đâđš Des eaux pures & des montagnes verdoyantes valent mieux que des tas dâor & dâargent
Quels mondes la SF peut-elle inventer ? Ăcrivains & dĂ©cideurs politiques du Sud imaginent - et crĂ©ent - des avenirs au-delĂ du colonialisme, de la pollution & de la destruction de l'environnement.

đâđš Des eaux pures & des montagnes verdoyantes valent mieux que des tas dâor & dâargent
Par Vijay Rashad, le 13 février 2025
Perdus dans un brouillard colonial de supériorité, les écrivains de toute l'Asie ont imaginé un monde hors de portée de la dévastation du colonialisme.
En 1835, Kylas Chunder Dutt (1817-1859) a Ă©crit un rĂ©cit extraordinaire intitulĂ© âA Journal of Forty-Eight Hours of the Year 1945â. L'histoire, publiĂ©e dans The Calcutta Literary Gazette, est parue alors que le grand romancier français de science-fiction Jules Verne (1828-1905) n'avait que sept ans. Le rĂ©cit de Dutt n'est pas Ă proprement parler de la science-fiction, mais il est fortement futuriste. Le jeune homme de dix-huit ans ouvre son histoire par cette phrase :
âLe peuple indien, et en particulier celui de la mĂ©tropole, a Ă©tĂ© soumis, au cours des cinquante derniĂšres annĂ©es, Ă toutes sortes d'oppressions subalternes. [...] L'esprit de rĂ©bellion s'est rĂ©pandu comme l'Ă©clair dans ce peuple autrefois pacifiqueâ.
Ils Ă©taient prĂȘts Ă se rebeller. L'histoire raconte qu'en 1945, un homme de vingt-cinq ans nommĂ© Bhoobun Mohun a conduit un soulĂšvement contre la domination britannique pendant deux jours, avant d'ĂȘtre battu et exĂ©cutĂ©. Plusieurs livres majeurs ont Ă©tĂ© publiĂ©s au Bengale au fil des dĂ©cennies, proposant la vision d'un monde au-delĂ du monde colonial. Le cousin de Dutt, Shoshee Chunder Dutt, a publiĂ© The Republic of Orissa : Annals from the Pages of the Twentieth Centuryen 1845. Hemlal Dutta a publiĂ© Rahasya (Le MystĂšre) en 1882. Pandit Ambika Dutt Vyas, Ascharya Vrittant en 1884-1888. Jagdish Chandra Bose, Niruddesher Kahini (L'Histoire de l'homme disparu) en 1896, et Begum Rokeya Sakhawat Hossain a publiĂ© Sultana's Dream en 1905. L'histoire de Begum Rokeya est la plus proche de la science-fiction, puisqu'elle imagine un monde oĂč la technologie (voitures volantes, Ă©nergie solaire, agriculture robotisĂ©e) peut libĂ©rer les humains du patriarcat.
Comme en Inde, les Ă©crivains chinois sous le joug de la monarchie Qing et de l'occupation semi-coloniale de leur pays ont commencĂ© Ă imaginer un monde de rĂ©bellion et de libertĂ©. En 1902, Liang Qichao a publiĂ© sa traduction en chinois des Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne (1869-1870) et sa propre histoire, Xin Zhongguo weilaiji. La lecture des prophĂ©ties de Jules Verne sur la contribution de la science Ă la libĂ©ration de l'humanitĂ© a Ă©tĂ© une source d'inspiration pour Liang Qichao et pour Lu Xun, l'un des Ă©crivains les plus influents de sa gĂ©nĂ©ration, qui a Ă©galement traduit l'un des romans de Jules Verne, De la Terre Ă la Lune (1865), et l'a publiĂ© en 1903. Le rĂ©cit de Liang Qichao imagine l'Exposition universelle de Shanghai dans les annĂ©es 1960, alors que la Chine est en passe de devenir l'un des pays les plus influents au monde. Tout comme Begum Rokeya imaginait l'Ă©nergie solaire comme celle d'un Bengale libre, les Ă©crivains de science-fiction chinois de la fin de la pĂ©riode Qing rĂȘvaient de voyages sous-marins, de chemins de fer Ă Ă©nergie Ă©olienne et de ballons Ă hydrogĂšne pour libĂ©rer la Chine.
Dans cet imaginaire anticolonial, la science est l'un des outils pour bĂątir une utopie.
