đâđš En quĂȘte d'histoire
âLa lutte de l'homme contre le pouvoir, câest la lutte pour la mĂ©moire contre l'oubliâ. C'est ce combat qu'il est essentiel d'entreprendre en 2024, au vu de la situation que nous laisse 2023.
đâđš En quĂȘte d'histoire
Par Patrick Lawrence pour ScheerPost, le 28 décembre 2023
VoilĂ notre projet pour 2024.
Je lis encore, Ă cette heure tardive, que des soldats russes auraient enlevĂ© des milliers d'enfants ukrainiens au dĂ©but de la guerre par procuration menĂ©e par Washington dans ce pays maudit et pervers, et qu'ils les ont emmenĂ©s en Russie pour leur apprendre Ă haĂŻr l'Ukraine. On pourrait penser que le New York Times et d'autres mĂ©dias occidentaux laisseraient tomber ce sujet, puisque les preuves de cette histoire, quand elles ne sont pas si ridicules qu'elles en sont gĂȘnantes, sont si minces qu'elles nĂ©cessitent des guillemets : il s'agit de âpreuvesâ, guĂšre plus.
La correspondante russophobe du Times, Carlotta Gall, en est maintenant à citer Lyudmyla Denisova, licenciée l'an dernier de son poste de haut responsable des droits de l'homme du régime de Kiev parce que ses récits de viols d'enfants par des soldats russes étaient si grotesques qu'ils discréditaient l'opération de propagande du régime de Kiev. Le rapport de Gall s'appuie également sur le Reckoning Project - sans dire aux lecteurs ce qu'est cet organisme. Permettez-moi de terminer le travail que Gall a laissé en plan : le Reckoning Project est financé par l'Agence américaine pour le développement international et le National Endowment for Democracy. Il s'agit, en fait, d'une façade de la Central Intelligence Agency.
Je n'ai pas l'habitude de mettre en lien des articles aussi manifestement malhonnĂȘtes, mais je le fais ici pour que les lecteurs puissent se faire une idĂ©e de la façon inexcusable dont le Times et tous les poissons pilotes dans son sillage ont abdiquĂ© leurs responsabilitĂ©s en tant que mĂ©dias au profit de la âgestion de la perceptionâ. L'annĂ©e qui vient de s'Ă©couler marque un nouveau coup de frein dans ce domaine. (Tout comme l'annĂ©e prĂ©cĂ©dente et l'annĂ©e d'avant, il faut bien le dire).
Je ne peux pas affirmer avec certitude ce qui s'est passé l'année derniÚre dans cette affaire d'enfants enlevés dans les zones de combat, pour la simple raison qu'il est impossible de connaßtre les faits sur la base de ce que rapportent les médias occidentaux. Cerise sur le gùteau, Gall ne cite pas un seul responsable russe, et semble n'en avoir interrogé aucun. Mais, compte tenu de la franchise avec laquelle les responsables russes ont parlé de ce programme, je ne vois pas comment nous pouvons rejeter sommairement leur explication maintes fois réitérée lorsqu'ils disent que l'intention était de mettre les enfants - dont beaucoup vivent dans des orphelinats ou dans la rue - en sécurité. Il ne s'agit pas, aprÚs tout, des forces de défense israéliennes.
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Nous voici Ă lâaube dâune nouvelle annĂ©e. Que voyons-nous de l'autre cĂŽtĂ© de la ligne de dĂ©marcation de nos calendriers, sur l'autre versant de minuit, le 31 dĂ©cembre 2023 ? Comme le montre clairement le cas des enfants ukrainiens, la premiĂšre chose que nous voyons, c'est que nous voyons mal, tant nos mĂ©dias ont brouillĂ© notre vision. âLa seule chose qui puisse sauver le mondeâ, remarquait Allen Ginsberg en 1973, âest la reprise de conscience du mondeâ. Cela semble aussi vrai et urgent aujourd'hui qu'il y a 50 ans. TĂąchons donc de voir au-delĂ du flou, du mieux que nous pouvons.
