👁🗨 Entretien avec Stella Assange
L'argument selon lequel l’extradition faciliterait son assassinat est vraiment plausible. C’est plus facile à réaliser sur le territoire national & surtout dans une prison, comme nous le savons tous.
👁🗨 Entretien avec Stella Assange
Par Leo von Breithen-Thurn, le 16 avril 2024
Stella Assange est l'avocate et l'épouse de Julian Assange, fondateur de WikiLeaks. Cette avocate d'origine britannique fait campagne pour la liberté de la presse et défend son mari avec persévérance. Julian Assange est actuellement incarcéré au Royaume-Uni.
Stella s'est opposée avec détermination à l'extradition de Julian vers les États-Unis, s'engageant dans des campagnes publiques et juridiques pour soutenir son cas, avec des implications plus larges pour la liberté de la presse et la protection des lanceurs d'alerte.
Dans cet entretien, nous avons parlé à Stella Assange de la CIA, de la corruption, de la liberté de la presse et de la survie de Julian.
Cet entretien a été réalisé le 16 avril 2024. La vidéo intégrale sera publiée prochainement.
Depuis combien de temps Julian Assange est-il en prison ?
Cela fait maintenant cinq ans et une semaine qu'il est en prison.
Auparavant, il s’est trouvé également en situation d’isolement, car il était reclus dans l'ambassade d'Équateur avant d’être arrêté par les autorités britanniques. Même s'il n'a pas été accusé de quoi que ce soit pendant les sept années où il a trouvé refuge à l'intérieur de l'ambassade.
En d'autres termes, Julian n'a pas vécu en homme libre depuis le 7 décembre 2010, date de sa première arrestation. Bien qu'il ait été libéré sous caution dans un premier temps - après 10 jours d'emprisonnement - ses déplacements ont toujours été soumis à une certaine forme de restriction. Au fil du temps, ces restrictions se sont multipliées, à tel point qu'il se trouve aujourd'hui à Belmarsh (Royaume-Uni) depuis cinq ans et qu'il risque d'être extradé vers les États-Unis, où il serait encore plus isolé et soumis à des conditions d'emprisonnement de sécurité maximale.
Pourquoi les Etats-Unis sont-ils si désireux de voir Julian extradé ?
Je pense que différentes factions existent dans l’administration américaine. Cette affaire a toujours été controversée lors des différentes administrations.
L'administration Obama a été la première à enquêter sur les publications [de WikiLeaks] qui avaient trait aux opérations militaires américaines et aux transactions en Irak et en Afghanistan, à la guerre contre le terrorisme, aux échanges diplomatiques et à Guantanamo Bay.
Sous l'administration Obama, il y a eu une enquête criminelle, puis l'annonce, à la fin de la présidence Obama, que la peine de Chelsea Manning - Chelsea Manning étant la source de ces publications - de 35 ans serait commuée et qu'elle serait libérée quelques mois plus tard. De même, l'annonce que Julian ne serait pas poursuivi parce que cela créerait un précédent pour le reste de la presse. Même s'ils ont tenté de trouver un moyen de le poursuivre, il était impossible d'y parvenir sans faire peser une menace existentielle sur les protections de la liberté de la presse.
Voilà pour la position de l'administration Obama.
Puis l'administration Trump est entrée en fonction et des factions au sein de l'exécutif ont essayé d'augmenter les sanctions en cas de violation du secret.
Nous avons vu depuis l'ère Obama que ces sanctions augmentaient d'abord à l’égard des sources d’information, des lanceurs d'alerte, de Chelsea Manning, d’Edward Snowden, etc. Mais les poursuites contre Julian témoignent d’un vrai changement, car Julian n'est pas poursuivi en tant que lanceur d'alerte.
Tout le monde sait que Chelsea Manning a été la source, que Chelsea Manning était la personne responsable vis-à-vis des États-Unis et que Julian, en tant qu'étranger hors des États-Unis et en tant qu'éditeur, récepteur de l'information, est maintenant coupable dans le cadre de ces poursuites.