En lisant les essais du dernier numĂ©ro de Wenhua Zongheng : A Journal of Contemporary Chinese Thought, je me suis souvent remĂ©morĂ© cette grande tradition de la science-fiction. Ce numĂ©ro est consacrĂ© Ă la transition Ă©cologique de la Chine. MĂȘme s'il s'agit de rapports de terrain sur les changements majeurs survenus en Chine depuis une gĂ©nĂ©ration, ce que dĂ©crivent les trois essais publiĂ©s dans ce numĂ©ro relĂšve tout simplement de la science-fiction. Il y a un peu plus de dix ans, la qualitĂ© de l'air Ă PĂ©kin, par exemple, Ă©tait Ă©pouvantable. Certains jours, l'accumulation de particules sur le visage laissait un film de substances chimiques non identifiables. Face Ă cette situation alarmante, le Conseil des affaires d'Ătat a annoncĂ© le 14 juin 2013 le Plan d'action pour la prĂ©vention et le contrĂŽle de la pollution atmosphĂ©rique 2013-2017, qui prĂ©voit dix mesures politiques soutenues par prĂšs de 1 700 milliards de yuans. En l'espace d'une dĂ©cennie, la qualitĂ© de l'air dans la capitale s'est considĂ©rablement amĂ©liorĂ©e, en grande partie grĂące aux efforts ciblĂ©s visant Ă rĂ©duire l'utilisation des combustibles fossiles. En 2004, le vice-ministre de la Protection de l'environnement, Pan Yue, a participĂ© Ă une importante Ă©tude qui proposait un calcul du âPIB vertâ, ou une meilleure façon de rendre compte de la croissance sans nuire Ă l'environnement. Le 18e CongrĂšs du Parti communiste chinois de 2012 a proposĂ© un nouveau cadre de dĂ©veloppement appelĂ© âcivilisation Ă©cologiqueâ (çæææ). DĂšs 2005, Xi Jinping, alors secrĂ©taire du ComitĂ© rĂ©gional du Parti du Zhejiang, a prĂ©sentĂ© une vision aujourd'hui largement promue : âDes eaux pures et des montagnes verdoyantes valent mieux que des tas d'or et d'argentâ (ç¶ æ°Žé汱氱æŻéć±±é¶ć±±).
Le reportage de Xiong Jie et Tings Chak, tous deux de l'Ă©quipe Ă©ditoriale de Wenhua Zongheng et de Tricontinental, nous montre comment le lac Erhai, dans la province du Yunnan, est passĂ© de l'un des plus polluĂ©s de Chine Ă l'un des plus propres. Quatre facteurs sont essentiels Ă cette dĂ©pollution : la dĂ©termination des habitants vivant autour du lac Ă le protĂ©ger ; les efforts des autoritĂ©s locales pour trouver le juste Ă©quilibre entre les besoins Ă court terme de la population et les besoins Ă long terme de l'environnement ; l'expertise de la communautĂ© scientifique de la rĂ©gion dans l'Ă©tude du lac, des causes de la pollution et la mise en place d'un plan de nettoyage des eaux fondĂ© sur l'analyse des faits ; et l'engagement des cadres du Parti communiste chinois Ă travailler sans relĂąche pour mettre en Ćuvre la politique scientifique du gouvernement. Ce qui a rendu ce rapport si intĂ©ressant Ă mes yeux, c'est que les solutions proposĂ©es sont applicables Ă tous les lacs polluĂ©s des pays du Sud.
L'essai des professeurs Ding Ling (Université normale de l'Anhui) et Xu Zhun (City University of New York), ainsi que l'essai introductif de João Pedro Stédile (Mouvement des travailleurs sans terre du Brésil, MST), réfléchissent à la nécessité d'une agriculture écologique qui tienne compte à la fois du besoin d'améliorer les rendements et de la protection de l'environnement. Mais comment faire ? Dans le district de Wanzhi, par exemple, en raison du prix élevé des écrevisses, il serait plus rentable pour les agriculteurs de la coopérative du village de Dongba de les élever directement dans des étangs. Mais la coopérative a pris la décision politique d'adopter un modÚle d'agriculture diversifiée qui intÚgre la riziculture et l'élevage d'écrevisses pour deux raisons. PremiÚrement, il était primordial pour la coopérative de cultiver du riz, un aliment de base dans la région, et donc d'assurer sa souveraineté alimentaire. DeuxiÚmement, ils ont réutilisé la paille de riz dans les champs comme engrais riche pour les écrevisses du printemps suivant, augmentant ainsi les rendements. Des scientifiques viennent réguliÚrement cultiver des algues et des bactéries nécessaires à l'amélioration de la qualité de l'eau. La preuve de leur succÚs est que les aigrettes, devenues rares dans la région, sont revenues dans les champs.