Le rĂ©gime de Kiev et ses soutiens Ă Washington et dans les capitales europĂ©ennes ont perdu leur guerre contre la FĂ©dĂ©ration de Russie, peut-on lire. Mais seulement de maniĂšre dĂ©tournĂ©e, car cette vĂ©ritĂ© doit ĂȘtre occultĂ©e. Au service de cette occultation, les Ătats-Unis poursuivront indĂ©finiment le gaspillage des aides militaires dans la mesure oĂč le CongrĂšs l'autorise, tandis que d'autres vies humaines sont sauvagement sacrifiĂ©es. En attendant, nous devons continuer Ă lire des articles sur les enfants et sur la façon dont la âRussie de Poutineâ, voire âPoutineâ tout court, a Ă©chouĂ© dans son objectif de contrĂŽler l'ensemble de l'Ukraine. Et nous devons lire encore et toujours, bien sĂ»r, que la prĂ©sence prĂ©pondĂ©rante de nĂ©o-nazis dans l'armĂ©e ukrainienne et dans les rangs du rĂ©gime est une fiction inventĂ©e par les Russes pour justifier leur opĂ©ration militaire.
Tout cela revient à enterrer des vérités. Et la plus grande de ces vérités enfouies est que l'intervention militaire russe a été provoquée - systématiquement, intentionnellement, sur plusieurs années. La guerre aurait commencé lorsque les forces russes ont franchi la frontiÚre russo-ukrainienne il y a deux ans, en février : via ce mensonge, huit années de bombardements du régime de Kiev sur son propre peuple sont également occultées. Trois décennies au cours desquelles Moscou a tenté de négocier un accord de sécurité post-guerre froide sur son flanc occidental avec l'Europe : là encore, période enterrée. Les projets de traités que la Russie a envoyés à l'Ouest en décembre 2021 : on n'en entendra plus jamais parler.
Pour IsraĂ«l, il en va de mĂȘme, mais en pire. IsraĂ«l a dĂ©jĂ perdu la guerre Ă Gaza - une guerre qui n'est pas, en fait, vraiment une guerre mais une sĂ©rie de tueries. Il rĂ©ussira tactiquement sur le terrain, mais sa dĂ©faite stratĂ©gique est un fait accompli. C'est un langage fort, mais ces mois de barbarie, et d'autres Ă venir, font d'IsraĂ«l un Ătat en faillite. C'est une entitĂ© chaotique dont l'existence dĂ©pend de la violence faite aux autres, et cette violence dĂ©pend d'un sponsor irresponsable. Il est intrinsĂšquement et institutionnellement discriminatoire et adopte le systĂšme d'apartheid de l'Afrique du Sud blanche.
Sur le plan intĂ©rieur, IsraĂ«l est dĂ©chirĂ© par des divisions internes que la crise de Gaza a temporairement relĂ©guĂ©es Ă l'arriĂšre-plan, alors que les forces de dĂ©fense israĂ©liennes distribuent des fusils automatiques Ă tous les IsraĂ©liens (Juifs) qui font la queue pour en obtenir un. Ses dirigeants dĂ©truiront l'indĂ©pendance du systĂšme judiciaire Ă chaque fois qu'ils en auront l'occasion et, comme on l'a vu prĂ©cĂ©demment sur ce site, lorsque le systĂšme judiciaire disparaĂźt, le statut d'Ătat en dĂ©liquescence ne tarde gĂ©nĂ©ralement pas Ă poindre.
Nous avons lu des articles Ă ce sujet, mais, une fois de plus, seulement de maniĂšre indirecte. Et jamais, sauf dans les mĂ©dias indĂ©pendants et non occidentaux, nous n'avons entendu parler des 75 annĂ©es d'abus, d'emprisonnements, de tortures, de dĂ©placements forcĂ©s et de tout ce qui a prĂ©cĂ©dĂ© et mĂȘme gĂ©nĂ©rĂ© les Ă©vĂ©nements du 7 octobre. Tout cela est dĂ©sormais enterrĂ©. La Nakba de 1948 est trĂšs rarement mentionnĂ©e et n'est jamais considĂ©rĂ©e comme Ă©tant pertinente pour notre Ă©poque. L'histoire a commencĂ© il n'y a pas tout Ă fait trois mois.
