đâđš Du nord de Gaza, j'Ă©cris ces mots la faim au ventre, sans grande Ă©nergie pour continuer
De l'indignitĂ© quotidienne de la recherche de nourriture aux dangers extrĂȘmes du travail journalistique, la vie dans ce coin sombre de la terre est devenue insupportable.

đâđš Du nord de Gaza, j'Ă©cris ces mots la faim au ventre, sans grande Ă©nergie pour continuer
Par Mahmoud Mushtaha 29 février 2024
Depuis le 7 octobre, ma vie dans le nord de la bande de Gaza n'est qu'un cauchemar sans fin. La peur, l'angoisse, la faim, la soif et le froid sont devenus mes compagnons de route quotidiens. Je suis incapable de comprendre la gravitĂ© de notre situation, ni d'accepter les nombreuses pertes subies. Notre vie ici ne peut ĂȘtre comprise ou expliquĂ©e de maniĂšre rationnelle.
PrĂšs de 150 jours de guerre brutale m'ont privĂ© de tout ce que j'avais. J'ai littĂ©ralement tout perdu - non seulement ma maison et mes biens, mais aussi mon identitĂ©, mon esprit, ma tĂȘte, mes rĂȘves, mes aspirations. Et cela m'a changĂ© Ă jamais. Je suis devenu Ă©goĂŻste, ne pensant qu'Ă la survie de ma propre famille. Elle m'a rendu amer Ă l'Ă©gard du monde arabe et musulman, dont le silence semble ĂȘtre le signe d'une indiffĂ©rence Ă notre sort.
Mes pensées sont accaparées par la question de savoir quand la guerre prendra fin. Quand Israël cessera-t-il de commettre des crimes de guerre et décidera-t-il de respecter et de faire respecter les droits de l'homme les plus fondamentaux ? Quand Israël et le Hamas parviendront-ils à un accord pour mettre fin à nos souffrances - qui ne sont pas supportées par les dirigeants du Hamas à l'étranger, mais par nous tous à Gaza ? Et pourquoi, je me le demande sans cesse, est-ce que j'endure toute cette souffrance ?
Il y a quelques semaines, j'ai réussi à entrer en contact avec mon ami Ahmed, qui vit en Irlande. Pendant des mois, le réseau a été trop fluctuant pour que je puisse l'appeler, mais cette fois, la chance était de mon cÎté.
âMon frĂšre, quitte Gazaâ, m'a tout de suite dit Ahmed. âEssaie de partir Ă tout prix. Ne t'inquiĂšte pas de ce que tu pourrais perdre. Une fois que tu seras parti, tu seras en sĂ©curitĂ© et sur la bonne voie.
âEt ne me parle pas de ta carriĂšre ; tu seras capable de tout gĂ©rer en dehors de Gazaâ, a-t-il poursuivi. âTu es un jeune homme trĂšs compĂ©tent, professionnel, intelligent et travailleur. Tu as tenu bon face Ă tous les dĂ©fis qui se prĂ©sentaient Ă Gaza. Mais tout ce que vous avez construit lĂ -bas a Ă©tĂ© dĂ©truit. Je te conseille vivement d'explorer les possibilitĂ©s qui s'offrent Ă vous en dehors de Gaza, dans l'intĂ©rĂȘt de la sĂ©curitĂ© de votre familleâ.

Cet appel, qui s'est achevĂ© dans les larmes, mâa profondĂ©ment remuĂ©. ĂpuisĂ© par les Ă©preuves qui nous entourent, je n'en peux plus : j'ai dĂ©cidĂ© de tenter de quitter la bande de Gaza. J'ai compris que la seule solution est de prĂ©server son Ăąme et d'Ă©chapper Ă cette sombre iniquitĂ©. Peu importe ce que l'on peut perdre ou ce que l'on risque en partant, ce qui compte vraiment, c'est la prĂ©servation de son moi intĂ©rieur. Il n'y a plus rien Ă perdre.
Lutter pour la survie
PiĂ©gĂ© Ă Shuja'iya, Ă l'est de la ville de Gaza, depuis que j'ai fui ma maison de Tal el-Hawa, plus Ă l'ouest, lorsqu'IsraĂ«l a lancĂ© son invasion terrestre Ă la fin du mois d'octobre, j'en suis venu Ă saisir la substance de Gaza Ă travers le prisme de ce quartier. Ce qui me pĂšse le plus, c'est le manque d'intĂ©rĂȘt et de volontĂ© des autres Ă se sacrifier pour ceux d'entre nous qui sont assiĂ©gĂ©s dans le nord. Parfois, je me surprends Ă souhaiter ne pas ĂȘtre restĂ© ici.
Chaque jour, j'aimerais pouvoir rentrer chez moi, mais c'est trop dangereux : les chars israĂ©liens sont constamment stationnĂ©s dans le secteur, et mon bĂątiment a dĂ©jĂ Ă©tĂ© gravement endommagĂ© lors d'une attaque Ă la bombe. Tout ce que je veux, c'est garder un souvenir ou rĂ©cupĂ©rer quelques objets personnels. Je veux mes vĂȘtements d'hiver, en particulier la veste que j'ai achetĂ©e avec mon ami Youssef Dawas, tragiquement tuĂ© lors d'une frappe aĂ©rienne israĂ©lienne le 14 octobre, quelques jours seulement aprĂšs le dĂ©but de la guerre.
La plus grande indignité est la lutte quotidienne pour se nourrir. Il est impossible de décrire nos efforts pour mettre de quoi manger sur la table dans le nord de la bande de Gaza. J'ai perdu 17 kilos depuis le début de la guerre en raison de la rareté de la nourriture.

