👁🗨 Des temps incendiaires
Les incendies en Californie sont la réplique des gigantesques incendies qui ravagent la forêt boréale au Canada & en Sibérie. Notre dépendance aux combustibles fossiles déclenche un nouvel embrasement
👁🗨 Des temps incendiaires
Par Chris Hedges, le 13 janvier 2025
Les climatologues n'ont cessé de répéter que les incendies apocalyptiques qui ont ravagé la forêt boréale en Sibérie, dans l'Extrême-Orient russe et au Canada se déplaceraient inévitablement vers le sud, l'augmentation des températures mondiales créant des terrains plus chauds et plus propices aux embrasements. C'est désormais chose faite. Les échecs en Californie, où il n'a pas plu de manière significative à Los Angeles depuis huit mois, ne sont pas seulement des problèmes de planification - la maire de Los Angeles, Karen Bass, a réduit de 17millions de dollars les fonds alloués à la lutte contre les incendies - mais aussi une incapacité globale à mettre un terme à l'extraction des combustibles fossiles. La seule surprise est que nous soyons surpris. Bienvenue dans l'ère du “Pyrocène” où les villes brûlent et où l'eau ne sort pas des bouches d'incendie.
La forêt boréale est le plus vaste écosystème forestier de la planète. Elle fait le tour de l' hémisphère nord. Elle traverse le Canada et l'Alaska. Elle parcourt la Russie, où on la nomme la “taïga”. Elle rejoint la Scandinavie, réapparaît en Islande et à Terre-Neuve, et progresse vers l'ouest à travers le Canada, pour boucler la boucle. La forêt boréale compte plus de sources d'eau douce que tout autre biome, y compris la forêt amazonienne. Elle est le poumon de la terre, capable de stocker 208 milliards de tonnes de carbone, soit 11 % du total mondial. Pourtant, elle n'a cessé de se dégrader, agressée par la déforestation et l'extraction des sables bitumineux en Alberta (Canada) - qui produit 58 % du pétrole canadien et constitue la plus grande ressource de pétrole importé des États-Unis - par la sécheresse anthropique, et l'élévation des températures due aux émissions de carbone.
Près de deux millions d'hectares de forêt boréale ont été détruits par les industries d'extraction et les entreprises forestières. Elles ont décapé la couche arable et laissé sur leur passage des friches polluées. La production et la consommation d'un baril de pétrole brut issu des sables bitumineux rejettent entre 17 et 21 % de dioxyde de carbone de plus que la production et la consommation d'un baril de pétrole standard. Le pétrole est transporté sur des milliers de kilomètres jusqu'à des raffineries aussi éloignées que Houston, par des oléoducs et dans des semi-remorques ou par voie ferrée.
Ce vaste projet, peut-être le plus important au monde, a accéléré les émissions de carbone qui, si elles ne sont pas contrôlées, vont rendre la planète inhabitable pour l'homme et la plupart des autres espèces. Le lien entre la destruction de la forêt boréale et les incendies de forêt qui font rage en Californie est très net.
Depuis plus d'une décennie, la forêt boréale est le théâtre de certains des pires incendies de forêt de la planète, notamment l'incendie de Wood Buffalo (alias Fort McMurray) en 2016, qui a consumé près de 1,5 million d'hectares et n'a été totalement éteint qu'au bout de 15 mois. Ce gigantesque brasier, qui a atteint, selon le journaliste John Vaillant, des températures d'environ 950 degrés Fahrenheit, soit plus chaud que Vénus, a détruit des milliers de maisons et imposé l'évacuation de 88 000 personnes. L'incendie a ravagé Fort McMurray avec une férocité et une vitesse telles que les habitants ont eu du mal à fuir en voiture alors que les bâtiments et les maisons étaient instantanément vaporisés. Les flammes ont atteint une hauteur de 90 mètres. Des boules de feu ont été projetées dans les colonnes de fumée sur 300 mètres. Ce fut le signe avant-coureur d'une nouvelle normalité.
Plus d'une centaine de climatologues ont appelé à un moratoire sur l'extraction du pétrole des sables bitumineux. James Hansen, ancien scientifique de la NASA, a prévenu il y a plus de dix ans que si le pétrole des sables bitumineux était pleinement exploité, cela signifierait “fin de partie” pour la planète. Il a également appelé à ce que les PDG des entreprises de combustibles fossiles soient jugés pour “crimes graves contre l'humanité et écocide”.
