đâđš En pleine guerre Ă Gaza, la France Ă©quipe des drones armĂ©s israĂ©liens
Le gouvernement a autorisĂ© la livraison en IsraĂ«l dâĂ©quipements Ă©lectroniques pour des drones, matĂ©riel de guerre fabriquĂ© par Thales dont lâexpĂ©dition la plus rĂ©cente Ă©tait prĂ©vue le 26 mai 2024.
đâđš En pleine guerre Ă Gaza, la France Ă©quipe des drones armĂ©s israĂ©liens
Par Ariane Lavrilleux & Mathias Destal, le 17 juin 2024
âLe drone dans le ciel est trĂšs bruyant, il est si bruyant quâil couvre nos voixâ. Ces mots ont Ă©tĂ© Ă©crits par la journaliste palestinienne Hind Khoudary sur le rĂ©seau social X, en dĂ©cembre 2023. Six mois plus tard, en juin 2024, alors quâun raid de lâarmĂ©e de lâair israĂ©lienne frappe la ville de Rafah et le camp dâAl-Maghazi, la journaliste indĂ©pendante rapporte de nouveau la prĂ©sence des drones : âIls sont tellement bruyants, mon cĆur se noieâ. Une femme lui rĂ©pond quâelle habite dans le camp dâAl-Maghazi et quâelle ânâarrive pas Ă dormirâ Ă cause de la prĂ©sence des avions sans pilote. ââCâest comme un Zzzzzz permanentâ, tĂ©moigne-t-elle.
Depuis le dĂ©but de son offensive contre le Hamas, le 13 octobre 2023, lâarmĂ©e israĂ©lienne a sorti sa flotte de drones des hangars militaires. Leur usage marque dâailleurs ââla nouveautĂ© de cette guerreâ, selon le lieutenant-colonel israĂ©lien Ă la tĂȘte du bataillon de drones numĂ©ro 166, baptisĂ© âlâescadron dâoiseaux de feuâ, interrogĂ© par le site dâinformation Israel Defense. La mission de cette flotte de drones dâĂ©lites : surveiller le territoire gazaoui, faire de la reconnaissance. Et frapper.
En compilant plusieurs rapports dâONG et des dĂ©clarations de lâarmĂ©e israĂ©lienne, Disclose a recensĂ©, entre octobre 2023 et aujourdâhui, au moins huit frappes meurtriĂšres perpĂ©trĂ©es par des drones israĂ©liens contre la population ou des infrastructures civiles Ă Gaza.
Parmi les principaux ââoiseaux de feuâ de lâescadron 166, on trouve le Hermes 900, reconnaissable Ă ses ailes longues de 15 mĂštres. Cette prouesse technologique est capable de voler pendant plus de 30 heures Ă quelque 9â000 mĂštres dâaltitude.
Pour manĆuvrer cet engin ultra-moderne, les pilotes sont assis derriĂšre un mur dâĂ©crans, parfois Ă plusieurs centaines de kilomĂštres du thĂ©Ăątre des opĂ©rations. De lĂ , ils peuvent frapper Ă leur guise. âCertaines bombes peuvent tuer le conducteur dâune voiture sans toucher les passagers, dâautres peuvent tuer dans un rayon de 5 Ă 10 mĂštresâ, tĂ©moigne un pilote de Hermes 900 auprĂšs du quotidien britannique The Telegraph. Le chef de lâunitĂ©Â 166 a lui-mĂȘme admis avoir ciblĂ© directement lâhĂŽpital de Khan YounĂšs, dans le sud de la bande de Gaza, en fĂ©vrier dernier. Une frappe que le porte-parole de lâarmĂ©e israĂ©lienne, joint par Disclose, nâa pas Ă©tĂ© en mesure de confirmer.
Thales impliquĂ© dans lâassemblage du Hermes 900
MalgrĂ© lâusage des Hermes 900 dans les bombardements en cours Ă Gaza, le groupe Thales, dĂ©tenu Ă 26 % par lâĂtat français, a rĂ©cemment livrĂ© des Ă©quipements Ă©lectroniques pour lâassemblage de ces drones armĂ©s, comme le rĂ©vĂšlent une dizaine de documents confidentiels obtenus par Disclose. DâaprĂšs ces documents â dont des factures et un catalogue de prĂ©sentation â issus du leader français de lâarmement mais aussi du ministĂšre des armĂ©es et dâElbit Systems, le constructeur israĂ©lien du Hermes 900, il sâagit de transpondeurs de type âTSC 4000 IFFâ. ClassĂ© par le ministĂšre des armĂ©es dans la catĂ©gorie des âsystĂšmes de surveillance, de poursuite de cible et de reconnaissanceâ, ce matĂ©riel de guerre permet aux drones israĂ©liens dâĂ©viter tout risque de collision ou de tirs entre aĂ©ronefs âamisâ.