Si un empereur a jamais Ă©tĂ© privĂ© de tout habit, c'est bien l'IsraĂ«l de l'apartheid, qui parade Ă travers l'Occident comme la victime innocente de âterroristesâ privĂ©s de toute raison d'ĂȘtre.
Pendant sa prĂ©sidence controversĂ©e de la RĂ©publique islamique, de 2005 Ă 2013, Mahmoud Ahmadinejad, un populiste de droite qui parlait au nom des millions d'Iraniens non modernisĂ©s, a affirmĂ© fameusement qu'IsraĂ«l n'avait pas sa place sur la carte des nations du Moyen-Orient. Je le mentionne parce que je ne veux pas ĂȘtre mal compris sur le point suivant. IsraĂ«l, tel qu'il est actuellement constituĂ© et tel qu'il se comporte actuellement, a-t-il le droit d'exister ? Honore-t-il les responsabilitĂ©s qui vont de pair avec le statut de nation ? Je n'ai pas de rĂ©ponses Ă des questions aussi complexes que celles-ci, mais il me semble qu'il est temps de se les poser, alors que la tuerie se poursuit Ă Gaza et que les IsraĂ©liens se radicalisent Ă droite.
Pour dĂ©tourner briĂšvement le regard, je me demande s'il existe une autre nation sur terre dont la situation est aussi floue que celle de l'AmĂ©rique en ce dĂ©but d'annĂ©e 2024. Le systĂšme judiciaire, Ă la vue de tous, est encore plus engagĂ© que celui d'IsraĂ«l sur la voie de la compromission meurtriĂšre. Mais on ne doit pas en parler. Si la dĂ©cision grotesque de la Cour suprĂȘme du Colorado a quelque chose Ă nous apprendre, c'est que ceux qui s'opposent Ă un candidat prĂ©sumĂ© Ă la prĂ©sidence abusent de la loi - et non d'idĂ©es ou de politiques supĂ©rieures, ni des prĂ©fĂ©rences des Ă©lecteurs - pour l'empĂȘcher d'exercer ses fonctions. Cela non plus ne doit pas ĂȘtre Ă©voquĂ©, pas en la prĂ©sence trop policĂ©e des autoritaires libĂ©raux responsables de ces abus.
Pour couronner le tout, nous avons un prĂ©sident dont l'incompĂ©tence intellectuelle Ă©vidente n'est Ă©voquĂ©e que lorsque le sujet ne peut ĂȘtre Ă©vitĂ© et, la plupart du temps, sous forme d'excuses. Joe Biden est Ă deux doigts de dire âJe ne suis pas un escrocâ, et les mĂ©dias d'entreprise se chargent dĂ©sormais de le dire Ă sa place. Puisqu'il semble incapable de concourir Ă sa propre rĂ©Ă©lection, la presse d'entreprise et les radiodiffuseurs sont apparemment prĂȘts Ă faire campagne pour lui.
Je décris le monde que nous avons créé, fait de flou, de déni, de rature. Comment réagir à cette situation, quand nous l'aurons comprise ?
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On a souvent dit que sans passĂ©, il n'y a pas d'avenir. Ou que sans passĂ©, on se retrouve confrontĂ©s Ă un Ă©ternel prĂ©sent sans autre perspective que la rĂ©Ă©dition de ce qui est, comme on dit. La cĂ©lĂšbre phrase du âLivre du rire et de l'oubliâ de Kundera est citĂ©e si souvent qu'elle en devient clichĂ©, mais il semble impossible de l'Ă©viter au vu de son impitoyable pertinence pour notre condition : âLa lutte de l'homme contre le pouvoir, câest la lutte pour la mĂ©moire contre l'oubliâ.