Je vis l'oppression et l'humiliation Ă chaque fois que je dois attendre mon tour pour obtenir un litre d'eau Ă un prix exorbitant de la part de celui qui sâapprovisionne Ă partir d'un puits. Je me mĂ©prise chaque fois que je cherche quelqu'un qui vend de la farine Ă un prix raisonnable et que j'essaie de faire du troc avec des marchands malhonnĂȘtes qui monopolisent l'offre.
Notre principale source de subsistance est le pain d'orge sec, qui ne nourrit pas notre corps et ne satisfait pas notre palais. Nous sommes obligĂ©s de manger des aliments pour animaux. Mais, comme le dit toujours mon grand-pĂšre, âtout ce qui entre dans la bouche est de la nourritureâ - nous devons manger ce qu'il y a, quelles que soient nos prĂ©fĂ©rences. L'objectif principal Ă©tant de rester en vie.
Ăcrire dans les larmes et lâĂ©motion
En tant que journaliste, je suis confrontĂ© Ă deux dĂ©fis. D'une part, il y a le poids de mes responsabilitĂ©s personnelles : la quĂȘte de nourriture et d'eau, tenir bon aux cĂŽtĂ©s de ma famille et m'efforcer d'assurer le confort et la sĂ©curitĂ© de mes parents, de ma niĂšce Sila, ĂągĂ©e de 4 ans, et de mon neveu Wadie, ĂągĂ© de 2 ans. En mĂȘme temps, j'ai le devoir professionnel de rendre compte de la situation.
Aucun journaliste international n'étant autorisé à pénétrer dans la bande de Gaza, notre rÎle est crucial pour faire la lumiÚre sur la situation critique du nord de la bande de Gaza. Nous avons le devoir de raconter la souffrance des gens, les cris déchirants des enfants et des femmes. Nous travaillons malgré notre propre faim et notre propre soif pour interviewer les enfants qui ne trouvent pas de quoi manger, afin que le monde puisse comprendre notre situation.
Je doute de mon avenir en tant que journaliste. Continuer Ă Ă©crire signifie que je m'expose, ainsi que ma famille, Ă certains dangers : parcourir de grandes distances pour atteindre les sites bombardĂ©s, ou trouver un point de vue suffisamment Ă©levĂ© - dans des endroits totalement exposĂ©s aux attaques israĂ©liennes - pour avoir accĂšs Ă internet par le biais de cartes eSIM. En fait, les journalistes n'ont aucun rĂ©pit. MĂȘme le syndicat des journalistes de Gaza ne nous aide pas Ă travailler ou Ă assurer notre sĂ©curitĂ©.
Depuis ce samedi fatidique d'octobre, ma vie et mes aspirations se sont effondrées. Le sentiment d'impuissance et d'oppression est indescriptible : aucun mot ne peut rendre compte des émotions que j'éprouve en écrivant - un processus fait de larmes, de tremblements et de tentatives de faire face à la situation. Ces mots sont écrits la faim au ventre, et l'énergie pour continuer à les écrire s'amenuise.
MalgrĂ© ma nature enthousiaste et persĂ©vĂ©rante, je me retrouve dans ce coin sombre de la terre oĂč la quĂȘte d'un avenir sĂ»r doit cĂ©der le pas Ă la dure rĂ©alitĂ© de la vie dans Gaza assiĂ©gĂ©e. Les efforts dĂ©ployĂ©s pour obtenir mon diplĂŽme universitaire il y a deux ans et me lancer dans une vie Ă la mesure de mes efforts me semblent aujourdâhui du temps perdu. Les dirigeants politiques parlent de patience et d'endurance, mais cette guerre a brisĂ© tous nos rĂȘves.