Au moins huit de ces transpondeurs devaient ĂȘtre expĂ©diĂ©s en IsraĂ«l entre dĂ©cembre 2023 et fin mai 2024, soit plusieurs mois aprĂšs les premiers bombardements aĂ©riens de Tsahal. Deux dâentre eux ont bel et bien Ă©tĂ© livrĂ©s au dĂ©but de lâannĂ©e 2024. Les six autres unitĂ©s seraient bloquĂ©es par les douanes françaises.Â
AccordĂ©e par les plus hautes sphĂšres de lâĂtat, la licence dâexportation de ce matĂ©riel de communication utilisĂ© pour Ă©quiper des drones armĂ©s dĂ©montre, une fois de plus, lâabsence de transparence et de contrĂŽle en matiĂšre de ventes dâarmes. Depuis le dĂ©clenchement de lâoffensive israĂ©lienne, le ministĂšre des armĂ©es se prĂ©tend pourtant irrĂ©prochable. Ă lâAssemblĂ©e nationale, SĂ©bastien Lecornu a ainsi rĂ©pondu, le 20 fĂ©vrier dernier, que les âmatĂ©riels exportĂ©s [vers IsraĂ«l] ne sont pas des armes proprement dites, mais des composants Ă©lĂ©mentaires, auxquels la CIEEMG [la commission interministĂ©rielle qui autorise ou non les exportations dâarmements] accorde une vigilance toute particuliĂšre en fonction du matĂ©riel dans lequel ils seront intĂ©grĂ©sâ. Le ministre omettait alors de prĂ©ciser que dans le lot, le gouvernement a autorisĂ© la livraison de matĂ©riel pour des drones directement engagĂ©s dans lâoffensive Ă Gaza.Â
Tout comme il a gardĂ© le silence sur le fait que lâĂtat a approuvĂ© la livraison de piĂšces dĂ©tachĂ©es servant Ă lâassemblage de cartouches de munitions pour des mitrailleuses. Une fois lâinformation rendue publique par Disclose, en mars, SĂ©bastien Lecornu sâest dĂ©fendu, sans fournir la moindre preuve, en disant que ces ââmaillonsâ devaient ĂȘtre âârĂ©exportĂ©s vers dâautres paysâ. Ce coup-ci, lâĂtat français ne peut pas brandir cet argument.
Câest mĂȘme tout lâinverse : les huit transpondeurs ne doivent ĂȘtre âni vendus, ni donnĂ©s, ni louĂ©s, ni transformĂ©s sans lâaccord prĂ©alable du gouvernement françaisâ, indique le contrat de non-rĂ©exportation Ă©tabli par la direction gĂ©nĂ©rale des relations internationales (DGRIS) du ministĂšre des armĂ©es. En revanche, ils doivent ĂȘtre âintĂ©grĂ©sâ dans les produits manufacturĂ©s par lâindustriel israĂ©lien. Pour sâassurer que les transpondeurs ne sortent pas du pays, Ăric Danon, alors ambassadeur de France en IsraĂ«l, a vĂ©rifiĂ© lâauthenticitĂ© de la signature sur le document. âLa signature et le tampon humide apposĂ© sur le certificat dâutilisateur final ressemblent Ă ceux apposĂ©sâ par le responsable du contrĂŽle des exportations au sein dâElbit Systems, Ă©crit-il dans un compte-rendu datĂ© du 31 mai 2023. SollicitĂ© par Disclose, lâex-ambassadeur nâa pas donnĂ© suite.Â
Difficile Ă©galement pour le gouvernement de prĂ©tendre que les transpondeurs vendus par Thales puissent servir comme âcomposants du dĂŽme de ferâ. Depuis lâinvasion de Gaza dĂ©cidĂ©e par le gouvernement NĂ©tanyahou, en rĂ©action aux attaques terroristes perpĂ©trĂ©es par le Hamas le 7 octobre 2023, le ministre des armĂ©es avance en effet que les seules exportations de matĂ©riel militaire autorisĂ©es par la France sont destinĂ©es au systĂšme de dĂ©fense antimissile du pays. Et ce, a-t-il expliquĂ© le 14 mai dernier, âpour Ă©viter que les citoyens israĂ©liens se prennent des roquettes sur la tĂȘteâ.
Attaque dâun hĂŽpital
Lâhistoire de ce contrat secret entre la France et IsraĂ«l dĂ©bute le 2 mars 2023. Ce jour-lĂ , Elbit Systems, le principal industriel de lâarmement israĂ©lien et fabricant du drone Hermes 900, passe commande Ă Thales Six GTS, la filiale tĂ©lĂ©communication du groupe. Lâindustriel israĂ©lien souhaite acheter Ă la firme française huit transpondeurs TSC 4000 au prix de 55â000 euros lâunitĂ©. Soit un montant total de 440â000 euros. Une premiĂšre livraison de deux transpondeurs est prĂ©vue pour le 23 octobre 2023. Câest sans compter des retards du cĂŽtĂ© français : les deux Ă©quipements ne sortent de lâusine Thales, Ă Laval, que le 17 novembre 2023. Ă cette date, lâoffensive contre le Hamas a dĂ©butĂ© il y a plusieurs semaines. Alors que lâONU alerte dĂ©jĂ depuis plusieurs jours sur le fait que âles femmes et les nouveau-nĂ©s sont les premiĂšres victimes du conflitâ, rien ne semble entraver lâexĂ©cution du contrat.