C'est donc essentiellement sous l'administration Trump que cette frange de l'exécutif américain a obtenu de pouvoir engager ces poursuites. L'affaire a même été controversée sous l'administration Trump : plusieurs procureurs ont été dessaisis de l'affaire parce qu'ils n'étaient pas favorables à la manière dont elle était instruite en vertu de l'Espionage Act.
L'administration Biden a ensuite maintenu les poursuites engagées par l'administration Trump en les approuvant. Bien que nous ayons vu quelques signes indiquant qu'ils envisagent apparemment de ne pas donner suite à cette affaire, nous ne savons pas vraiment ce qu'il en est.
Biden a mentionné qu'ils allaient peut-être abandonner les poursuites contre Julian, mais pensez-vous que Biden a peur de la CIA, comme nous l'avons déjà mentionné dans les médias ?
Je pense que tout le monde aux Etats-Unis a peur de la CIA. Les présidents et le Congrès. Il y a eu un moment très révélateur lors de l'enquête du Congrès sur le régime de torture de la guerre contre le terrorisme.
C'était aux alentours de 2014 et on tentait de faire toute la lumière sur le programme de torture de la CIA, et le congrès américain avait accès à des documents, entre autres.
On a découvert que la CIA avait piraté les bureaux du Congrès, les enquêteurs et les membres du Congrès qui participaient à cette enquête. La sénatrice Feinstein a apparemment été choquée par les pouvoirs dont dispose la CIA.
Bien sûr, il ne s'agit pas seulement de la CIA, mais la communauté du renseignement dans les années 70 a été soumise à un certain nombre de comités de surveillance dans le contexte des pouvoirs illimités de ces agences de renseignement impliquées non seulement dans l'espionnage national, mais aussi dans des complots nationaux d'assassinat contre des dirigeants politiques de tendances politiques défavorables.
Il y a donc eu des comités de surveillance du Congrès, mais si ces comités de surveillance existent toujours, ils ont été cooptés et nous savons qu'ils sont impuissants face aux capacités fondamentalement illimitées de ces agences de renseignement.
Les politiciens américains savent donc qu'ils sont vulnérables et qu’une absence de contrôle efficace ou de moyens efficaces pour les maîtriser constitue une menace démocratique considérable.
Justice Johnson apparaît dans les pages de WikiLeaks et il est mentionné qu'il a été impliqué dans les activités du MI6. Pensez-vous que cela soulève des questions sur l'impartialité du juge ?
Je dois faire attention à ce que je dis parce que Julian est toujours soumis aux décisions des deux juges qui siègent à la High Court et ce que je déclare publiquement diffère de ce que je pense et de ce que je dis en privé. Mais la trajectoire des deux juges qui décident du sort de Julian est de notoriété publique. Je pourrais en dire plus sur la procédure, mais il vaut peut-être mieux passer à autre chose.
Quelle est la prochaine étape de l'affaire ?
Le tableau d'ensemble est que les États-Unis ont eu d'innombrables occasions de reformuler leur dossier.
Il existe trois actes d'accusation successifs. Ensuite, lorsque les tribunaux ont constaté un obstacle à l'extradition parce que les conditions permettant d'arrêter la procédure d'extradition étaient réunies, ils ont invité les Etats-Unis à émettre des engagements politiques, ce que l'on nomme des “garanties diplomatiques”. Celles-ci sont non exécutoires pour Julian et le Royaume-Uni du reste. Mais il s'agit d'une parole donnée entre États et, d'un point de vue général, en supposant que le Royaume-Uni agisse de bonne foi et que les États-Unis violent les garanties, c'est le Royaume-Uni qui devra s'adresser aux États-Unis pour leur dire : “Vous ne tenez pas votre promesse”. Bien entendu, cela n'arrivera jamais - le Royaume-Uni n'agissant pas dans l'intérêt de Julian.