Dans le troisiĂšme article, le professeur Feng Kaidong (UniversitĂ© de PĂ©kin) et Chen Junting (UniversitĂ© de PĂ©kin) offrent un excellent aperçu de la nouvelle industrie chinoise des vĂ©hicules Ă©nergĂ©tiques, en se concentrant bien sĂ»r sur les voitures Ă©lectriques. Tesla est une marque mondiale bien connue, mais elle est concurrencĂ©e dans le monde entier en termes de parts de marchĂ© par une sĂ©rie de vĂ©hicules Ă©lectriques fabriquĂ©s en Chine par des marques telles que Omoda et MG (toutes deux Ă©tatiques) ainsi que BYD et Ora. Ces derniers se vendent dĂ©jĂ mieux que les marques occidentales en Asie et sont en grande partie produits avec la technologie chinoise. Oslo, en NorvĂšge, a le pourcentage le plus Ă©levĂ© de voitures Ă©lectriques par habitant, mais les deux principales villes chinoises, PĂ©kin et Shanghai, dĂ©tiennent le plus grand parc de voitures Ă©lectriques en valeur absolue. Leurs rues sont Ă©trangement calmes, les voitures et les motos Ă©lectriques vrombissant en silence. Deux des raisons pour lesquelles la Chine a pu trancher le nĆud gordien du moteur Ă combustion interne rĂ©sident en ce que le gouvernement du pays n'est pas sous la coupe du lobby pĂ©trochimique et que les secteurs technologiques du pays (transport et technologies de l'information, par exemple) sont capables de collaborer et ne se considĂšrent pas comme des entreprises Ă but lucratif concurrentes.
En 2019, Chen Qiufan a publiĂ© Waste Tide, un remarquable roman de science-fiction dystopique sur l'Ăle de Silicium, un endroit saturĂ© de dĂ©chets Ă©lectroniques Ă l'origine de toutes sortes de perturbations biochimiques chez les humains et les animaux. Les âdĂ©chets humainsâ de l'Ăle de Silicium vivent entourĂ©s de mĂ©duses qui Ă©mettent des âlumiĂšres LED bleu-vertâ. Pour survivre, ils filtrent les eaux toxiques, leur peau se desquamant sous l'effet des expositions prolongĂ©es. Un jour, la protagoniste, Mimi, tombe sur un chien mort qui remue la queue Ă son approche, son corps rĂ©animĂ© par les produits chimiques et les dĂ©tritus de la technologie mise au rebut. Le roman de Chen est une reprĂ©sentation fabuleuse des abominations de la destruction de l'environnement. Il se lit moins comme de la science-fiction que comme un reportage sur le terrain, un documentaire sur la ville de Guiyu, dans la province du Guangdong, qui a abritĂ© le centre de traitement des dĂ©chets Ă©lectroniques, ou comme une reprĂ©sentation fantastique de la vie sur le continent de plastique du Pacifique (20 millions de kilomĂštres carrĂ©s de dĂ©chets plastiques pris dans une sorte de vortex dans le nord de l'ocĂ©an Pacifique). Chen a prĂ©cisĂ© que son roman s'inspire vaguement de la rĂ©alitĂ© de Guiyu, dont le sol et l'air ont Ă©tĂ© contaminĂ©s par les mĂ©taux et les produits chimiques de la sociĂ©tĂ© numĂ©rique.
En 2013, le gouvernement local de Guiyu a commencĂ© Ă amĂ©nager un parc industriel pour accueillir des unitĂ©s de recyclage et mieux rĂ©glementer leurs pratiques environnementales. Lorsque le parc a Ă©tĂ© prĂȘt deux ans plus tard, la plupart des petites usines de recyclage ont fermĂ©, tandis que les plus grandes ont rejoint le parc. Puis, en 2018, le gouvernement chinois a interdit les importations de vingt-quatre types de dĂ©chets, dont les dĂ©chets Ă©lectroniques, plastiques et textiles (provenant pour la plupart des pays du Nord). Ainsi, Guiyu n'aura plus Ă gĂ©rer que les rĂ©percussions historiques des dĂ©gĂąts environnementaux, et plus les Ă©normes nouveaux volumes de dĂ©chets. L'histoire actuelle de Guiyu offre une nouvelle fin Ă Waste Tide de Chen Qiufan.
https://thetricontinental.org/newsletterissue/science-fiction-and-ecological-transformation/