On ne se rend pas compte de l'ampleur de la destruction tant qu'on n'a pas été voir, comme je l'ai fait en 2019, les sables bitumineux de l'Alberta. J'ai passé du temps avec les 500 habitants de Beaver Lake, la réserve Cree, dont la plupart sont démunis et vivent dans de petites maisons préfabriquées en forme de boîte. Ils sont victimes de la dernière phase de l'exploitation coloniale, axée sur l'extraction du pétrole qui empoisonne l'eau, le sol et l'air environnants.
Beaver Lake, comme je l'ai écrit à l'époque, est cernée par plus de 35 000 puits de pétrole et de gaz naturel et par des milliers de kilomètres de pipelines, de routes et de tracés sismiques. La région héberge aussi le Cold Lake Air Weapons Range, qui s'est approprié de vastes étendues des territoires ancestraux des autochtones pour y tester des armements. Des usines de traitement géantes, ainsi que des machines d'extraction gargantuesques, dont des roues à godets de plus de 800 mètres de long et des excavatrices grandes comme plusieurs étages, ravagent des centaines de milliers d'hectares.
“Ces centres mortifères stygmatiques crachent des fumées sulfureuses, sans interruption, et projettent des torches enflammées dans le ciel sombre”, ai-je écrit à l’époque. “L'air a un goût métallique. Aux abords des centres de traitement, on peut voir de vastes lacs toxiques connus sous le nom de bassins de décantation, remplis de milliards de litres d'eau et de produits chimiques liés à l'extraction du pétrole, notamment du mercure et d'autres métaux lourds, des hydrocarbures cancérigènes, de l'arsenic et de la strychnine. Les boues des bassins de résidus s'infiltrent dans la rivière Athabasca, qui rejoint le Mackenzie, le plus grand bassin fluvial du Canada”.
“Rien dans ce paysage lunaire, pour finir, ne peut servir la vie. Les oiseaux migrateurs qui rejoignent les bassins de décantation meurent en très grand nombre, à tel point que le gouvernement canadien a ordonné aux sociétés d'extraction d'utiliser des canons sonores sur certains sites afin d'effrayer les oiseaux migrateurs. Autour de ces lacs d'enfer, on peut entendre le boum-boum-boum régulier des explosifs”.
Dans une grande partie du nord de l'Alberta, l'eau est devenue impropre à la consommation. L'eau potable doit être acheminée par camion jusqu'à la réserve de Beaver Lake. Le cancer et les maladies respiratoires sont endémiques.
John Vaillant, auteur de “Fire Weather : On the Front Lines of a Burning World”, décrit le paysage des sables bitumineux :
“...des kilomètres et des kilomètres de terre noire et dévastée, parsemée de fosses qui engloutissent des terrains de sport et de lacs morts et délavés, gardée par des épouvantails vêtus de vêtements de pluie usagés et entourée de colonnes de flammes et de complexes pétroliers fumants, le tout relié par des labyrinthes de chemins de terre et de canalisations, patrouillés par des machines de la taille d'un immeuble qui, aussi énormes qu'elles soient, ont l'air naines comparées aux friches qu'elles ont engendrées. Les bassins de décantation couvrent à eux seuls plus d'une centaine de kilomètres carrés et contiennent plus de trois quarts de milliard de litres d'eau contaminée et d'effluents résultant du processus de traitement du bitume. Ces boues toxiques ne peuvent s'écouler que dans le sol, dans l'air ou, si l'un des énormes barrages en terre venait à céder, dans la rivière Athabasca. Depuis des décennies, les taux de cancer sont anormalement élevés dans la communauté située en aval.
Les incendies incontrôlés et la tempête de braises en tourbillon, décrit-il, sont ce à quoi nous assistons en Californie, un État qui enregistre normalement des incendies en juin, juillet et août. Les quartiers brûlent
“jusqu'à leurs fondations sous un imposant nuage de pyrocumulus, comme on en trouve au-dessus des volcans en éruption” et les incendies génèrent “des vents de la force d'un ouragan et la foudre qui allume des incendies à des kilomètres de distance”.
Ces incendies de type cyclonique ressemblent davantage aux bombardements incendiaires sur Hambourg ou Dresde pendant la deuxième Guerre mondiale qu'aux feux de forêt d'autrefois. Ils sont pratiquement impossibles à maîtriser.
Vous pouvez consulter l'interview que j'ai réalisée avec M. Vaillant ici.
