👁🗨 De la défaite.
L'échec en Ukraine ne refroidit pas les ardeurs d'une confrontation avec la Chine, entreprise audacieuse, en aucun cas impérieuse, pièce maîtresse de notre stratégie officielle de sécurité nationale.
👁🗨 De la défaite.
Par Michael Brenner / Original ScheerPost, onSeptember 21, 2023
L'échec en Ukraine ne refroidit pas les ardeurs d'une confrontation avec la Chine, entreprise audacieuse, en aucun cas impérieuse, devenue la pièce maîtresse de notre stratégie officielle de sécurité nationale.
Les États-Unis sont en train de perdre en Ukraine. On pourrait dire qu'ils subissent une défaite - ou, plus brutalement, qu'ils sont confrontés à la défaite. Aucune de ces deux formulations n'est appropriée. Les États-Unis ne regardent pas la réalité en face. Nous préférons regarder le monde à travers le prisme déformant de nos fantasmes. Nous avançons sur le chemin que nous avons défini tout en détournant les yeux de la topographie du terrain que nous essayons de parcourir. Notre seul guide est la lueur d'un mirage lointain. C'est notre pierre angulaire.
Ce n'est pas que l'Amérique soit étrangère à la défaite. Nous la connaissons fort bien : Vietnam, Afghanistan, Irak, Syrie - en termes stratégiques, mais pas toujours en termes militaires. À cette longue liste, nous pourrions ajouter le Venezuela, Cuba et le Niger. Cette foisonnante expérience des ambitions frustrées n'a pas réussi à nous libérer de l'habitude profondément ancrée d'éluder la défaite. En fait, nous avons acquis un large éventail de méthodes pour y parvenir.
DÉFINIR ET DÉTERMINER LA DÉFAITE
Avant d'examiner ces méthodes, précisons ce que nous entendons par “défaite”. En termes simples, la défaite est une incapacité à atteindre les objectifs - à un coût tolérable. Ce terme englobe également les conséquences involontaires et négatives de second ordre.
Quels étaient les objectifs de Washington en sabotant le plan de paix de Minsk, et en balayant d'un revers de main les propositions russes qui ont suivi, provoquant la Russie en franchissant des lignes rouges clairement délimitées, faisant pression pour l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN, installant des batteries de missiles en Pologne et en Roumanie, transformant l'armée ukrainienne en une puissante force militaire déployée sur la ligne de contact du Donbas, prête à envahir ou à pousser Moscou à une action de préemption ? L'objectif était soit d'infliger une défaite humiliante à l'armée russe, soit, a minima, de lui infliger des coûts si élevés qu'ils couperaient l'herbe sous le pied du gouvernement Poutine. La dimension cruciale et complémentaire de la stratégie consistait à imposer des sanctions économiques si lourdes qu'elles feraient imploser une économie russe vulnérable. Ensemble, elles devaient générer une crise aiguë menant à la destitution de Poutine - que ce soit via une cabale d'opposants - dont les oligarques mécontents seraient le fer de lance - ou via des protestations de masse. Les États-Unis prévoyaient son remplacement par un gouvernement plus malléable, prêt à devenir le partenaire volontaire mais marginal de l'Europe, et un non-acteur dans le reste du monde. Pour reprendre les termes crus d'un fonctionnaire moscovite, “un métayer dans les plantations planétaires de l'oncle Sam”.
Apprivoiser et domestiquer la Russie a été conçu comme une étape vitale dans la grande confrontation imminente avec la Chine - désignée comme le rival systémique de l'hégémonie américaine. Théoriquement, cet objectif pouvait être atteint soit en détournant la Russie de la Chine (en la divisant et en la subordonnant), soit en la neutralisant totalement en tant que puissance mondiale grâce à un renversement de ses dirigeants, pourtant fermement soutenus par la Chine. La première approche n'a jamais dépassé le stade de quelques gesticulations maladroites et désordonnées. Tous les espoirs ont été placés dans la seconde.
Les avantages annexes d'une guerre contre l'Ukraine qui aurait fait tomber la Russie pour les États-Unis étaient les suivants :
a) consolider l'alliance atlantique sous le contrôle de Washington, élargir l'OTAN et créer un abîme infranchissable entre la Russie et le reste de l'Europe, qui perdurerait dans un avenir prévisible
b) à cette fin, mettre fin à la forte dépendance de cette dernière à l'égard des ressources énergétiques de la Russie, et
c) remplacer ainsi le GNL et le pétrole des États-Unis, dont les prix sont plus élevés, ce qui scellerait le statut des partenaires européens en tant que vassaux économiques dépendants.