Le 5 dĂ©cembre, les documents nĂ©cessaires Ă une premiĂšre livraison sont rĂ©unis. Direction lâaĂ©roport Charles de Gaulle, oĂč deux transpondeurs vont ĂȘtre chargĂ©s dans un avion affrĂ©tĂ© par lâentreprise Prolog, spĂ©cialisĂ©e dans le âtransport confidentiel, accompagnĂ© secret dĂ©fenseâ, indique son site Internet. Destination : lâusine dâElbit Systems, Ă Rehovot, une ville situĂ©e Ă une vingtaine de kilomĂštres de lâaĂ©roport international de Tel-Aviv, selon une facture obtenue par Disclose. Câest prĂ©cisĂ©ment Ă Rehovot que sont construits les drones Hermes 900, rapporte lâagence Reuters.
LâexpĂ©dition vers IsraĂ«l des six transpondeurs restants Ă©tait prĂ©vue le 26 mai 2024. Mais, selon nos informations, les colis sont actuellement bloquĂ©s Ă lâaĂ©roport de RoissyâCharles-de-Gaulle, faute dâune autorisation des douanes. ContactĂ©, le PDG de Prolog, la sociĂ©tĂ© de portage, refuse dâentrer dans le dĂ©tail, dĂ©clarant que âles transports que nous effectuons pour le compte de nos clients et leur aboutissement relĂšvent du secret des affairesâ. Thales, son client, confirme lâexpĂ©dition de deux transpondeurs au dĂ©but de lâannĂ©e 2024, mais se justifie en dĂ©clarant nâavoir ââlivrĂ© aucun Ă©quipement lĂ©tal ni aucun Ă©quipement permettant le fonctionnement dâun systĂšme lĂ©tal, aux forces israĂ©liennes ou aux industriels israĂ©liensâ.Â
Exportation suspendue en catimini
Au vu de la nature des composants Ă©lectroniques vendus par Thales Ă Elbit Systems et de leur utilisation, le ministre des armĂ©es, SĂ©bastien Lecornu, aurait dĂ» suspendre la licence dâexportation vers IsraĂ«l dĂšs quâil a eu connaissance âdes attaques dirigĂ©es contre des civils ou des biens de caractĂšre civilâ, comme lây oblige le traitĂ© sur le commerce des armes, signĂ© par la France en 2014. Dâautant plus que les services du ministĂšre des armĂ©es ont passĂ© en revue toutes les licences dâexportation vers IsraĂ«l fin octobre 2023, dâaprĂšs le journal Le Monde. Ils auraient alors dĂ©cidĂ© de suspendre lâenvoi âdâĂ©lĂ©ments pouvant servir Ă la fabrication dâobus dâartillerieâ. SollicitĂ©s Ă plusieurs reprises au sujet de lâarbitrage qui a laissĂ© passer les transpondeurs pour drones, les cabinets du Premier ministre et du ministre des armĂ©es nâont pas donnĂ© suite.Â
La position du gouvernement, aussi ambiguĂ« soit-elle, ne semble pas immuable. Selon une source douaniĂšre, plus aucun matĂ©riel de guerre classĂ© ML5, comme les transpondeurs de Thales, ne peut ĂȘtre livrĂ© en IsraĂ«l : leur exportation a Ă©tĂ© suspendue, en catimini. Pourquoi le gouvernement sâest-il gardĂ© de lâannoncer publiquement ? MystĂšre⊠Le ministĂšre des armĂ©es et Matignon nâont jamais rĂ©pondu aux demandes de prĂ©cisions envoyĂ©es par Disclose.
Le volte-face nâa rien dâanodin. Jusquâau 13 avril dernier, le gouvernement tenait Ă tout prix Ă protĂ©ger les exportations de biens militaires classĂ©s ML5. Dans une note adressĂ©e au tribunal administratif de Paris Ă la suite dâun recours dĂ©posĂ© par Amnesty International pour suspendre les exportations de ce type de matĂ©riel, la directrice des affaires juridiques du ministĂšre des armĂ©es a assurĂ© quâune telle interdiction âne manquerait pas dâaffecter profondĂ©ment la relation bilatĂ©rale avec [IsraĂ«l]â. Selon la haute fonctionnaire, cela serait âsusceptible de peser sur les Ă©quilibres gĂ©ostratĂ©giques rĂ©gionaux et internationauxâ. Un argument repris au mot prĂšs par le juge administratif. Mais il se pourrait bien que la pression exercĂ©e par les ONG et la sociĂ©tĂ© civile ait fini par lâemporter⊠Confirmant une nouvelle fois le risque que du matĂ©riel de guerre made in France serve Ă commettre des crimes de guerre Ă Gaza.Â
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