“Les flammes grimpent”, m'a dit M. Vaillant. “Nous savons tous que la chaleur monte. Elle monte dans les cimes des arbres et pompe le vent parce qu'elle a constamment besoin d'oxygène. On peut donc considérer le feu comme une entité qui respire. Il aspire de l'oxygène tout autour de lui et s'élève jusqu'à la cime des arbres, d'où cet effet de cheminée aspirante. C'est à la cime des arbres que le feu se porte le mieux, qu'il est le plus vivace, charismatique et vigoureux, et qu'il aspire le vent d'en bas. Au fur et à mesure que la chaleur augmente, que l'arbre tout entier se met à brûler, la chaleur et le vent augmentent et se renforcent mutuellement, pour devenir une machine qui s'auto-perpétue. Si les facteurs de chaleur, de sécheresse et de vent sont suffisants, les flammes se mettront à bondir d'une cime à l'autre.
“La chaleur libère de la vapeur, des hydrocarbures des combustibles qui l'entourent, ce qui explique la présence de boules de feu explosives et d'énormes bouffées de flammes lors des grands incendies boréaux, parce que la vapeur surchauffée s'élève puis s'enflamme. Imaginez un bidon d'essence vide : même s'il n'y a pas beaucoup de liquide à l'intérieur, il explosera de façon spectaculaire. Voilà ce que provoque le feu dans la forêt : tous ces hydrocarbures se libèrent dans un nuage gazeux qui s'enflamme ensuite. Le feu est alors en plein régime, en particulier dans le cas d'un foyer boréal. C'est ce qu'on appelle un feu de rang 6. C'est comparable à un ouragan de catégorie 5”.
Lorsque les maisons et les bâtiments atteignent une température élevée, ils libèrent des hydrocarbures, tout comme les arbres. Vaillant qualifie les bâtiments modernes de “bombes incendiaires”. Ils sont chargés de produits pétrochimiques et souvent recouverts de produits pétroliers tels que les bardages en vinyle et les revêtements en goudron. Lorsque les incendies font grimper la température à plus de 1 400 degrés, le revêtement en vinyle, les bardeaux de goudron, les colles et les stratifiés du contreplaqué se vaporisent.
“La maison moderne est en fait plus inflammable qu'une cabane en rondins ou qu'une maison du XIXe siècle construite essentiellement en bois et meublée de mobilier rembourré de coton ou de crin de cheval, ce que nous considérons aujourd'hui comme des antiquités”, a déclaré M. Vaillant.
“Mais la maison moderne est en quelque sorte un gigantesque bidon d'essence et nous n'y pensons pas lorsqu'il fait 25°C. Mais lorsqu'il fait 150°C avec les températures élevées d'un incendie, ou plus de 500°C dans le cas d'un feu de forêt boréal, c'est tout à fait différent”.
“Tous ceux qui vivent aujourd'hui ont grandi à l'ère du pétrole”, a déclaré M. Vaillant. “Cela nous semble normal, tout comme fumer dans les avions et dans les salles d'attente du médecin semblait banal dans les années 1950. Nous y sommes tellement habitués qu'on n'y pense même plus. Mais si on se penche vraiment sur la façon dont le pétrole est fabriqué et sur ce qu'il est en réalité, on s'aperçoit qu'il est littéralement toxique à tous les stades de développement. Depuis l'extraction du sol, en passant par le processus de raffinage terriblement polluant, jusqu'à nos voitures et leur combustion... Le pétrole est mortel sous toutes ses formes, qu'il s'agisse d'un liquide, d'un déversement toxique, d'un gaz ou d'une explosion. Il est étrange de penser que nous nous sommes entourés par cette substance profondément toxique et persuadés de ses bienfaits, et qu'elle nous a permis d'adopter ce merveilleux style de vie aujourd'hui compromis de manière tangible et visible par cette même source d'énergie”.
Nous avons exploité l'énergie accumulée pendant 300 millions d'années et l'avons embrasée. Nous sommes dépendants des combustibles fossiles. Mais le pacte est suicidaire. Nous négligeons les phénomènes météorologiques étranges et la dégradation de la planète, nous réfugiant dans nos hallucinations électroniques, prétendant que l'inévitable ne l'est pas. Cette profonde dissonance cognitive, alimentée par la culture de masse, fait de nous la population la plus aveuglée de l'histoire de l'humanité. Cette auto-illusion se soldera par des morts en masse. La dévastation de la Californie est le signe avant-coureur de l'apocalypse.