Et si ce dernier point représentait un frein pour leur industrie, qu'il en soit ainsi.
Les objectifs grandioses énoncés aux points (1) et (2) se sont manifestement révélés irréalisables, voire chimériques, une vérité brutale que les élites américaines n'ont pas encore assimilée. Les objectifs (3) sont des lots de consolation d'une valeur dérisoire. Ce résultat a été déterminé en grande partie, mais pas entièrement, par l'échec militaire en Ukraine. Abordons à présent le dernier acte. La contre-offensive vantée par Kiev n'a abouti nulle part - au prix d'un coût colossal pour l'armée ukrainienne. Elle a été saignée à blanc par des pertes massives d'effectifs, par la destruction de la majeure partie de ses blindés, par la ruine d'infrastructures vitales. Les brigades d'élite formées par l'Occident ont été malmenées, et il ne reste plus de réservistes à lancer dans la bataille. En outre, le flux d'armes et de munitions en provenance de l'Occident s'est ralenti, car les stocks américains et européens s'épuisent (comme les obus d'artillerie de 155 mm). La pénurie est aggravée par de nouvelles réticences à envoyer à l'Ukraine des armes de pointe qui se sont révélées très vulnérables face à la puissance de feu russe. Cela vaut en particulier pour les blindés : les Léopards allemands, les Challengers britanniques, les chars AMX-10-RC français ainsi que les véhicules de combat (CFV) tels que les Bradleys et les Strykers américains. Les images explicites de carcasses calcinées jonchant le paysage ukrainien ne font pas la promotion des technologies militaires occidentales, ni des ventes à l'étranger. D'où la lenteur des livraisons à Kiev des Abrams et des F-16 promis, de peur qu'ils ne subissent le même sort.
L'illusion d'un succès final sur le champ de bataille (avec un affaiblissement prévisible des capacités et du courage de la Russie) est fondée sur une idée erronée de la façon de quantifier les victoires et les défaites. Les dirigeants américains, tant militaires que civils, s'en tiennent à un modèle qui met l'accent sur le contrôle du territoire. La pensée militaire russe est autre. Elle met l'accent sur la destruction des forces ennemies, en appliquant la stratégie la mieux adaptée aux conditions environnantes. C'est ainsi que les Russes, maîtres du champ de bataille, peuvent imposer leur volonté. La tactique agressive des Ukrainiens consiste à déployer toutes leurs ressources au combat dans des campagnes incessantes visant à évincer les Russes du Donbas et de la Crimée. Incapables de réaliser la moindre percée, ils se sont lancés dans une guerre d'usure, à leur grand préjudice. À cela a succédé la dernière tentative de cet été, qui s'est avérée suicidaire. Ils ont ainsi fait le jeu des Russes. Ainsi, alors que l'attention est fixée sur l'occupation de tel ou tel village sur le front de Zaporizhia ou autour de Bakhmut, la véritable histoire est que la Russie a démantelé pièce par pièce une armée ukrainienne reconstituée.
Dans une perspective historique, deux analogies instructives se dégagent. Au cours de la dernière année de la Première Guerre mondiale, le haut commandement allemand a lancé une campagne audacieuse - “Operation Michael” - sur le front occidental en mars 1918 en utilisant un certain nombre de tactiques innovantes (notamment des escadrons de commandos, des troupes d'assaut, équipées de lance-flammes) pour ouvrir des brèches dans les lignes alliées. Après des succès initiaux qui leur ont permis de franchir la Marne, au prix de très lourdes pertes, l'offensive s'est essoufflée et a permis aux alliés d'écraser leurs forces gravement affaiblies, ce qui a mené à l'effondrement final en novembre. Plus pertinente est la bataille de Koursk, en juillet 1943, au cours de laquelle les nazis ont tenté de reprendre l'initiative après le désastre de Stalingrad. Une fois encore, après quelques succès significatifs dans la percée de deux lignes de défense soviétiques, ils se sont effondrés avant d'avoir atteint leur objectif. Cette bataille a débouché sur la longue et sanglante route qui mène à Berlin. Aujourd'hui, l'Ukraine a essuyé d'énormes pertes d'une ampleur (proportionnelle) encore plus grande, sans réaliser de gains territoriaux significatifs, incapable même d'atteindre la première strate de la ligne Surovikin. La voie vers le Dniepr et au-delà sera ainsi dégagée pour l'armée russe, forte de 600 000 hommes et équipée d'un armement équivalent à celui que nous avons fourni à l'Ukraine. Moscou est donc prête à exploiter son avantage décisif au point de pouvoir dicter ses conditions à Kiev, Washington, Bruxelles, etc.