Il s'agit au fond d'une échappatoire pour le tribunal qui, lorsqu'il est confronté à une décision problématique, se dit “c'est problématique au regard de la législation, mais nous allons obtenir une garantie politique”. Cela s'est déjà produit une fois concernant ses conditions d'emprisonnement en 2021.
Une décision a été rendue en 2023 et l'extradition a finalement été validée sur la base de garanties américaines. Julian a ensuite fait appel de l'extradition et les tribunaux britanniques ont... désolée, j'entre un peu dans les détails.
Le tableau d'ensemble montre que les États-Unis ont laissé passer une infinité d'occasions, alors que Julian n'en a eu aucune. Il a même été rapporté qu'il avait reçu l'autorisation de faire appel, mais en fait, il n'a pas reçu l'autorisation de faire appel, il a reçu l'autorisation conditionnelle - provisoire - de faire appel. On parle donc seulement de la deuxième instance, la High Court, à laquelle s'ajoute la Cour Suprême. Il se bat pour pouvoir faire appel.
En février, les tribunaux ont déclaré qu'il pourrait faire appel si la Cour n'était pas satisfaite des garanties proposées par les États-Unis. En fait, le tribunal a déclaré : “Assange peut faire appel à moins que les États-Unis ne fournissent des garanties”. Alors, pour quelle raison ?
Donc, il y aurait une audience le 20 mai au cours de laquelle Julian pourrait contester les garanties ? Mais si le tribunal se range du côté des États-Unis, il ne pourra pas faire appel. Et quelle est la différence entre cette audience préliminaire du 20 mai et un véritable appel ? Un véritable appel permettrait à Julian de s'adresser à la Cour suprême pour faire réexaminer cette décision. Mais avec cette décision provisoire, le 20 mai, si le tribunal se range du côté des États-Unis, Julian ne pourra pas demander à la Cour suprême de réviser la décision.
Bon, j'entre un peu dans les détails de la procédure, mais j'essaie d'illustrer le fait que les États-Unis ont des possibilités infinies et que Julian se heurte à des obstacles successifs, ne serait-ce que pour pouvoir faire appel de la décision.
Pensez-vous que ce jugement de Julian, quel qu'il soit, aura des conséquences sur le journalisme en tant que profession ?
Tout à fait. Si vous lisez le jugement tel qu'il est, les deux seules questions sur lesquelles les tribunaux britanniques ont demandé aux Etats-Unis de donner des garanties sont premièrement la peine de mort et deuxièmement la question de savoir s'il pourra accéder aux protections constitutionnelles aux Etats-Unis, et s'il ne sera pas discriminé sur la base de sa nationalité parce qu'il est australien, qu'il n'est pas américain, qu'il n'a pas vécu là-bas et ainsi de suite. La Cour suprême des États-Unis a déjà rendu des décisions stipulant que les étrangers n'ont pas de droits constitutionnels.
Mais les tribunaux britanniques n'ont identifié ce problème qu'en relation avec la publication, et la pratique de publication ne constitue que trois des 17 chefs d'accusation de l’Espionage Act. Les autres chefs d'inculpation sont liés à la réception et à la possession d'informations. Bien entendu, recevoir et détenir des informations fait nécessairement partie du processus de collecte d'informations. Vous savez, on n'invente pas l'information, elle vient bien de quelque part et si l'on vous donne une information - ou si vous la trouvez par hasard - vous la détenez et, dans certains cas, vous la recevez, ce qui est également criminalisé.
Aux États-Unis, la loi couvre de tels champs que ses effets sont stupéfiants. Son libellé est si étendu que l'on pourrait concevoir la possession d'informations dans le cerveau comme une activité criminelle. C'est ce qui a été avancé lors de l'audience d'extradition. Les implications pour le journalisme en général sont très graves, à la fois en raison de la définition de l'acte criminel et de la portée extra-territoriale de ces poursuites, car c'est un pays étranger, les États-Unis, qui fait intrusion sur le territoire européen pour déterminer ce qui peut et ce qui ne peut pas être publié, ici. Si vous le publiez, même s'il est légal de le faire dans cette juridiction, ils peuvent vous extrader, vous introduire dans une juridiction étrangère et vous juger selon leurs lois.