C'est ce combat qu'il est essentiel d'entreprendre en 2024, au vu de la situation que nous laisse 2023. Il est Ă mener sur deux fronts, me semble-t-il. D'emblĂ©e, il s'agit de protĂ©ger le prĂ©sent du flou et de lâoubli. Les Ă©vĂ©nements, pour qui veut Ă©chapper Ă l'Ă©ternel prĂ©sent que nous venons d'Ă©voquer, doivent ĂȘtre prĂ©sentĂ©s tels qu'ils sont, pour ce qu'ils sont et pour ce qu'ils signifient. En proposant cela, je prĂŽne sans doute la simple vigilance, et c'est dĂ©jĂ beaucoup. Un langage simple et clair est notre meilleur alliĂ© dans ce domaine.
Les journalistes indĂ©pendants, les meilleurs d'entre eux, sont vigilants Ă cet Ă©gard. Mais il faut un effort collectif pour y parvenir. Certains ne seront pas dupes, d'autres le seront davantage. Nous nous le devons Ă nous-mĂȘmes, Ă d'autres dans le monde, notamment aux Palestiniens, ainsi qu'Ă ceux qui relateront les Ă©vĂ©nements de notre temps et les feront passer Ă la postĂ©ritĂ© : en d'autres termes, nous en sommes redevables pour l'avenir. Je crois que nous nous rapprochons de cet objectif. Si l'on en croit les fils de commentaires et le nombre sans cesse croissant de lecteurs de publications indĂ©pendantes, notre capacitĂ© collective Ă transcender le âGrand Flouâ est en train de progresser.
ProtĂ©ger le prĂ©sent, c'est protĂ©ger l'histoire. Ă ce stade, nous devons penser en termes de prĂ©servation de l'histoire du crassier de l'effacement, de l'oubli forcĂ©, de l'ignorance imposĂ©e par la coercition. Nous avons besoin que notre histoire, toutes les histoires, soient bien racontĂ©es, prĂ©cisĂ©ment parce que les Palestiniens, pour prendre l'exemple le plus frappant, ont aujourd'hui un urgent besoin de la leur. Si prĂ©server le moment prĂ©sent de la distorsion et du pire est la maniĂšre dont nous commencerons Ă retracer l'histoire, c'est en sây consacrant que nous pourrons honorer ce prĂ©sent, et serons Ă mĂȘme de construire un avenir meilleur.
Dietrich Bonhoeffer, le pasteur allemand aux idĂ©aux Ă©levĂ©s qui a donnĂ© sa vie pour rĂ©sister au Reich, a Ă©crit, dans âVivre en disciple : le coĂ»t de la grĂąceâ, Ă propos de la grĂące au rabais et de son contraire, la grĂące au prix fort. âLa grĂące au rabais, c'est la grĂące vendue comme une marchandise bas de gammeâ, Ă©crivait-il. âLa grĂące sans prix, la grĂące inestimable ! L'essence de la grĂące rĂ©side, je pense, en ceci que le coĂ»t en a Ă©tĂ© payĂ© d'avance et que, de ce fait, tout peut ĂȘtre acquis pour rienâ. Comme me l'a dit Ray McGovern lorsqu'il m'a prĂ©sentĂ© Bonhoeffer, la grĂące au rabais, est celle oĂč lâon ne met pas sa tĂȘte en jeu.
De la grĂące inestimable , Bonhoeffer a simplement dit :
âLa grĂące inestimable est le trĂ©sor cachĂ© de notre nature : pour elle, un homme ira vendre tout ce qu'il possĂšde. C'est le joyau le plus prĂ©cieuxâ.
La restitution de l'histoire est le projet auquel nous devons nous consacrer en 2024. Les lecteurs peuvent avoir d'autres idées sur la maniÚre d'envisager 2024 et sur ce qu'il convient de faire dans l'année à venir. Quoi qu'il en soit, nous nous tournons vers l'avenir, vers Bonhoeffer, Kundera, Ginsberg : allons-nous inclure les réflexions de ce trio aux nÎtres ?
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son dernier ouvrage s'intitule Time No Longer : Americans After the American Century. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré sans explication.
https://scheerpost.com/2023/12/28/patrick-lawrence-to-retrieve-history/