L'administration Biden n'a pas envisagé une telle éventualité, pas plus que les gouvernements européens qui lui obéissent. Leur divorce d'avec la réalité rendra cet état de fait d'autant plus stupéfiant - et exaspérant. À court d'idées, ils vont patauger. On ne sait pas comment ils réagiront. Nous pouvons dire avec certitude ceci : l'Occident collectif, et en particulier les États-Unis, aura subi une grave défaite. Faire face à cette vérité va devenir leur principale préoccupation.
Voici un éventail d'options pour y faire face.
1. Redéfinir ce que l'on entend par défaite/victoire, échec/succès, perte/profit. Il existe un nouveau récit scénarisé qui met l'accent sur ces points de discussion:
C'est la Russie qui a perdu la bataille parce que l'Ukraine héroïque et l'Occident inébranlable l'ont empêchée de conquérir, d'occuper et de réincorporer l'ensemble du pays.
En revanche, la Suède et la Finlande ont officiellement rejoint le camp américain en entrant dans l'OTAN. Cela complique les plans stratégiques de Moscou en l'obligeant à répartir ses forces sur un front plus large.
La Russie a été politiquement isolée sur la scène mondiale (parce que l'Amérique du Nord, l'UE/l'OTAN, le Japon, la Corée du Sud, l'Australie et la Nouvelle-Zélande ont soutenu la cause ukrainienne. Aucun autre pays n'a accepté d'appliquer les sanctions économiques ; le “monde” n'inclut pas la Chine, l'Inde, le Brésil, l'Argentine, la Turquie, l'Iran, l'Égypte, le Mexique, l'Arabie saoudite, l'Afrique du Sud, etc.)
Les démocraties occidentales ont fait preuve d'une solidarité sans précédent en répondant d'une seule voix à la menace russe
Ce récit a déjà été relayé dans les discours de Blinken, Sullivan, Austin et Nuland. Austin et Nuland. Le public cible est l'opinion publique américaine ; personne en dehors de l'Occident collectif n'y croit cependant - que Washington ait ou non conscience de cette réalité de la vie diplomatique.
2. Réduire rétroactivement les objectifs et les enjeux.
Ne plus faire référence au changement de régime à Moscou, au renversement de Poutine, à l'effondrement de l'économie russe, à la rupture du partenariat sino-russe ou à son effondrement.
Parler de la sauvegarde de l'intégrité de l'État ukrainien en niant que le Donbas et la Crimée ont été définitivement séparés de la “mère patrie”. Souligner que les amis de Kiev sont toujours les dirigeants titulaires et légitimes de l'Ukraine.
Viser un cessez-le-feu permanent qui figerait les deux parties dans leurs positions actuelles, c'est-à-dire une division de facto à la coréenne. La partie occidentale serait alors admise au sein de l'OTAN et de l'UE et réarmée. Ignorer la vérité dérangeante que la Russie n'acceptera jamais un cessez-le-feu dans ces conditions.
Maintenir les sanctions économiques à l'encontre de la Russie, mais détourner le regard lorsque des partenaires européens dans le besoin concluent des accords en sous-main pour le pétrole et le GNL russes (principalement par le biais d'intermédiaires tels que l'Inde, la Turquie et le Kazakhstan), comme ils l'ont fait tout au long du conflit.
Mettre l'accent sur la Chine en tant que menace majeure pour l'Amérique et l'Occident, et dénigrer la Russie en la considérant comme son auxiliaire.
Mettre en avant des actions symboliques comme les frappes de missiles de croisière supersoniques et hypersoniques haut de gamme transférés par les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France, qui peuvent infliger des dommages à des cibles importantes en Russie même et en Crimée (avec le soutien technique crucial du personnel américain et d'autres pays de l'OTAN). Ce type d’actions rappelle celui des supporters enragés d'une équipe de football qui vient de perdre contre un rival détesté et qui crèvent les pneus du bus qui doit les emmener à l'aéroport.
Mettre tout en œuvre pour empêcher Anna Netrebko, citoyenne autrichienne, de chanter dans les grandes capitales. Menacer de lourdes sanctions les salles de concert qui enfreignent le boycott - par exemple le Staatsoper de Berlin (interdiction de visite du directeur général de Disneyland, M. Matthias Schulz, et de sa progéniture jusqu'à la quatrième génération ?)
3. Cultiver l'AMNÉSIE
Les Américains sont passés maîtres dans l'art de la gestion mémorielle.