Il s'agit d'une proposition complètement insensée qui, bien entendu, sera reprise par d'autres pays qui chercheront à punir leurs propres dissidents ou critiques étrangers. Tout ce dont vous avez besoin, c'est qu'un autre pays joue le jeu et, bien entendu, en matière d'extraditions, c'est 99 % de politique et 1 % de droit. Si un pays et son système judiciaire ne veulent pas contrarier ou offenser les États-Unis - ou toute autre juridiction - la personne sera impuissante.
Le cas de Julian est tellement médiatisé et tellement évident que ses publications ont révélé la criminalité des États-Unis. Cette affaire crée non seulement un précédent juridique, mais aussi un précédent politique. Les journalistes deviennent vulnérables.
Pourriez-vous nous parler de l'apparent complot de la CIA pour tuer Julian Assange ?
Il est important de souligner que les tribunaux britanniques ont déclaré que ce complot était plausible, qu'ils n'ont pas contesté les preuves et qu'ils ont dit qu'elles semblaient avérées.
Mais ce qu'ils ont dit aussi, c'est que maintenant que les États-Unis cherchent à l'extrader, il n'est plus utile de l'enlever ou de le tuer, et c'est ainsi qu'ils s'en sortent. C’est fou. Je ne sais pas comment on peut prendre une telle décision et s'attendre à ce que la crédibilité du système judiciaire britannique reste intacte ensuite.
Les tribunaux britanniques reconnaissent que Julian a été victime d'un complot d'assassinat sous la direction de Pompeo à la CIA. Des plans ont été élaborés. Là encore, il s'agissait d'une décision controversée de Mike Pompeo, car il souhaitait essentiellement déployer les opérations clandestines dédiées aux menaces réelles pour la sécurité - des menaces légitimes pour la sécurité - puis retourner ce dispositif contre un éditeur, pour se venger d'informations véridiques révélées par cet éditeur et pour faire cesser toute publication future. Il s'agit clairement du type de censure le plus agressif qui soit, qui consiste à tuer et à détruire les journalistes, et la publication, etc.
Les projets révélés ont été formulés, puis le Conseil de sécurité nationale - une sorte de comité multi-agences américain impliquant des avocats de la Maison Blanche et divers responsables de la communauté de la sécurité nationale au plus haut niveau - semble ne pas avoir donné suite à ces projets en raison de l'opposition au sein de ce comité, disons. Mais ces projets étaient bien réels et nous ne savons tout simplement pas à quel point ils étaient prêts à être mis en œuvre. Il a été question de percuter des voitures, d'ouvrir le feu, etc. Dans le contexte de l'immunité diplomatique, il va de soi que dans un scénario chaotique comme celui qu'ils prévoyaient, Julian aurait facilement pu être blessé ou tué. Je ne pense donc pas qu'il soit réaliste de suggérer que ces plans ont été abandonnés, je pense qu'ils ont toujours été sur la table pendant la période où Pompeo tenait les rênes, et peut-être même au-delà. En effet, il a également été rapporté que des enlèvements avaient été envisagés avant que Pompeo ne soit nommé à la tête de la CIA.
On parle ici d'activités illégales auxquelles les États-Unis se sont livrés, comme l'espionnage d'avocats et autres, mais le plus extrême est bien sûr le complot d'assassinat contre Julian. Alors pourquoi ne pas avoir encore agi ?
Je ne suis pas d'accord avec la décision de la Cour qui estime qu'ils n'ont pas besoin d'agir s'il est extradé. Je ne sais pas pourquoi ils sont arrivés à cette conclusion. L'argument selon lequel son extradition faciliterait son assassinat, plutôt que de le faire sur le sol étranger, est tout à fait plausible. C’est plus facile à réaliser - si on le veut - sur le territoire national, et surtout dans une prison, comme on le sait tous.
https://www.europinion.uk/post/in-conversation-with-stella-assange