen, dans un anglais approximatif mais néanmoins charmant, a inventé une expression qui a fait mouche : “Port no exist” [le port n'existe pas]. Traduction : les infrastructures n'ont pas été modernisées depuis des décennies, d'où les effets dévastateurs des sanctions, visibles en plusieurs points de l'Iran. La Chine aura beaucoup à faire dans le cadre de son partenariat stratégique sur 20 ans, dont l'énergie en échange d'infrastructures constitue un element central.
Cap sur la frontière !
Bandar Abbas, dans le golfe persique (italiques ajoutés par moi), est une tout autre histoire. C'est le principal port iranien et un maillon clé de l'INSTC, qui sera relié à Mumbai et est déjà connecté aux grands ports de l'est de la Chine. Nous avions obtenu tous les permis nécessaires, difficiles à obtenir, pour explorer la zone économique spéciale Shahid Rajae-i, bondée de conteneurs provenant de compagnies maritimes telles que West Asia Express et déchargeant des quantités importantes de conteneurs chinois. Le détroit ultra-stratégique d'Ormuz n'est qu'à 39 km au sud. Quelques jours après notre visite, le président iranien Masoud Pezeshkian est allé droit au but, faisant référence aux menaces proverbiales de Trump : “Bloquez notre pétrole, et nous bloquerons l'énergie mondiale”. L'Iran peut le faire - en un clin d'œil. Si cela devait se produire, l'effondrement de l'économie mondiale serait garanti.
De plus, les autorités portuaires ont précisé que la récente explosion survenue à Shahid Rajae-i – attribuée à une “négligence”, toujours sous enquête et quelque peu controversée – n'a pas eu lieu dans le port lui-même, mais dans une zone de stockage située à 10 km.
Depuis le golfe Persique, nous nous envolons vers la mer d'Oman, où les problèmes d'infrastructure refont surface : il n'y a que deux vols par semaine. Nous arrivons dans un minuscule aéroport militaire situé à l'extérieur de la future superstar de l'INSTC : le port de Chabahar, dans la province du Sistan-Baluchistan. Les Baloutches sont extrêmement accueillants, cousins de ceux qui vivent de l'autre côté de la frontière, au Pakistan. Dans la ville animée de Chabahar, tous les signes d'une ville en plein essor sont bien visibles.
Une longue promenade dans le port en compagnie d'Alireza Jahan, expert en logistique, puis une conversation avec Mohammad Saeid Arbabi, président du conseil d'administration et directeur général de la zone franche de Chabahar, ont été extrêmement instructives.
Jahan a expliqué que Chabahar est essentielle à l'axe oriental de l'Iran, desservant plus de 20 millions de personnes non seulement dans l'immense province du Sistan-Baluchistan, mais aussi dans trois autres provinces du Khorasan et jusqu'à Kerman. Ce qui fait de Chabahar le port d'un immense hinterland, alors que son concurrent, Gwadar, situé dans la mer d'Oman au Pakistan, à seulement 80 km environ, est pratiquement coupé du monde.
Jahan a bien sûr évoqué les investissements indiens. Téhéran investit massivement dans les infrastructures et la superstructure du port de Chabahar, tandis que l'Inde investit dans les équipements : les grues italiennes qui entourent le port proviennent de l’Inde. Arbabi, de la zone franche, a développé le profil international de Chabahar, qui sera un carrefour absolument essentiel non seulement pour l'Afghanistan enclavé, mais aussi pour les pays d'Asie centrale.
Ce qui nous amène à la saga de l'autoroute locale : Chabahar-Zahedan, à la frontière afghane, 632 km, déjà une “voie praticable” et avec une voie ferrée qui sera construite dans les trois prochaines années, le tout financé à 100 % par le gouvernement iranien.
Les progrès au port sont réguliers, lents mais sûrs. Pour l'instant, Chabahar accueille trois navires indiens par mois, deux navires chinois et trois navires du golfe Persique. La distance depuis Mumbai n'est que de 4 jours, et depuis Shanghai, de 15 jours. Le potentiel d'expansion est illimité.
Depuis Chabahar, la route est magnifique le long de côtes spectaculaires, stratégiques, semi-désertiques et riches en pétrole, bordées par la mer d'Oman, aux eaux cristallines, jusqu'à la mer d'Oman. L'histoire est omniprésente : c'est ici qu'Alexandre le Grand a perdu jusqu'à 75 % de son armée, victime de la déshydratation et de la famine, alors qu'il battait en retraite à travers le désert pour rejoindre la Macédoine après deux années d'invasion chaotique de l'Inde.
Pour diverses raisons économiques et écologiques, le projet de transférer la capitale, Téhéran, sur la côte du Makran est à l'étude depuis longtemps. Chabahar serait dans ce cas le candidat idéal : port franc, connectivité INSTC entre l'Asie centrale et l'océan Indien. L'Inde, qui a besoin de se renforcer sur le plan géoéconomique, l'a bien compris. Et la Chine aussi, bien sûr : les entreprises chinoises vont certainement investir massivement à Chabahar, nœud clé de facto de l'intégration de l'Eurasie du Sud.
Traduit par Spirit of Free Speech