Pensez au choc tragique du Viêt Nam. Les Américains se sont systématiquement efforcés d'oublier, d'oublier tout ce qui concernait le Vietnam. C'est compréhensible : c'était moche, à tous points de vue. Les manuels d'histoire américaine lui ont accordé peu de place, les enseignants l'ont minimisé et la télévision l'a rapidement considéré comme étant dépassé. Nous voulions tourner la page, nous l'avons fait.
D'une certaine manière, l'héritage le plus remarquable de l'expérience post-Vietnam est le perfectionnement des méthodes de photoshopage de l'histoire. Le Viêt Nam a servi d'échauffement pour traiter les nombreux épisodes peu reluisants de l'ère post-11 septembre. Ce nettoyage complet et approfondi a fait accepter le mensonge présidentiel, la tromperie durable, l'incompétence étourdissante, la torture systémique, la censure, la destruction de la Déclaration des droits et la perversion du discours public national, qui a dégénéré en un mélange de propagande et de vulgaire racolage. La “guerre contre la terreur” dans toutes ses ignobles dimensions.
L'amnésie cultivée est un art grandement facilité par deux tendances plus larges de la culture américaine : le culte de l'ignorance, selon lequel un esprit dépourvu de savoir est considéré comme la liberté ultime, et une éthique publique selon laquelle les plus hauts responsables de la nation sont autorisés à traiter la vérité comme un potier traite l'argile, tant qu'ils disent et accomplissent des choses qui nous font plaisir. Ainsi, notre souvenir collectif le plus fort des guerres choisies par l'Amérique est l'opportunité - et la facilité - d’oubli. “The show must go on” est notre credo. Il en sera de même lorsque nous regarderons une Ukraine en ruine dans le rétroviseur.
La culture de l'amnésie comme méthode de gestion des expériences nationales douloureuses présente de sérieux inconvénients. Tout d'abord, elle limite considérablement la possibilité de tirer les leçons de ces expériences. Au lendemain de la guerre de Corée, où les États-Unis ont perdu 49 000 hommes au combat, le mantra de Washington était le suivant : plus jamais de guerre sur le continent asiatique. Pourtant, moins d'une décennie plus tard, nous étions plongés jusqu'aux oreilles dans les rizières du Viêt Nam, où nous avons perdu 59 000 hommes. Après le fiasco tragique de l'Irak, Washington s'est néanmoins empressée d'occuper l'Afghanistan dans le cadre d'une aventure de 20 ans visant à construire une démocratie de type occidental à coups de fusil. Ces projets ratés ne nous ont pas dissuadés d'intervenir en Syrie, où nous avons une fois de plus échoué à transformer une société étrangère et irréductible en une version à notre goût - même si nous sommes allés jusqu'à un partenariat tacite avec la filiale locale d'Al-Qaïda. Comme Kaboul l'a montré, nous n'avons même rien retenu du dénouement de Saigon sur la manière d'organiser une évacuation ordonnée.
À tout le moins, on aurait pu s'attendre à ce qu'une personne raisonnable en ressorte avec une conscience aiguë de l'importance cruciale de bien connaître la culture, l'organisation sociale, les mœurs et la vision philosophique du pays que l'on s'est engagé à reconstruire. Pourtant, nous n'avons manifestement pas assimilé cette vérité élémentaire. En témoigne notre ignorance abyssale de tout ce qui touche à la Russie, qui nous a conduits à une erreur d'appréciation fatale sur tous les aspects de l'affaire ukrainienne.
SUITE : LA CHINE
L'Ukraine, à son tour, ne refroidit pas les ardeurs d'une confrontation avec la Chine. Une entreprise audacieuse, et en aucun cas impérieuse, devenue la pièce maîtresse de notre stratégie officielle de sécurité nationale. De hauts fonctionnaires de Washington prédisent ouvertement le caractère inéluctable d'une guerre totale avant la fin de la décennie - nonobstant les armes nucléaires. En outre, Taïwan joue le même rôle que l'Ukraine dans le schéma américain. Ainsi, après avoir provoqué un conflit multidimensionnel avec la Russie qui a échoué sur toute la ligne, nous nous empressons d'adopter la même stratégie pour affronter un ennemi encore plus redoutable. En d'autres termes, il s'agit de ce que les Français appellent la fuite en avant : Allez, c'est parti ! On est prêts !
Le cheminement vers la guerre contre la Chine va à l'encontre de toutes les idées reçues. Après tout, elle ne représente aucune menace militaire pour notre sécurité ou nos intérêts fondamentaux. La Chine n'a pas d'histoire de construction d'empire ou de conquête. La Chine a été la source de grands progrès économiques grâce à des échanges denses qui nous servent autant qu'ils servent à la Chine. Dès lors, qu'est-ce qui justifie le jugement largement répandu selon lequel croiser le fer serait inéluctable ? Les nations sensées ne s'engagent pas dans des guerres potentiellement cataclysmiques parce que la Chine, l'ennemi désigné numéro un, construit des stations d'alerte radar sur des atolls sablonneux de la mer de Chine méridionale. Parce qu'elle commercialise des véhicules électriques à plus bas coût que les nôtres. Parce que ses progrès dans le développement des semi-conducteurs pourraient surpasser les nôtres. En raison du traitement qu'elle réserve à une minorité ethnique dans l'ouest de la Chine. Parce qu'elle suit notre exemple en finançant des ONG qui promeuvent une vision positive de leur pays. Parce qu'elle pratique l'espionnage industriel comme le font les États-Unis et tous les autres pays. Parce qu'elle fait voler des ballons au-dessus de l'Amérique du Nord (déclaré inoffensif par le général Milley la semaine dernière).
Ce ne sont pas là des raisons impérieuses d'insister sur la nécessité d'une confrontation. La vérité est bien plus simple - et bien plus inquiétante. Nous sommes obsédés par la Chine parce qu'elle existe. Comme pour l'ascension du K2 [2è sommet après l’Everest], il s'agit en soi d'un défi, car nous devons démontrer nos prouesses (aux autres, mais surtout à nous-mêmes), que nous sommes capables de la surmonter. C'est la véritable signification de la perception d'une menace existentielle.
Le déplacement du centre de gravité de la Russie en Europe vers la Chine en Asie est moins un mécanisme de gestion de la défaite que la réaction pathologique d'un pays qui, conscient de la dégradation de ses capacités, ne peut rien faire d'autre que tenter une dernière fois de se prouver à lui-même qu'il a encore les moyens d'agir, car il est intolérable de vivre sans ce sentiment exaltant d'être soi-même. Ce qui est considéré comme hétérodoxe, et audacieux, à Washington ces jours-ci, est d'affirmer que nous devrions régler l'affaire ukrainienne d'une manière ou d'une autre afin de pouvoir nous préparer à la compétition véritablement historique avec Pékin. La vérité déroutante selon laquelle aucun représentant de l'establishment de la politique étrangère du pays n'a dénoncé ce virage dangereux vers la guerre confirme la thèse selon laquelle ce sont des émotions intenses plutôt qu'une réflexion raisonnée qui nous poussent vers un conflit évitable et potentiellement catastrophique.
Une société représentée par l’intégralité d’une classe politique incapable de réfléchir à cette perspective peut à juste titre être considérée comme la preuve évidente d'un détraquement collectif.
Ensuite, l'amnésie peut servir à épargner à nos élites politiques, et à la population américaine dans son ensemble, l'inconfort extrême de devoir reconnaître ses erreurs et ses échecs. Toutefois, ce processus d'amnésie n'est pas le même dans d'autres pays. Dans le cas du Viêt Nam, nous avons eu la chance que la prédominance des États-Unis dans le monde, en dehors du bloc soviétique et de la RPC, nous permette de conserver respect, prestige et influence. Mais les choses ont changé. Notre puissance réelle dans tous les domaines a faibli, et de fortes tendances centrifuges à l'échelle mondiale entraînent un éparpillement du pouvoir, des volontés et perspectives au sein d'autres États. Le phénomène des BRIC est l'incarnation concrète de cette réalité. Par conséquent, les prérogatives des États-Unis se réduisent, notre aptitude à façonner le système mondial conformément à nos idées et à nos intérêts est de plus en plus contestée, et nous privilégions une diplomatie qui semble excéder nos aptitudes actuelles.
Tout ceci nous dépasse.
* Michael Brenner est professeur émérite d'affaires internationales à l'université de Pittsburgh et membre du Centre pour les relations transatlantiques au SAIS/Johns Hopkins. Il a été directeur du programme de relations internationales et d'études mondiales à l'université du Texas. M. Brenner est l'auteur de nombreux ouvrages et de plus de 80 articles et documents publiés. Ses ouvrages les plus récents sont les suivants : Democracy Promotion and Islam ; Fear and Dread In The Middle East ; Toward A More Independent Europe ; Narcissistic Public Personalities & Our Times. Il a notamment écrit des livres pour Cambridge University Press (Nuclear Power and Non-Proliferation), le Center For International Affairs de l'université de Harvard (The Politics of International Monetary Reform) et la Brookings Institution (Reconcilable Differences, US-French Relations In The New Era).